L'épopée blanche
L’HORRIBLE NUIT[30]
[30] Nuit du 14 au 15 décembre 1863.
Notre-Dame de la Providence, par 61°20 de latitude nord, sur la rive droite du Mackenzie, Naotcha, le fleuve géant.
La croix de Mgr Grandin étend ses bras sur la solitude des terres désolées.
Aurore de la divine moisson. Là, le Père Grollier rencontre pour la première fois la tribu des Esclaves refoulée par les guerriers du Sud[31].
[31] 14 août 1858.
Puis Mgr Grandin arrive ; sur la falaise dominant le tumulte des eaux, il dresse une tente de toile, seule richesse de cette pauvreté.
De ses efforts une église naît. Lui-même, n’ayant pas de truelle, prend de la boue à pleines mains, la pétrit et la lance avec force contre le mur.
Et le palais épiscopal s’élève. Il a vingt-deux pieds carrés, pas de plancher et pas de porte, ni lit, ni chaise ; la course des étoiles dit la marche du temps.
Pas d’outils pour travailler, pas de papier pour écrire, on mange quand on a faim, ce que l’on a : un corbeau, deux belettes, un vieux chien… Un lumignon qui flotte dans l’huile de poisson, met une lueur fumeuse dans la nuit.
Longue lutte de tous les jours, de toutes les heures. C’est la misère du Christ, sa nudité et sa souffrance.
Les Esclaves méprisent cet évêque en haillons — ils s’éloignent. Mais le « grand-chef-de-la-prière » saute dans un canot en écorce, les poursuit, les rejoint, les harangue :
— Je viens de la part de Dieu pour vous enseigner le chemin du ciel. J’ai appris combien vous êtes malheureux dans cette vie si courte, et je voudrais, au moins, que vous soyez heureux dans une vie qui ne finira pas.
Pour vous, j’ai quitté la maison de mon père.
Voyez mes mains ! elles sont crevées d’ampoules, durcies par le travail ; je bâtis pour vous la maison de Dieu et vous me laissez seul. Vous aussi, vous mourrez et vous rendrez compte à Dieu de votre mauvaise vie, et du mépris que vous avez eu pour son envoyé.
Ah ! vous vous plaignez que je ne vous donne pas de tabac. Vous irez fumer avec les mauvais esprits, malheur que j’aurais voulu vous éviter.
Alors un vieillard de la tribu se lève et dit :
— Père, ne juge pas nos cœurs par nos paroles. Nous sommes des enfants et nous parlons comme des enfants.
Nous ne te connaissons pas. Quand on nous a parlé de toi, nous supposions que, comme les autres blancs, tu désirais les peaux des animaux que nous tuons et qu’en retour tu nous donnerais du tabac et les autres choses des blancs.
Les autres blancs viennent à nous comme les maringouins. Un maringouin arrive, suce le sang, puis s’en va. Voilà ce que font les étrangers qui viennent dans notre pays. Ils nous arrachent ce que nous avons et ensuite on ne les revoit plus, mais toi, nous voyons maintenant ce que tu es et nous allons te suivre.
Et le retour fut grand et la moisson fut belle.
L’ardent apôtre, évêque de Satala à 28 ans, — in partibus infidelium — dont l’âme use le corps — parcourt le pays blanc. De la rivière au Sel au lac Caribou, de la Saskatchewan au Mackenzie, il évangélise les Pieds-Noirs et les Cris, les Esclaves et les Plats-côtés-de-chiens.
Pouilleux, hâve, chétif, harassé, il va, les yeux saignant du mal des neiges, les genoux brisés par le mal des raquettes.
Un évêque, cet errant vêtu de peau de renne, casqué de castor ? Dans des moufles en cuir d’ours, les mains sont enfouies, les pauvres mains épiscopales et consacrées, et voici, pendu à son cou, l’anneau d’améthyste, à sa ceinture, passée comme une épée, sa croix d’Oblat.
