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L'épopée blanche

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LA CHANSON DU PAYS

Dans la nuit polaire, si pure, si belle, une nuit bleue et froide, la traîne indienne suit la piste, les chiens tirent à plein collier, l’ongle dur griffant la neige, le museau bas, flairant le « trail ».

Sapins et épinettes défilent ; où sont les bêtes de la forêt, les caribous et les ours et la harde famélique des loups ?

Là-bas, une lueur. Les chiens se hâtent et bientôt la cabane, faite de rondins de sapins assemblés, se détache nette sur l’horizon.

C’est à flanc de côteau, devant le miroir glacé du lac, une demeure humaine. Qui peut habiter ces parages où tout semble tristesse et désolation ? Un trappeur, sans doute, un vieux solitaire fuyant la civilisation des villes ! Un Oblat, peut-être, venu, selon la parole de l’apôtre, « pour évangéliser les pauvres ».

Un chant monte dans la nuit, un chant inattendu et gai :

A Saint-Malo, beau port de mer,
A Saint-Malo, beau port de mer,
Trois gros navires sont arrivés,
Nous irons sur l’eau nous y prom’ promener,
Nous irons jouer dans l’île…

Mes chiens arrêtés, j’écoute le chant populaire, le cœur troublé, les yeux remplis de larmes…

C’est toute la vieille France qui s’évoque ; disparue la neige, dissipées les angoisses nocturnes, voici dressée devant moi la cité des corsaires, ses remparts, son clocher pointu.

Mon chien de tête aboie. Les voix s’arrêtent ; la porte s’ouvre.

L’hôte est debout sur le seuil hospitalier :

— Il ne fait pas bon, garçon, rester dehors. Entrez, entrez.

Puis il se nomme :

— Espérance Lamontagne.

La vision continue, certes, c’est toute la France qui vit sous ces poutres robustes.

Voici la mère, c’est elle qui chantait pour bercer son dernier-né, le petit dix-huitième, les autres dorment déjà ; auprès de l’âtre qui flambe, l’ancêtre s’est dressé, le brûle-gueule au coin du bec, il crache dans le foyer, puis il me dit :

— Soyez le bienvenu.

Bientôt la soupe au lard fume. Suis-je dans l’Alberta du nord ou dans une ferme normande ?

Voici les objets familiers : la table de chêne, le fauteuil qui tend ses bras âgés comme pour m’accueillir, l’escabeau où le chat sommeille en boule, la glace déteinte autour de laquelle sont les portraits à demi effacés, la cheminée avec sa crémaillère, la boîte en fer où sont les allumettes, la boîte en bois où l’on met le gros sel. Sur le fronton, il y a des pots de grès jaunes où sont peinturlurées des fleurs naïves…

Mais l’homme parle, il m’interroge :

— Ah ! vous êtes un Français de France !

La joie illumine ses yeux. Pour lui je suis « du vieux pays ».

Et l’on sort une bonne bouteille pour fêter ma présence.

A mon tour, je demande :

— Vous vivez seuls, ici ?

— Seuls ! Non, il y a les camarades.

Sur les rives du lac, des maisons sont rangées, pressées autour d’un clocheton.

Espérance Lamontagne parle :

— Il y a vingt ans. Rien de rien, mon garçon. C’était la grande prairie ondulée avec son foin court et dru et son hiver rude, mais le Père Falher est venu et le Père Giroux, des Oblats de Marie ; à leur appel, des Etats, de Québec, des Canadiens français ont répondu. Nous, on était dans le Maine, mais notre cœur était ici. On est allé vers notre cœur. Voilà.

Ah ! c’était point folâtre, les premiers jours, pouvez me croire ! Mais quoi, on avait confiance, nous tous, les camarades aussi. Puis, notre colonie avait un bon patron.

— Un bon patron ?

— Ben oui, Saint Jean-Baptiste de Falher, Jean-Baptiste comme le paysan canadien français, Falher comme le Père.

Et la vie a commencé.

L’homme se tait. Je lis sur sa face l’effort de la race, cette race qui n’a voulu ni mourir ni se laisser assimiler.

Espérance Lamontagne avait ses ancêtres à Carillon, couronnant la défaite d’une immortelle victoire, sauvant l’honneur avec M. le Chevalier de Levis.

Ils étaient 60.000 aux jours endeuillés de 1763. Aujourd’hui, près de quatre millions !

Sous la houlette de leur pasteur, à l’ombre de l’église, la famille canadienne a puisé sa force dans la vieille tradition de la France.

Douze, dix-huit, vingt-deux enfants… ces petits bouts d’homme grandissent et vont se tailler des domaines dans l’Ouest.

L’enfançon réveillé prend le sein de sa mère et tette goulûment, le patriarche s’est levé, il a déposé sa pipe sur la table, il me tend son verre :

— A la France !

Puis il entonne d’une voix cassée, mais qui sonne dans mon cœur comme un chant d’allégresse, l’hymne de foi :

O Canadien, fils de la noble France,
Réveille en toi l’ardeur des anciens jours…

… Mon sommeil a été peuplé de rêves familiers. Au matin la marmaille m’éveille.

Les voici tous autour de moi, moineaux vifs et piailleurs.

Le père, le grand-père, les aînés sont en forêt, défrichant à la cognée la terre nordique. Là, demain, le blé viendra, l’orge, l’avoine, les patates aussi.

La gelée, la grêle, qu’importe ! A force de labeur, les Canadiens arrachent au sol ses précieuses richesses.

La mère s’active à la maison, préparant la soupe des hommes.

On frappe. La servante va ouvrir, puis revient aussitôt.

— Qui est-ce ? demande l’hôtesse.

Et la fille répond :

— Ce n’est rien. C’est un Anglais !

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