L'épopée blanche
L’ÉVÊQUE DU VENT
Parmi tous les errants de la terre nordique, c’est le plus passionné qui soit. C’est l’apôtre primitif qui n’épargne jamais sa peine. Il se donne au delà des limites humaines. Son sourire est sa force, son regard une bénédiction du ciel.
Il a ramené à Dieu des âmes égarées, il a fait se courber les fronts les plus hautains.
De l’Athabaska aux bouches du Mackenzie, il va, selon sa devise d’évêque : Peregrinari pro Christo, déjouant les embûches du Malin et faisant se lever sur la terre la plus rebelle, la moisson la plus riche.
Il est l’évêque qui, depuis 25 ans[36], n’a pas de résidence ou, plutôt, il porte sa résidence avec lui. Sa crosse est un bâton de pèlerin et sa besace est lourde de promesses de la vie éternelle.
[36] Mgr Breynat a été nommé évêque titulaire d’Adramyte et vicaire apostolique du Mackenzie, le 22 juillet 1901.
J’ai demandé :
— Où est Monseigneur ?
On m’a répondu :
— Monseigneur est en route… quelque part, là-haut, sur la rivière de l’Ours ; au Fort Bonne-Espérance peut-être, ou bien à la mission du Saint-Nom de Marie, passé le cercle arctique.
Seul Celui-qui-le-mène sait sur quelle misère il se penche, à quelle détresse il apporte la consolation de la Foi.
Dans le blizzard et la tempête, sous la magique splendeur des aurores boréales, il va. On l’appelle : The Bishop of the Wind. L’Evêque du Vent. Comme le vent, il passe sur les terres désolées, pleurant sur la souffrance des hommes, mais portant dans son vol l’espérance et l’amour. Comme le vent chasse à coups de fouet le troupeau des nuages, il chasse devant lui le paganisme et l’hérésie.
Comme le vent il est mobile, comme lui il gémit.
Dans la montée de son rude calvaire, il se souvient de son enfance joueuse au bord du Rhône. Le mistral souffle, et sa toute-puissance fait bouillonner les eaux, se courber la cime des platanes et tourner éperdument les coqs rouillés aux pointes des clochers. Et le grand ciel est une page bleue.
Pareil à Mgr Clut, à Mgr Pascal, Mgr Breynat vient du pays de la lumière. Comme eux, il est venu aux Oblats de Marie, comme eux il a souffert la faim, la solitude, et livré sa chair aux morsures du froid.
Il arrive sur la terre canadienne et l’épreuve l’attend au seuil de la mission qu’on lui a confiée. Le même courrier de France — le premier qu’il reçoit — lui annonce la mort de sa mère et la mort de sa sœur ; alors l’envoyé du Seigneur, se souvenant qu’il est un homme, laisse couler ses larmes.
Mais les Indiens sont là, la belle race montagnaise Etshen Eldeli (des Mangeurs de Caribous) et le chef parle :
— Homme-de-la-prière, maintenant que tu es orphelin, tu nous aimeras encore davantage, car nous serons ton père et ta mère. Arrête l’eau de tes yeux.
Et le Père Breynat, de la Mission de Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, s’humilie devant la Reine Admirable dont le cœur saigne de sept plaies pantelantes :
« Debout, tout en larmes, près de la Croix où son Fils était cloué se tenait la mère de douleur… Stabat mater dolorosa. »
Elle n’entend pas les blasphèmes de la foule, elle ne voit pas les soldats jouant aux dés la robe de Jésus, elle entend le bruit sourd du marteau, elle voit les clous, le flanc ouvert, le sang qui coule…
L’Oblat, ayant prié, se relève meilleur. Une consolation l’accueille. Mgr Grouard lui envoie un message le priant de venir à la Nativité.
De Notre-Dame des Sept Douleurs à la mission de la Nativité, il faut franchir le lac Athabaska sur 280 kilomètres. C’est sa première traversée. On est en février. Depuis plusieurs jours le froid oscille entre 45 et 55 sous zéro. Comme équipage, il a trois chiens minables et comme guide un Indien de dix-huit ans, Paulazé.
Qu’importe au Père Breynat ! Il faut partir, il part.
Dès la première étape, le père sent une aiguille lui piquer le pied droit. On enlève mocassins et nippes de laine, le gros orteil paraît blanc et dur, on le dégèle avec une friction de neige.
