L'épopée blanche
L’ÉVÊQUE ERRANT
Celui-là est un Canadien de la Nouvelle-France, Canadien comme Mgr Provencher, Mgr Langevin — le grand blessé de l’Ouest, — Mgr Taché, comme le Père Lacombe.
Pareil à eux, il est Oblat. Sur cette terre aimée de Dieu, la Foi est une nécessité de l’existence. Elle est dans l’air que l’on respire, elle bouillonne dans le jaillissement des eaux, aux courbes des rapides, les arbres millénaires l’attestent dans la forêt impénétrable, elle passe sur la prairie avec la voix des cloches et le vent la porte qui peigne la moisson.
Famille canadienne aux mœurs patriarcales qui a su résister à la folie des siècles, tu es la plus pure manifestation de l’Esprit, puisque tu as su conserver malgré tout, malgré tous, la tradition léguée par les ancêtres.
Normands, Picards, Poitevins et Manceaux, vous avez gardé dans la persécution l’âme des premiers néophytes, et vous portez avec joie l’orgueil magnifique de votre terre canadienne.
Dans le miroir des eaux du lac des Deux-Montagnes, Charlebois, tout enfant, a lu sa destinée.
Sa vie pouvait couler unie et douce, pastorale et sereine, il a choisi d’autres chemins.
Croyant, il savait que Jésus n’a jamais été plus beau, plus rayonnant que cloué sur la Croix.
De son sang, l’Eglise a jailli, triomphante. Elle est née dans la douleur d’une étable, elle a grandi sous la verge des bourreaux, mais les cris de la populace n’ont jamais pu étouffer la voix de ceux qui annonçaient au monde que les temps étaient révolus.
Mgr Charlebois a subi toutes les souffrances du Nord. Sa jeunesse s’est usée dans la longue patience de la solitude, mais son âme est sortie de l’épreuve marquée du signe révélateur.
Le jour où la mitre a ceint son front humilié, une voix s’est élevée qui disait : « On n’est jamais plus grand que dans la douleur. Vous avez été préparé par l’épreuve et par le sacrifice. Vingt-trois ans sont passés qui, jour par jour, ont pesé lourdement sur vos épaules solitaires, mais votre zèle est inlassable. »
Et le R. P. Dozois, provincial des Oblats, ajoutait :
« Il a souffert en martyr, il a pleuré en saint. »
Mais, la crosse en main, l’Evêque est resté missionnaire.
Guidé par la volonté de Saint Pierre à l’épiscopat, Mgr Charlebois a vu s’ouvrir à son activité dévorante le diocèse le plus ingrat qui soit.
Ah ! certes, elles n’offrent rien aux convoitises humaines, ces terres du Keewatin, au nord du Cercle arctique ! Sur cette terre glacée, séjour de l’épouvante et de la mort, Mgr Charlebois est allé, acceptant son calvaire.
Ainsi il accomplit la mission qu’on lui a confiée.
« Votre cœur est plein de l’amour de Dieu, qu’il se déverse sur les âmes les plus abandonnées ; allez là-bas dans l’Extrême Nord, allez-y par Marie — Ad Jesum per Mariam, c’est là que votre modèle divin vous attend.
« Votre cathédrale, ce sera la tente de toile ou la voûte des cieux, pour véhicule, vous n’aurez que la misérable traîne à chiens. Votre peuple, ce sera le peuple indien, allez au Calvaire, allez ! »
Et Mgr Charlebois est parti ; depuis, comme le juif de l’opprobre, il a marché, portant à ceux qui souffrent la consolation de sa présence, aimant d’un amour surnaturel les plus bas, les plus ravalés. Il s’est donné avec passion au recrutement des soldats de la Foi, et nombreux sont ceux qui ont répondu : Présent ! à son appel d’apôtre.
Je n’ai pas la joie de le connaître, mais j’ai vu son image. Il marchait courbé sous le faix, les genoux cassés, les jambes molles, ses yeux cherchaient la piste, il semblait prêt à s’écrouler et à mourir.
Mais on sentait que par un effort sublime, d’un coup d’épaule, il allait remonter son fardeau, assurer sa démarche et partir d’un pas mesuré mais sûr, vers des buts toujours plus lointains.
Mgr Charlebois, évêque de Bérénice, en Libye, vicaire apostolique de Keewatin, sait que sa journée n’est pas faite, il ne doit pas connaître les matins calmes où l’homme se réjouit de vivre.
« Quand je serai élevé entre le ciel et la terre, j’attirerai tout à moi. » L’heure de Mgr Charlebois n’est pas venue. C’est pourquoi dans l’humilité la plus absolue, dans la foi la plus ardente, Kitchi ayamihewikimaw — le grand chef de la Prière — continue à subir la pauvreté et toutes les misères que l’on trouve sur cette terre où ses prières ont fait descendre la bénédiction du Seigneur.
Il va, on le croit loin, il est ici.
Des Indiens l’ont reconnu. Ils crient :
« Makawob kitchi ayamihewikimaw ! » Voici le grand Priant qui arrive.
Et le Père sort de sa hutte de bois, il accueille un homme qui vient de faire un portage de deux lieues dans la boue et dans l’eau jusqu’aux genoux. C’est l’Evêque. Sa droite se lève, il bénit ses enfants.
… Un soir, le missionnaire dort. Il est très tard, la journée a été rude.
Un poing heurte la porte :
— Haw ! Wanishka ! Allons, allons, debout !
C’est Sa Grandeur qui passe.
Mission Saint-Joseph, Mission Sainte-Gertrude, Mission du Caribou, Mission Saint-Pierre, où le R. P. Gasté est resté quarante-trois ans de sa vie, mission du Sacré-Cœur à Pakitawagan que le Père Bonnald a fondée, étapes d’une route qui ne finit jamais, vous avez vu passer — combien de fois depuis des ans ? — l’évêque errant, dévoré par la vermine, n’ayant ni pain, ni sel, ni sucre, il a fait halte un soir, au matin, il est reparti. Rien n’arrêtera sa ronde. Ses pas font des trous dans la neige ; il est seul, dites-vous ? Non, il y a une ombre auprès de lui. C’est Jésus, fils de David, qui l’accompagne[49].
[49] Les deux frères de Mgr Charlebois appartiennent à la congrégation des Oblats de Marie Immaculée.