L'épopée blanche
LE BON SAMARITAIN
Et l’homme-de-la-prière reprend sa course à travers la Prairie où sont les errantes brebis[19].
[19] Février 1865.
La saison est mauvaise, qu’importe ! Il gèle dur, la traîne ira plus vite, plus vite on rejoindra les Cris.
Le fidèle Alexis bat la neige devant les chiens, le Père Lacombe est près de lui. Ils vont depuis l’aube, jouant des raquettes sans échanger un mot. La misère pèse sur leur âme, la fatigue les brise. Une trace est là qu’il faut suivre ; les Indiens ne peuvent être loin, mais dans le mirage des neiges, le but recule qu’on croit atteint.
Voici la rivière La Biche, sur la rive un maigre taillis se hérisse. On va pouvoir dresser la tente.
Le métis siffle. Les chiens s’arrêtent et secouent leurs harnais.
— Mon Père, je suis content de faire « chaudière ».
Le Père Lacombe avoue :
— Je commençais à traîner les raquettes.
Les bêtes dételées s’ébrouent. On prépare un lit de branchages, une brassée de bois sec et le feu pétille sous la marmite.
Les chiens ont croqué leurs poissons, ils creusent un trou dans la neige et s’endorment en boule. Les hommes mangent. La flamme éclaire leurs visages, visages rudes où se mêlent l’effort, la sérénité et la foi.
Ils ne parlent pas, suivant chacun un rêve différent.
Le Père, son espoir des âmes enfin conquises, le métis, l’unique désir de plaire à celui dont il s’est fait le serviteur.
Alexis porte en lui la double hérédité : blanche et crise, il a couru la terre du nord au sud, il connaît tous les secrets de la Prairie, il a vécu la belle vie de liberté, chassant le buffle, traquant le caribou, il a été « engagé », au service de l’Honorable Compagnie, relevant la piste des renards, des castors et des martres. Il a eu un foyer, mais la sauvagesse aimait les rubans et les perles multicolores, un commis passait, elle est partie. Alors il a suivi l’homme-de-la-prière, mettant sa confiance en lui.
Depuis, en toutes saisons, il l’accompagne ! A pied, à cheval, en canot, à travers les prairies et les bois ; sur la glace incertaine des lacs, dans les sentiers de la forêt, il oriente sa route.
Il se lève, ravive le feu, il reprend sa place et son rêve.
Rêve simple, rêve primitif, l’homme qui est là représente la miséricorde divine : le servir c’est servir Dieu.
Le Père est tout à son apostolat. Il a tout quitté pour les « missions sauvages » et la vieille maman attend, dans l’antique maison de Saint-Sulpice, le fils qui peut-être ne reviendra pas.
Vieille chère maman ! Vieille chère maison ! C’est là qu’un soir de 1695, Duhamel, dit « Sans-façon », revenant des champs, trouva son foyer saccagé, les petits enfants fous de terreur, sanglotant ; les Algonquins étaient venus, puis ils étaient partis, emmenant la sœur aînée impuissante.
Vieille chère maison où l’aïeule maternelle a connu la joie du retour !
Il a joué tout enfant sur ces pierres polies par l’âge et sa jeunesse fut bercée par le récit tragique qui, à la veillée, passait de bouche en bouche.
Brrou ! Il ne fait pas chaud ! Si la poitrine est grillée, le dos gèle.
Le Père dit les Grâces, Alexis répond.
Sous la peau de buffle, les membres se détendent, le sommeil pèse sur les paupières. On va pouvoir dormir. Repos de la bête lassée. Enfin !
Un gémissement.
Le Père Lacombe se dresse. Plus rien. Le bruit du vent sans doute qui passe dans les épinettes. Il se recouche. La plainte reprend.
Il appelle :
— Alexis, entends-tu ?
— Il me semble.
— Ce n’est ni un lièvre, ni un hibou.
Le métis claquant des dents murmure :
— Père, c’est un revenant.
Puis il enfouit sa tête sous la couverture :
— Mon brave Alexis, je t’assure que messieurs les revenants restent chez eux par un froid pareil.
La plainte se prolonge, elle monte plus grande, plus forte.
— Allons, debout, viens avec moi.
Le métis hésite.
— Il fait si noir.
— Soit, j’irai seul.
Et le Père se lève, à tâtons dans la nuit, les mains tendues.
On gémit, certes, mais où ?
Il va, se heurtant aux arbres, ses pieds enfoncent dans la neige, s’enchevêtrent dans les broussailles.