Le jour suivant, l’Oblat et l’Indien se relayent, battant la piste, à la raquette, devant les chiens. Le soir, impossible de faire du feu ! Les chiens, dételés, hurlent de froid. Une ampoule s’est formée près du membre malade. Sous l’effort, elle crève, l’orteil se gèle à nouveau.
Paulazé essaye de le frictionner, mais ses mains s’engourdissent sous le froid. Les voyageurs font une tranchée dans la neige pour se protéger. Les heures coulent une à une, désespérantes ; avant l’aube, la piste est reprise. A la pointe Caribou, c’est la rencontre d’une loge d’Indiens, ceux-ci examinent le malade, hochent la tête. La plaie ne leur dit rien qui vaille. Il ne faut songer qu’à préserver le pied, avec des peaux de lièvres on établit un pansement.
Cinq jours le blessé va. Cinq jours, il court devant ses chiens, cinq jours, à chaque pas qu’il fait, il sent ses os craquer, comme broyés par un étau.
Au soir du septième jour, le Père et l’Indien arrivent à la pointe de Roche. Encore 60 kilomètres et la Mission de la Nativité apparaîtra.
Soixante kilomètres, une seule étape, oui, mais avec de bons chiens et des jambes valides. Hélas ! la poudrerie se lève dans les ténèbres de la nuit. Avec rage la bourrasque s’acharne, on ne voit rien à deux pas. Hommes et bêtes se terrent pendant deux jours.
Fantasque, la tempête s’est effacée, la misérable équipe reprend sa course errante, mais le père au premier pas tombe, il se relève, retombe encore. Impossible d’aller plus loin. Il gît sur la neige où sa robe met une tache noire. Il attend que son Destin s’accomplisse.
L’Indien se penche vers lui, il lui parle affectueusement, il le soulève avec d’infinies précautions, l’enveloppe avec des couvertures, lui fait un lit de branches de sapin et, s’attelant à la traîne, il tire avec les chiens.
Le voyage dure deux jours, deux jours d’angoisse, deux jours d’agonie.
A la Nativité, depuis de longues heures, Mgr Grouard est dans les larmes.
Des Indiens sont arrivés qui ont suivi la trace du Père et l’ont perdue. « Ils se sont gelés dans la poudrerie », annoncent-ils.
Les sauvages du Fort de traite battent le lac, en vain. Sous le linceul de neige quel lourd secret se cache ?
Les Sœurs Grises et les enfants supplient Dieu, mêlant les prières aux pleurs et le miracle se renouvelle.
Là-bas, une ombre vacille qui se meut lentement.
Ces chiens fourbus, cet homme qui peine, Seigneur, Seigneur, c’est la mort qui s’avance ! Mgr Grouard sent son cœur se glacer.
Hosannah ! sous les couvertures, la tête du jeune missionnaire paraît. Monseigneur crie : Deo gratias et, de glaçon en glaçon, il saute, il accourt, il est là.
Dans ses bras robustes, il porte le corps inanimé comme un père porte son enfant.
Et c’est le chaud réveil dans la quiétude de la mission. Monseigneur est debout au chevet du malade. Il a retrouvé son courage et sa joie.
L’orteil ? Ta, ta, ta, cent-trente-deux, ça ne sera rien. Il est gangrené ? Peuh ! un coup de rasoir. Remercions Dieu.
Monseigneur allume sa pipe, sa bonne pipe qu’il n’avait pas fumée depuis les jours d’angoisse.
— Frère Ancel, affûte ton couteau. Enlève-moi ça.
Ça, c’est l’orteil boursouflé, noir, gangrené.
Il n’y a ni chloroforme, ni cocaïne, on s’en passera. Père, du courage.
Du courage, le patient en a. Il dit simplement :
— Frère, faites vite, à la grâce de Dieu.
La lame glisse sur un tendon. Un cri, un long cri de douleur. C’est fait.
… Et depuis, le Père Breynat est devenu Mgr Breynat. Mgr Grouard, qui l’ordonna prêtre, l’a consacré évêque, et l’évêque a repris les courses errantes du missionnaire à travers un diocèse immense ; dans la désolation de l’hiver arctique, il va, de tribu en tribu, porteur de consolation. Les vents polaires soulèvent la neige en épais tourbillons, il se rit de la neige et se moque du vent, ou plutôt il s’identifie avec lui, il adapte sa force à sa volonté. Ils sont tous deux une manifestation divine que rien n’arrête, que rien ne plie.
L’Evêque du Vent descend le Mackenzie et aux dernières marches du monde, à Aklavik, il bâtit la maison du Seigneur.
Le sol où son pied mutilé se pose devient terre de Dieu.