L'épopée blanche
LA CHANSON DU TRAVAIL
Au matin, les gars s’en vont, l’outil sur l’épaule, les mules font tinter leurs grelots, les ânes aux pattes grêles trottinent, les bœufs tirent de lourds chariots bâchés. Une jument rue, un cheval piaffe.
Il y a des cris, des appels et des rires.
Tous saluent la Robe-noire, debout sur le seuil de sa porte.
Pour chacun, le prêtre a un mot, il les reconnaît tous. Ce gamin aux yeux rieurs, c’est Sylvestre L’Heureux, un Canadien français de Saint-Hyacinthe.
— Buenos dios, padre.
Celui-ci, au teint couleur d’olive, c’est Rodriguez, un Espagnol qui prouve que le Maure occupa les Espagnes.
Goodtag, c’est Johan Johnson, un Islandais de Reykiavik.
— Bonjour, Patrick, gare au brandy !
Et l’Irlandais lève la main pour perpétuer son serment : serment d’ivrogne ? Peut-être… mais le Père est si indulgent.
Ils vont, pour une piastre et demie, faire sauter les rochers qui ferment l’horizon, combler les ravins, assécher les marécages et les lacs, ils vont œuvrer dans l’eau, dans le froid, dans la neige ou dans le soleil.
Les pics sonnent sur cette terre qu’ils ouvrent au progrès des hommes et le long de la voie monte la chanson énorme du travail.
— Bonjour, bonjour, mes enfants.
Le camp est vide, dans les baraquements des femmes préparent du café.
Des Sauteux timides arrivent avec des couffes pleines de poissons.
Ils sont vêtus, déjà ! de défroques civilisées ; dans les manches du veston, leurs mouvements sont moins souples, leurs gestes malhabiles. Oh ! les hilares couvre-chefs !
Et le Père Lacombe voit, dans un tourbillon de poussière qui les suit, les hommes en marche vers l’avenir.
Ceux qui sont là devant ses yeux, c’est tout le passé, la gloire d’être libre, la fierté d’être soi. Une tristesse courbe son âme. Qu’est-ce qui est mieux ? Ceux-ci ou ceux-là ?
Pour ces derniers, il a peiné, il a souffert mille misères, Sauteux, Gens du Sang, Cris de la plaine ou des bois, ils ont accepté la parole divine.
Et la civilisation s’est abattue sur eux comme un vol de sauterelles. La transition ne sera-t-elle pas trop forte ? Comment la supporteront-ils ?
Déjà l’alcool et les maux inconnus vont en croupe des trafiquants.
Autour des clochers, à l’ombre de la Croix, des villages se sont établis. La moisson des âmes a mûri malgré les bourrasques et malgré la tempête.
Mais la marée monte de l’immigration : Ruthènes, Galiciens, Irlandais, Petits Russiens, Piémontais et Lombards, tout ce qui souffre dans les bas quartiers de Rome, de Londres, de Paris, dans les ghettos de Pologne, de Hollande, ou d’Autriche, tout ce qui aspire à la lumière, à l’air pur, traverse l’Océan.
Ils avancent vers les plaines du Manitoba, de la Saskatchewan, ils arrivent, ils sont là.
Les ministres protestants ne craignant plus d’être scalpés les suivent ; ils ont de l’or, des présents, une morale plus souple et plus facile.
— Que va devenir votre peuple, Seigneur ?
La lune affamée[24] roule toutes les nuits dans le ciel morne et le bison a disparu.
[24] Epoque à laquelle disparaissent les bisons pour quelques semaines.
La dernière expédition, quelle tristesse, quel désastre !
Une chaleur torride, les orages qui balaient la Prairie, emportant tout sur leur passage. Hélas ! la Prairie est morte. Des cavaliers passent qui ont perdu la fierté de jadis ; dressés sur les étriers, ils fouillent du regard l’horizon, mais rien ne bouge, rien ne vit.
Autour des missions, à Saint-Albert, à Sainte-Anne, les sauvages se pressent, la faim les ravage.
Arsous kitsi parpi, l’homme-au-bon-cœur, que pourra-t-il pour eux ?
— Mon Dieu, rendez-moi mes sauvages, laissez-moi souffrir et mourir avec eux.
Et quittant les chantiers, le Père Lacombe reprend sa besace et son bâton de pèlerin. Il a cinquante-six ans, toute son énergie et toute sa jeunesse. Mais il ne reconnaît pas sa route. Dans le district de Castor, sur la colline, le Fort de traite a disparu, le Fort qu’il a sauvé au cours d’une nuit mémorable de l’assaut des Pieds-Noirs[25]. Il y a une rue, des maisons, des marchands ; le fil du télégraphe court de poste en poste.
