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L'épopée blanche

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NATOYA NIKOWAN, L’HOMME DIVIN

Sous la pluie, c’est la chevauchée dans la Prairie.

Depuis deux jours, Saint Boniface a disparu de l’horizon.

Hier, c’était la halte du Cheval-Blanc, sur la rivière Assiniboine et maintenant c’est le désert, si grand, si vaste.

Le brouillard s’ouvre et se referme sur les chevaux et sur les hommes. L’averse tombe, oblique. Alexis Cardinal, métis, et Mgr Taché, évêque d’Arath, le dos rond, le cou rentré, vont au pas, les chevaux secouent les oreilles et font tinter les mors. Le métis songe au printemps disparu, aux courses dans l’herbe parfumée qu’animent l’anémone, l’aster, le tournesol, la rose, aux nuits étoilées dans le camp, aux récits des chasseurs ; à l’aube, aux départs joyeux, dans le piaffement des coursiers et l’impatience des hommes.

Ils vont, du Sud au Nord et de l’Est vers l’Ouest, mobiles dans la Prairie comme les nuages dans le ciel ; on marche des jours et des jours sans changer d’horizon. L’air emplit les poumons, la vie est belle, on a un cheval, une tente, des armes et la liberté. Et l’on va, errant, de la Rivière Rouge à la Saskatchewan.

Mais la majesté de l’infini l’obsède, une redoutable puissance ploie son âme et l’émeut. L’idée de Dieu se lève comme un lys sauvage dans son esprit troublé.

Ces Cris qui l’entourent sont ses frères par le sang, mais il perçoit en lui des affinités lointaines, des fils ténus qui le relient à la race venue de l’Est. Il est brave à la guerre, intrépide et résolu, il est beau, il est grand, il est fort.

Mais son cœur a des réminiscences, il sait, par tradition, que son père a couru les bois ; tous les pays d’en haut, il les a foulés de ses pieds chaussés de cuir souple, ouvrant la route aux voyageurs, à tous ceux que hantaient les mirages du Nord et la mystérieuse attirance de l’Ouest.

Le père de son père lui a dit, un soir, tandis que les hautes flammes s’élevaient du foyer :

— « Un jour, des hommes viendront. Ils auront une robe noire, une croix à la main. Ils te diront ce qu’il faut faire pour servir Dieu comme il veut être servi. »

Il sait donc, ses frères savent, que le prêtre existe. C’est Natoya Nikowan, l’homme divin. On ne l’a jamais vu encore mais il viendra.

Il est venu.

C’est pourquoi il a mis tout son dévouement et toute son intelligence au service du missionnaire, de l’homme qui apparut un matin devant les Indiens étonnés, disant :

— « Je suis l’Amour, je suis la Charité, je suis la Rédemption. »

Et c’est pourquoi le fidèle Alexis Cardinal suit Mgr Taché, l’homme-qui-porte-Dieu.

Mais le Prélat sent dans son cœur peser la solitude.

Sa Sainteté dans Rome a fait de lui un chef de la prière. Son jeune front[6] est lourd sous la mitre épiscopale. Sera-t-il maître de la tâche qu’on lui a dévolue ? Obscur Oblat, il allait, de l’île de la Crosse au lac Sainte-Anne, servant son idéal d’obéissance. Maintenant, il faut commander !

[6] Mgr Taché a été sacré évêque à 27 ans.

Sous la pluie qui fait rage, il croit qu’il va faiblir. Il est seul, il est triste, il a laissé tous ceux qu’il aime sur la rive du Saint-Laurent, au loin, par delà les Grands Lacs.

Mais la tendresse maternelle, invisible et présente, exalte son âme qui se reprend.

Il est de la race des premiers conquérants, en lui revivent de la Vérendrye, le découvreur de l’ouest canadien, du lac Supérieur aux Rocheuses, qui donna à la France un pays merveilleux[7] ; Pierre Boucher de Boucherville, qui défendit Trois-Rivières contre les Iroquois[8] et vint à Versailles porter au Roi-Soleil les doléances de ceux qui vivaient en Canada ; et la Sainte Mère d’Youville, qui était toute amour et toute charité. Comment n’être pas fier d’une telle lignée ?

[7] Huit fois la superficie de la France.

[8] En 1651.

Il est né de cette famille canadienne-française, dont les mœurs patriarcales sont une bénédiction de Dieu qui, établie sur une glèbe en friche, à force de labeur et d’opiniâtreté, a su imposer le respect et forcer l’admiration du monde.

On l’a choisi, lui, l’humble serviteur de Marie. Il faut donc qu’il aille, par tous les chemins, chercher la brebis égarée, ramener le troupeau épars.

Il est le pasteur de ces âmes, proies du Malin, qu’il faut éveiller à la Foi. Il faut arracher l’ivraie et le pur froment germera. Il est sûr que la récolte sera généreuse, cette terre que foule le sabot des chevaux est nourricière, elle est grasse, depuis des milliers d’années un riche humus la féconde.

Demain, elle enfantera prodigieusement dans la splendeur du renouveau. Alors qu’importe la souffrance d’une heure !

Un galop chasse les mauvaises pensées. Et bientôt le brouillard se fond, la pluie cesse, là-bas, c’est le repos, là-bas, c’est l’oasis.

Le vent courbe la cime des peupliers dont le feuillage argenté frissonne sur les rives de la Rivière-aux-Castors.

Puis, c’est la marche, de la montagne de Tondre au Fort Carlton. Pendant dix-sept jours l’évêque va, de tribu en tribu, de camp en camp, de loge en loge. Hélas ! la civilisation se manifeste : l’eau de feu des traiteurs ronge et fauche. Comment faire, Seigneur, pour reconnaître vos élus ?

Le 23 octobre, la neige tombe, il faut marcher quand même, il faut marcher toujours.

A l’île de la Crosse, son cœur est dans l’allégresse. Pères et frères, il y a huit Oblats et c’est une joie enfantine.

Maintenant, les chevaux sont inutiles. Alexis Cardinal attelle les quatre chiens et le traîneau court sur la piste.

Dès une heure du matin, on part, la neige est peu profonde. La route pénible, on mange sur le pouce, comme on peut, ce qu’on a, et le soir c’est la halte auprès d’un maigre feu.

L’évêque a froid, il a faim, il est fatigué. Il tend ses mains gourdes à la flamme. Le vent siffle dans les sapins. Un désespoir l’accable et un pressentiment déchire son cœur.

Pourquoi, Seigneur, pourquoi[9] ?

[9] A la même heure, le même jour — 14 décembre — à trois cents lieues de là, son église, l’église de Saint-Boniface, si péniblement édifiée, flambait.

Perdu dans la forêt, souffrant dans sa chair, pleurant de misère sous l’unique couverture qui le recouvre, il grelotte et prie.

Etendu au pied d’un arbre, Monseigneur regarde mourir lentement le foyer : une lueur qui s’avive et s’éteint.

Il n’y a plus rien que le grand silence troublé par le pas feutré des bêtes.

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