Aujourd’hui, la malédiction est plus lourde, la détresse plus grande. « Mon père, mon père, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Auprès d’un bordillon de glace, les chiens fourbus hurlent de froid, la traîne est brisée… et l’évêque, résigné, attend. Déjà dans le ciel la ronde tournoie des corbeaux, annonciateurs funèbres. Le cercle diminue, les bêtes de proie vont foncer, mais l’homme s’est dressé, déguenillé, sublime ; à son aspect, la mort recule, épouvantée.
Sa crosse est un bâton de pèlerin, son but le rachat des hommes.
— O douleur ! s’écrie-t-il, dans l’immense pays qui m’est confié, il ne se perd pas une peau de bête et des âmes qui ont coûté le sang de Jésus-Christ se perdent tous les jours. Et j’hésiterais à me sacrifier, moi ? Absit.
Il va.
A Fort Résolution, à gauche du delta de la rivière des Esclaves, sur la rive sud du Grand Lac, que vingt-cinq cours d’eau alimentent, les Tratsan-Ottiné, les Gens du Cuivre attendent, les Couteaux-jaunes issus, dit la légende, du premier homme et d’une gelinotte métamorphosée en femme.
Il fait mauvais, le temps est incertain, la neige est dure. Qu’importe à Mgr Grandin !
De Notre-Dame de la Providence à la mission Saint-Joseph, il faut traverser le grand lac des Esclaves. Du reste, une petite caravane doit partir. Il la suivra.
Mais les démons furieux soulèvent la tempête, la neige tourbillonne, cachant le ciel, cachant la terre. Le blizzard s’élève, balayant la surface du lac qui est polie et glissante comme un miroir, effaçant toute empreinte, pas des hommes, griffes des chiens, sillons des traînes.
Ses compagnons — deux Anglais — happés par le brouillard, ont disparu.
L’évêque est seul avec un enfant de onze ans[32].
[32] Un métis : Baptiste Pépin.
D’après la rude loi du Nord, quiconque tombe, meurt. Il faut marcher ; on marche pendant des heures et la nuit vient, la nuit qui prend, la nuit qui enveloppe, la nuit qui tue.
Des appels montent qui se perdent dans la hurlée de l’ouragan. Les chiens vont à leur gré, mais le Kamasan[33] souffle du large, les bêtes ne sentent pas la terre… L’enfant chancelle que l’homme vacillant soutient.
[33] Vent d’est.
O nuit terrible, nuit mémorable, symphonie blanche et noire où passent deux fantômes errants.
— Monseigneur, je ne puis plus aller.
— Avance encore, courage.
— Il me semble que je suis trop petit pour mourir.
Les mains du pauvret s’agrippent aux bras de l’évêque. Les deux ombres ne sont plus qu’une ombre qui titube et qui tombe.
Il va falloir agoniser ici. Des mots montent à leurs lèvres. Ils balbutient des paroles sacrées :
« Vierge glorieuse et bénie, délivrez-nous de tous les dangers… »
Après le Sub tuum, c’est l’oraison à l’ange gardien :
« Vous que Dieu a chargé de ma conduite… qui me soutenez dans mes découragements… gardez-moi… guidez-moi.
« Bon ange, mon conseiller ; bon ange, mon défenseur, mon ami, mon consolateur, mon frère, mon maître, mon aide, mon gardien vigilant, mon guide, ma lumière. »
L’évêque prie et l’enfant répond au milieu de ses larmes :
— Protégez-moi et soyez toujours auprès de moi. Secourez-moi, dirigez-moi, éclairez-moi.
Il pleure et les larmes se mêlent aux franges de ses cils.
Les chiens, l’évêque, le garçonnet, s’obstinent à vivre, battus par les vents et fouettés par la neige.
— Père, écoutez mes péchés !
Spectacle prodigieux, vision unique, cet évêque, ce petit, ces paroles chuchotées… péchés d’enfant, que pesiez-vous au souffle des tempêtes ? Monseigneur a levé sa dextre secourable… une grande paix est descendue.
Paix déjà surnaturelle des souffrances terminées, paix du devoir accompli, paix du tombeau.
Le froid gagne, les bêtes hurlent à la camarde qui rôde. Vite, vite, levons-nous… marchons encore, marchons toujours ; marcher, c’est vivre.