[25] Janvier 1870.
La Robe-noire est revenue. Kamiyo-atchakwé, l’homme-à-la-belle-âme ! Et de toutes parts les Indiens accourent, ils lui baisent la main avec des larmes dans les yeux.
— Père, le buffle a disparu, et plusieurs de notre nation sont morts de faim ! Toi, qui nous a toujours aimés, prends pitié de notre détresse.
Les sauvages sont désormais parqués dans une réserve, ils ne sont plus libres, ils vont s’anémier, ils vont mourir.
Tout change, tout se transforme.
Plus au sud, aux confluents des rivières de l’Arc et du Coude, Calgary se dresse orgueilleuse. Mais là-bas, au pied des Monts-Rocheux, les Pieds-Noirs attendent, maîtres de l’heure qu’ils ont choisie.
Ils guettent la Bête monstrueuse qui mange du feu et crache de la fumée. Ils la guettent et ils l’abattront. Les anciens exaltent déjà le courage des jeunes hommes et ceux-ci ont hâte de montrer qu’ils sont aussi des guerriers valeureux.
Les ouvriers ont conduit le rail jusqu’aux portes du territoire, ils vont franchir le gué de la rivière de l’Arc. Ils sont insouciants et gais. Ils chantent et la mort est en embuscade.
— Les sauvages ! Ils peuvent venir, on les recevra !
Au chant des blancs répond le chant de guerre, toute la nation est debout, et Pied-de-Corbeau est son chef.
Tout a échoué auprès des Pieds-Noirs. Le désarroi est complet dans les sphères gouvernementales, on s’attend aux pires événements. C’est alors que les hauts fonctionnaires de la Compagnie du Canadian Pacific, connaissant le prestige et la grandeur de l’apostolat du Père Lacombe, le supplient d’intervenir. Il accepte, il part, il arrive porteur des présents d’amitié, mais un présent n’est rien à côté de son cœur qu’il apporte.
— Maintenant que j’ai la bouche ouverte[26], je vous prie de m’écouter. S’il y a quelqu’un parmi vous qui puisse dire que je lui ai donné un mauvais conseil, que celui-là se lève et parle sans crainte.
[26] Pour pouvoir prendre la parole dans une assemblée indienne on doit faire un présent.
Personne n’a bougé.
Alors la Robe-noire poursuit :
— Eh bien ! mes amis, j’ai un conseil à vous donner, aujourd’hui ; laissez passer les blancs sur vos terres. Ces blancs ne sont que des travailleurs, ils obéissent à des chefs, c’est avec ces chefs qu’il faut traiter. Dans quelques jours, le gouverneur viendra lui-même, il entendra vos plaintes et, si l’arrangement qu’il vous proposera ne vous convient pas, il sera temps alors de garder vos terres et de les défendre.
Pied-de-Corbeau prend la parole et déclare :
— L’homme-de-la-prière a dit des choses sensées. Ecoutons-le[27].
[27] On donna aux Pieds-Noirs des terres plus au sud de leur réserve. C’est ainsi que le Père Lacombe, Oblat de Marie-Immaculée, en juin 1883, évita le massacre des blancs et gagna l’estime des directeurs du chemin de fer du Pacifique. Ceux-ci, par la suite, le reconnurent « pour un jour » directeur de l’Honorable Compagnie, ce qui lui valut une « passe » gratuite sur tous les trains, passe « Father Lacombe and secretary » qu’il donnait très généreusement à ses collaborateurs, lui-même voyageait « sur sa mine ». Ce qui fit un jour un étrange quiproquo.
La Supérieure des Sœurs Grises, accompagnée d’une jeune converse, se rendait à Edmonton munie de la fameuse passe ; arrive un contrôleur. On lui montre la carte. L’homme, suffoqué, demande :
— Well ! Who is Father Lacombe ?
La Supérieure répond :
— I suppose it ought to be me.
— All right, sisters.
Et maintenant, de l’Océan à l’Océan, sur le rail qui luit, la Bête humaine passe, amenant la prospérité et la vie. Les ranchs succèdent aux ranchs, les villes aux villes. Le train roule au milieu des épis sous le soleil de Messidor.
Les clochers grêles dans un ciel opalin attestent l’effort des serviteurs de Dieu, des précurseurs, de ceux qui ont montré la route.
Quelques totems sont les témoins des races disparues. Aujourd’hui dévore hier. Le Passé ? Des crânes de bisons blanchis dans la Prairie et quelques chaussées de castors.