L'épopée blanche
JAMAIS PLUS
— Chef de la Prière, lève-toi, vite, vite.
Les coups pleuvent sur la porte.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ouvre-moi, ouvre-moi.
Et le missionnaire[38] sort de sa couche.
[38] Le Père Bonnald o. m. i.
Le froid entre avec un jeune garçon.
— Ferme la porte.
Au milieu de la chambre, ses raquettes à la main, l’Indien s’arrête, intimidé.
Il a fourni une longue course, sa poitrine se soulève, oppressée, d’un geste machinal il arrache les glaçons qui pendent aux franges de son « parka ».
— Eh bien ! que veux-tu ?
— Chef de la prière, mon père est malade, très malade, il te demande de venir tout de suite, il veut te voir. Hâte-toi, il faut prier pour lui.
— Qui est ton père ?
Et le messager, comme honteux, répond, tête baissée :
— John Peters !
John Peters ! Le plus fameux païen de la tribu qui campe sur les rives du lac de Travers, dans le Kewatin. John Peters, le sorcier ! John Peters, le jongleur ! John Peters, le joueur de tambour !
C’est lui qui demande l’homme-de-la-prière ? N’est-ce pas une supercherie ? Un piège tendu à la bonne foi du missionnaire ?
Après une course dans les neiges, ne va-t-on pas trouver le vieux bougre et ses acolytes assis devant sa loge, frappant de sa main rapide la peau de phoque tendue sur une couronne de bois ?
Ils vont se gausser et bien rire. Ah ! ah ! ah ! La voilà la Robe-noire, que le Grand Esprit a mis de crédulité dans sa faible cervelle. Il dormait, il était bien au chaud, douillet et calme. Il a suffi de l’appel d’un gamin pour le faire lever, chausser ses raquettes et courir sur les pistes gelées. Ah ! ah ! ah ! Battez, tambour, riez avec moi ! voyez-le, voyez-le !
Mais le jeune garçon porte en ses yeux une angoisse profonde.
Il sait ce que pense l’homme-de-la-prière et n’ayant pas de mot pour le convaincre, il dit simplement :
— C’est mon père et il est très malade.
Et l’Oblat sait où se trouve son devoir.
— Allons.
La nuit est calme, une lune énorme est agrafée à la robe sombre du ciel. Il y a des millions d’étoiles, la neige est dure, le froid sec.
Un sifflement réveille les bêtes, qui sortent en s’étirant ; l’une bâille et secoue ses oreilles, le chien de tête presse les flemmards.
Le Père dit à l’Indien :
— Tu es fatigué, couche-toi dans la traîne et dors.
Marche, marche…[39].
[39] Marche qui, par déformation, est devenu dans la bouche des meneurs de chiens du Yukon et de l’Alaska : Mush, mush on.
On quitte Cross Lake. Et c’est la randonnée habituelle dans le même paysage désolé ; les chiens vont leur train — six milles à l’heure — le prêtre bat la neige aux endroits difficiles, avec ses raquettes.
Une bête patine et tombe, les pattes repliées.
Attentif, le conducteur veille :
— Stop ! Rien de cassé. C’est bien, en avant, mes fistons.
Quelques bouquets de trembles, un boqueteau de sapins, des saules rabougris.
Les chiens courent.
Une à une les étoiles s’éteignent, à l’horizon on dirait que la lune chancelle. L’aube point, grise.
Etape. Vite du feu. La bouilloire chante, le thé est prêt qu’on avale bouillant.
En route. Les deux hommes se relaient maintenant et battent la neige devant l’équipe. La piste est molle, il faut l’affermir.
Le soir vient et l’on arrive. Voici la hutte du mécréant.
Le prêtre paraît, une exclamation le salue :
— Ah ! Notta, ni miweysiten et wepamitan. Ah ! mon père, que je suis content de te voir.
Et le jongleur se dresse sur son séant, la main tendue.
Le sorcier et l’homme de Dieu restent face à face. Il y a un long silence. L’un observe, l’autre attend. Enfin, John Peters se décide :
— Je t’ai fait demander car je suis bien mal et j’ignore si je reviendrai à la santé.
Je ne sais quel chemin va prendre mon âme quand elle quittera la terre et je crains de ne pas voir le Grand Esprit. Montre-moi le bon chemin, Robe-noire. Je le sais, j’ai été méchant. J’ai passé ma vie dans le désordre, mais tout cela je le regrette. Je veux être un bon priant.
L’Indien a parlé très vite, comme pour décharger son cœur d’un poids trop lourd pour lui.
Et le prêtre répond :
— C’est bon, mon grand-père, je suis content de te voir.
Oui, je te montrerai le bon chemin et j’y placerai ton âme. Je t’apporte la Grande Médecine du Bon Dieu.
Sans doute, tu l’as offensé, mais il est miséricordieux, il te pardonnera. Lui prendra pitié de ton corps ; moi, je viens pour guérir ton âme.
Raconte-moi ta vie et le Grand Esprit sera de nouveau ton ami…
… Maintenant, ses enfants sont rentrés, sa femme et ses compagnons. Au signal donné par le prêtre, les voix montent, disant la prière du soir, louangeant le Seigneur, lui demandant ses grâces.
Sur la terre nue, recouverte de quelques branches d’épinettes, le malade s’est assoupi. L’Oblat veille, roulé dans son manteau de peaux de lièvres : au milieu des sauvages qui lui sont chers, il est vraiment le missionnaire des pauvres.
Sur le toit, les chiens se battent, grognent et s’apaisent. On n’entend plus que la respiration oppressée de l’homme qui va mourir.
John Peters ! le sorcier, il ne frappera plus son tambour en cadence pour chercher à découvrir la piste de la bête dont la chair se mange, l’approche de l’ennemi ou le mal qui rôde autour du patient.
Il ne chantera plus les combats qui ont rendu fameux les jeunes hommes alors que toutes les tribus étaient libres sur la terre libre.
Le Père remercie Dieu de lui avoir permis de ramener une âme.
Et soudain l’Indien se lève, drapé dans ses haillons, il est debout, décharné, pitoyable et sublime, il va à tâtons et prend un objet bizarre qui pendait à un clou. C’est le vieux tambourin des fêtes, à la peau parcheminée, usé par des générations de jongleurs, celui qui animait les danses païennes et scandait les appels maudits.
— Que fais-tu, mon grand-père ?
— Regarde.
Et du pied écartant les tisons, il jette le tambour dans le foyer. Une grande flamme monte, la carcasse se tord, la peau se fend, il n’y a plus rien, plus rien ne subsiste d’un passé haïssable.
Alors, le vieux sorcier s’étend sur son grabat.
— Tapwé, nasisim, namawikatch ! Vraiment, mon petit-fils, jamais plus.
Et il attend la mort, l’âme sereine.