Et la ronde recommence. Cinglés, aveuglés, éperdus, c’est la fuite devant la mort.
Dieu soit loué ! un trou de neige. Monseigneur y descend son jeune compagnon.
— Ici, les chiens, là, couchez, couchez-vous. Il fait bon, petit ?
— Oui.
— Ne t’endors pas, au moins !
— Je… ne… dors… pas…
Ne pas dormir ! Toute pensée se tend vers cet acte, mais l’âme hallucinée de l’homme fait surgir du passé une vision précise.
C’est là-bas, plus au sud, dans la Nouvelle-France, les premiers colons défrichent la terre généreuse, le missionnaire est déjà là, un de ces admirables jésuites qui aspirent à « mourir sur le champ de bataille ».
Non loin du Fort Richelieu, deux soldats, un Huron, suivent la piste du Père de Nouë, mais ils souffrent de marcher les pieds bridés.
— Je vais au Fort, attendez-moi, on va vous secourir.
Le Père part, sans boussole, sans provision, la neige tombe, la poudrerie fait rage ; dans la forêt, il cherche en vain une trace, il s’égare.
Pendant des heures, il erre, le froid, la fatigue et la faim le tenaillent, puis le brisent.
Deux jours après, on le retrouve, gelé à bloc « en la posture où l’on dépeint ordinairement saint François-Xavier, les bras croisés sur la poitrine, les yeux ouverts et fixés sur le ciel, ressemblant à un homme qui est en contemplation plutôt qu’à un mort[34]. »
[34] Lettre de Marie de l’Incarnation, 10 septembre 1646.
Sur une route pareille, Mgr de Satala aura-t-il une pareille destinée ?
A travers les siècles, les faits se confirmeront-ils ? Décembre 1863 renouvellera-t-il janvier 1646 ?
La neige qui n’a pu clore le regard mort du jésuite ensevelira-t-elle l’Oblat de Marie-Immaculée ?
Lutte inouïe, deux blancheurs qui s’opposent. Vierge, ouvrez votre manteau blanc, ayez pitié de votre serviteur, ayez pitié de ce petit enfant !
Dans un souffle, on entend :
— Je… ne… dors… pas.
Les mots brouillent la vision qui passe.
Tenir cette âme éveillée, c’est la sauver de la mort et Mgr Grandin cherche dans sa mémoire les plus belles histoires du monde, fils légers dont on a brodé l’aube de la vie, pour bercer les petits des hommes.
Mais les légendes sont monotones, l’enfant va s’endormir. Alors, dans une inspiration, l’évêque chante :
Mais le cœur lui fend, il éclate en sanglots. Les larmes arrêtent la chanson, le gel arrête les larmes.
Soudain, l’enfant se dresse :
— Monseigneur, je sens le feu !
Le feu ! le pauvret divague.
Mais non. Le vent s’est calmé, le jour va poindre. Ce trait noir, là-bas, c’est la terre.
— Mon fils, nous sommes sauvés.
Les pieds sont tellement engourdis qu’il est impossible de chausser les raquettes… Enfin, ils sont debout. Miracle, ils peuvent marcher, mais ce boqueteau de sapins, mon Dieu, comme il est loin. Jamais ils ne pourront l’atteindre !
— Monseigneur, un traîneau, deux traîneaux… oui, là !
… Dans la bourrasque de neige, brandissant des tisons enflammés, poussant de grandes clameurs, des hommes ont passé la nuit à la recherche des malheureux. Puis il a fallu prendre le chemin du retour avec l’absolue conviction de la mort des errants.
Ils auraient dû mourir, ils ne moururent point, ils auraient dû se geler « jusqu’au cœur », disent les Couteaux-jaunes, mais les cœurs sont vaillants… L’homme et l’enfant ont vécu l’horrible cauchemar de leur nuit à moins d’un quart d’heure de la Mission Saint-Joseph… de cette mission où ils arrivent un matin, au moment même où les Pères Gascon et Petitot offrent le Saint Sacrifice de la messe pour le repos de leur âme immortelle.