Tout bruit cesse ; le silence dans les ténèbres. Et malgré sa bravoure, le prêtre sent l’effroi qui pénètre son cœur.
Ah ! aaaa… Le râle déchire la nuit.
L’homme se penche, une femme est étendue, pressant contre son sein un enfant qui semble n’avoir plus de souffle.
Elle gît sur la cendre encore tiède d’un foyer. Pour trouver un peu de chaleur et de vie, la malheureuse s’est couchée là.
— Que fais-tu ? Qui es-tu ?
— Ils m’ont abandonnée.
— Lève-toi.
— Je ne puis.
— Essaie.
— J’ai les deux pieds gelés. Je vais mourir, je vais mourir.
Le Père Lacombe crie.
— Alexis ! Alexis ! Viens vite, une femme, un enfant… apporte un peu de lumière, vite, vite.
Le métis retrouve toute son énergie. Il s’agit de vivants, il accourt, il est là. Le tison éclaire une face exsangue, un corps à moitié nu. Pour préserver l’enfant du froid, elle s’est dépouillée. La lueur éveille l’enfançon qui tette goulûment le sein épuisé de sa mère. Avec d’infinies précautions, les deux hommes transportent l’Indienne jusqu’au camp.
Alexis ranime le feu et prépare le thé ; cuillère par cuillère la femme boit.
La Robe-noire se penche sur cette misère. Il faut ramener la circulation du sang vers les extrémités. Hélas ! il est trop tard, la décomposition a déjà fait son œuvre.
Quelle pitié ! Ne rien pouvoir, être impuissant devant une telle infortune.
Et la femme conte son histoire. L’éternelle histoire, toujours vraie, toujours pareille sous toutes les latitudes du monde.
— J’ai vingt ans, je suis mariée. Mon mari est devenu un méchant homme. Il ne m’aime plus. Il me bat. Je l’ai accompagné, comme les autres femmes, à la chasse, il m’a repoussée ; je suis allée à l’aventure… puis j’ai voulu revenir, le camp était levé et j’ai marché pendant des heures, j’avais faim, j’avais froid, et mon enfant a pleuré. Il voulait vivre, lui. J’ai couru, j’ai couru, mes pieds devenaient de plus en plus insensibles. J’ai retrouvé un autre campement. Les hommes étaient partis. Aller plus loin, ailleurs, je n’ai pas pu… alors, je me suis traînée sur ces cendres chaudes pour y mourir.
Dans la nuit, il y a des bêtes… la mort est là… Grand Esprit, si tu veux sauver mon enfant, envoie quelqu’un à mon secours avant que je meure.
Le Maître de la vie m’a exaucée, puisque tu es venu. Maintenant, je puis mourir.
Et la malheureuse tombe, épuisée. Le Père la recouvre de son unique couverture. Il passe la nuit accroupi devant le feu, pleurant sur l’infortunée et priant.
Comment rejoindre les Indiens ? Avec le faible traîneau comment transporter une aussi lourde charge ? Mais Alexis s’active, il coupe, taille, coud et lorsque l’aube chasse les affres de cette épouvantable nuit, on peut installer la malade et son petit sur la traîne agrandie, transformée.
Les chiens tirent, le métis aide les chiens, le Père pousse à l’arrière et maintient l’équilibre. Et tout le jour, on va.
Enfin ! Voici les tentes au bord de la rivière.
— L’homme-de-la-prière arrive, l’homme-de-la-prière est là.
Et les sauvages accourent, empressés.
Mais la Robe-noire est courroucée.
— Où est le monstre qui a abandonné sa femme et son enfant ?
— Il est là, dans la petite tente.
— Qu’il vienne.
L’Indien paraît, il se dandine, il fait le beau, il rit, bravant le prêtre :
— Tu aurais mieux fait de la laisser mourir, je n’en veux plus, j’en ai une autre. Fais d’elle ce que tu voudras.
— Ah ! méchant homme. Tu es pire qu’un vil animal. Les animaux ont plus de pitié pour leurs petits, ils les défendent. Va-t’en, tu es indigne de rester avec tes frères, regarde, tous ils ont honte de toi.
Le Père est pareil à l’ange du châtiment et comme l’homme à sa première faute, l’Indien part, accablé sous la malédiction de Dieu[20].
[20] La malheureuse femme survécut, amputée des deux pieds. Elle vécut à Saint-Albert, où elle reçut le baptême. L’enfant, une fille, fut recueillie par les religieuses.