L'épopée blanche
DE L’OCÉAN A L’OCÉAN
— Ho ! Hisse !
— Attention !
— Ho ! Hisse !
— Ho !
Au commandement, les seize garçons soulèvent le rail, le portent quelques pas.
Un coup de sifflet.
Le rail retombe avec un bruit sourd. La terre tremble.
— Prends garde, Patrick !
— A toi, Arnold !
— Hé là ! La Montagne !
De Mandeville, Johan Johnson, Piccoli, Hans, Rodriguez, Jim…
Toute la vieille Europe est là. Ils sont là les aventuriers du monde, les chercheurs d’horizons nouveaux ; tous ceux qui surgissent on ne sait comment, on ne sait d’où, lorsqu’il y a des coups à donner, de l’or à prendre, de la misère à recevoir.
Ils ont suivi Cabot, Pizzaro, Pinçon, Cartier, Vespucci, Colomb, Champlain, Gama, Cavelier de la Salle, tous les grands découvreurs de terres inconnues, tous ceux qui, pas à pas, dans la douleur et dans la joie, enfantaient un monde, reculant toujours plus loin les limites des connaissances humaines.
Ils accompagnaient le Père Marquette sur le Mississipi, de Querguelen aux mers du Sud, de Lesseps à Suez, Lyautey au Maroc.
Les charniers de Chagres et de Colon ont vu finir leur course.
Ils ont péri dans les ravins de la Sierra.
Leurs os blanchissent dans les déserts de l’Utah et du Colorado.
Ils sont partis, un jour, dans la Pampa, et ne sont jamais revenus.
La jungle s’est ouverte devant eux qui les a dévorés vivants.
La forêt guyanaise a mélangé leur poussière aux chaudes pourritures amassées par les siècles.
Ils ont disparu dans l’énigme religieuse des Indes, dans les passes du Thibet, dans les steppes mongols.
Ils ont eu le vomito-négro à Caracas, la fièvre jaune à Rio, la peste à Malacca.
Francis Garnier les menait au Tonkin, Dodds au Dahomey, Gallieni à Madagascar. Ils suivaient à la piste de Brazza au Congo et Mangin au Chari.
Ils ont été payés par Alexandre, par Rome et par Carthage, Napoléon leur a donné l’Europe, du Guadalquivir à la Bérésina.
Ils ont erré sur la mer des Tropiques.
Ils ont forcé la Vera-Cruz et Saint-Domingue.
Dans l’île de la Tortue, ils ont joué aux gentilshommes, et leur bourse vidée, ils ont guetté les galères de Sa Majesté Catholique, pillé les galions du Roi-Soleil.
Surcouf les connaissait, et Jean Bart et Forbin.
Ils ont ramé sur les barcasses barbaresques, sous la chiourme des pirates salétins. Ils ont fini dagués, arquebusés, la hart au col.
Toutes les ruées, tous les rush les ont vus, alertes, maigres, noirs et gais, francs compagnons et joyeux drilles, sacrant et massacrant.
Pour du pétrole ou pour de l’or, pour rien aussi, pour le plaisir, ils ont donné leur vie, mais toujours comme le phénix fabuleux, ils ont ressuscité d’entre les morts.
Ils sont ici présentement.
Les missionnaires ont dit :
— Il y a dans les pays de l’Ouest des terres fécondes. Mais pour les atteindre, il faut traverser des grands lacs, s’aventurer dans la Prairie jusqu’au pied des Rocheuses.
Il n’y a pas de routes ? On en tracera une de l’Océan à l’Océan.
De Montréal à Fort-Gary, de Fort-Gary à Vancouver[21].
[21] Il y a de Montréal à Vancouver 4.679 kilomètres.
C’est pourquoi Rodriguez, Piccoli, Hans, Johnson, Jim, de Mandeville sont là.
Hier ils étaient à la Rivière Rouge saluant de « hurrahs » frénétiques la première locomotive qui arrivait, sur une goélette remorquée par le Selkirk.
Le carillon de Saint-Boniface sonnait à la volée.
Hymne de joie, cantique d’allégresse ! C’est la civilisation qui vient et le progrès ; une ère nouvelle commence.
Aujourd’hui, ils sont sur la rivière de l’Aigle, à 67 milles du portage du Rat[22]. Il y a vingt camps et quinze cents hommes ; alors, au milieu des chantiers, le Prêtre est venu[23].
[22] Kenora.
[23] Le Père Lacombe.
Apostolat difficile, patience de tous les instants ! Blasphème, profanation, ivrognerie, grossièreté, brutalité, qu’importe ! la Robe-noire est là, prête au pardon de toutes les fautes, à l’absolution de tous les péchés.
Dieu habite une hutte rustique et le miracle s’accomplit.
Après la rude journée, des hommes viennent, ils entrent, un à un, ou par groupe de trois, le bonnet à la main, en habit de travail, faces hâlées, têtes hirsutes, barbes broussailleuses, mentons blancs-becs, les gros souliers cloutés râpent le plancher. Assis sur le bord des bancs, ils chantent.
Au fond du limon des âmes, il y a des réminiscences enfantines. Noël ! Noël ! Peu à peu, le passé remonte de l’ombre.
Une note, un air fugitif, c’est toute une époque qui revit. C’est l’église du village aux murs blanchis, aux saints naïfs, la bonne grosse voix du curé, les fillettes aux tresses blondes, le fichu des grand’mères, la blouse bleue des paysans.
Le banc du catéchisme et, sur l’autel, la Vierge qui tient dans ses bras un tout petit enfant.
Cet enfant lui ressemble comme un frère, il est pareil à lui, ils ont joué tous deux, sur la place, sous les platanes feuillus.
Et deux grosses larmes hésitent aux bords de ses paupières et roulent sur les joues ; du revers de sa main calleuse, il les efface.
Il chante… il chante, lui, l’homme qui a roulé sur toutes les routes de la terre, et dans quels bouges, Seigneur !
Il chante, sa voix est éraillée, les mots roulent comme des graviers, et ses lèvres inhabituées retrouvent des paroles anciennes.
Il chante… N’est-il pas ridicule ? Mais non, son regard aperçoit tous les visages, tendus vers le même effort, dans une même attention.
Et son chant monte à l’unisson, emportant toutes les souillures de son âme.
Mais le Prêtre sait comment il faut parler, comment il faut agir. Et l’office terminé, il entonne à pleine voix des refrains populaires.
Et les grands gosses, amusés, reprennent en chœur :
Dans la nuit, sous un ciel étoilé, les hommes rentrent meilleurs. Leurs pas sonnent plus hardiment sur la route, cette route qu’ils construisent eux-mêmes, et qui demain ira, comme eux, vers l’avenir, vers l’inconnu.
Une à une, les lampes s’éteignent. Dans l’ombre, une bête s’ébroue.
Dans la hutte, une lueur. Dieu veille sur le salut des hommes.