L'épopée blanche
CEUX QUI PRÉPARENT LA MOISSON
Le Père Falher s’est offert à moi, sur la belle terre canadienne, par une rude journée de froid. Enveloppé dans une peau de bique, la barbe en bataille, il m’a dit avec un sourire bon enfant :
— Je vous présente la bête dans ses poils.
Puis il m’a tendu sa main loyale.
Celui-là est un homme. Il est entré d’un seul coup dans ma vie et j’ai senti aussitôt qu’il avait tout mon cœur. J’ai appris à le connaître, à l’estimer, à l’aimer. Je lui dois des heures inoubliables.
Par lui, j’ai compris qu’aux moments les plus troubles de l’histoire du monde, il y avait des cœurs assez purs, assez désintéressés, assez sublimes pour se donner sans condition, au rachat du péché des hommes.
A Grouard, il a été l’animateur, après avoir été l’apôtre.
Tout le pays était en fête pour honorer Mgr d’Ibora ; c’est lui qui, en quarante-huit heures, a fait surgir guirlandes et oriflammes, réglé les discours et les chœurs. Orphelins, orphelines, religieux et religieuses, métis et indiens, colons venus pour tenter la fortune, tous et toutes l’adorent.
Falher, c’est un drapeau. Falher, c’est un symbole.
Il m’a pris par le bras, ensemble nous avons gravi la colline.
A nos pieds, à perte de vue, s’étend la plaine blanche coupée de bouquets de sapins. Proches les toits de la jeune cité, des fumées mettent des paraphes dans le ciel, des lueurs signalent la vie des hommes.
Avant les Oblats, il n’y avait rien ici, que des solitudes troublées parfois par les tribus errantes, troupeaux que la faim décimait et qui fuyaient, cherchant une terre propice.
Un même mot en montagnais désignait et le chien et la femme. Mais le souffle de l’Evangile est passé, emportant les coutumes barbares, faisant pénétrer dans ces cerveaux enténébrés avec l’amour du prochain l’adorable pitié.
— Dites-moi, père Falher, au début, ça ne devait pas être drôle ?
Le missionnaire fait un geste qui embrasse l’horizon, enveloppant la plaine et les maisons rangées au bord du lac :
— Maintenant, ça va.
Je sais qu’il ne me dira rien de ses souffrances ni de celles de ses compagnons, les premiers pionniers de la parole sainte : ceux qui, de Montréal au lac Huron, franchissaient quarante-quatre portages, du Fort William au Fort Garry, quarante-deux, du lac Winnipeg à l’île de la Crosse, trente-six et de là s’enfonçaient dans la forêt, jusqu’alors inviolable et inviolée, s’ouvrant un chemin à la hache, couchant dans le même trou de neige avec leurs chiens, accueillant la douleur comme une bénédiction du ciel, et l’hostilité des hommes avec des mots fraternels. Depuis, ils ont fait leur route.
Ils apportent à tous la civilisation. Avec eux, c’est la France qui marche.
Tomkins, un métis de Grouard, m’a dit, parlant des Pères :
— Ils nous ont donné la lumière.
Ce qu’il a fallu de force, d’énergie, de zèle, de foi, d’intelligence, le Père Falher ne m’en parlera pas. Mais il n’y a qu’à se pencher sur une carte canadienne pour voir les résultats acquis. Ils sont là, nul ne peut les nier.
Les noms sont français dans cet Ouest mystérieux qui s’éveille à la vie. Morinville, Saint-Albert, Millet, Qu’appelle, Portage-la-Prairie, sont la réplique de Jasmin, Claire, Sainte-Anne, Mont-Joli, au pays de Québec.
Si là-bas Maisonneuve et de Levis disent l’épopée de la Nouvelle-France, ici, Legal, Leduc, Lacombe, Girouxville, Grouard, Falher, Végreville, Cochin sont des noms d’Oblats, des noms deux fois français.
Maintenant nous parcourons la plaine, nos pieds écrasent la neige sous laquelle dort la bonne terre prête à s’ouvrir pour accueillir l’espoir des récoltes prochaines.
Cette terre, le Père Falher l’aime jusqu’au fanatisme.
— Quelle belle œuvre que votre œuvre ! Œuvre de Dieu, œuvre des hommes, Paroles de l’Evangile et colonisation !
— Ami, les deux vont ensemble : sous le joug de la vie, ce sont les bœufs robustes qui tirent la charrue et creusent le sillon. Il ne faut pas épargner sa peine si l’on veut être béni de Dieu.
Il fallait prouver que ces espaces désolés, où seules vivaient les bêtes de la forêt, pouvaient nourrir les petits des hommes.
Pourrait-on vivre ici ? Le nord de l’Alberta était-il colonisable ?
Le Père Le Serrec, dans sa ferme de la rivière la Paix, Mgr Joussard dans son domaine du Fort Vermillon, les Frères Laurent, Kerhervé, Debs, à Grouard, le Père Giroux dans sa solitude de Spirit-River, tous après cinquante ans d’expériences répondent : Oui.
La démonstration faite par les Oblats est formelle. La terre paie le travail avec l’or blond des blés.
Désormais, la route est ouverte.
— A tous ?
— A tous. C’est l’histoire des migrations humaines. Rien ne peut arrêter l’élan que nous avons donné.
Les Anglais de l’Ontario ont suivi, avec quel intérêt, l’effort des religieux, prêts à se gausser s’il restait stérile. Mais, le succès certain, ils sont venus.
Et le Père Falher soupire.
Je comprends sa pensée et je dis :
— Et les nôtres ? Nos Canadiens français auront-ils une place au soleil albertain ? Laisserez-vous ce pays neuf devenir anglais et protestant ?
— Là est la plaie, là est le danger. Dès 1903, Mgr Grouard l’a vu et l’a signalé. Mais nous étions si loin, dans une région si peu connue, au milieu des sauvages. Etait-ce même en Canada ?
Le R. P. Desmarais, envoyé par Monseigneur à Montréal et à Québec, prêcha dans le désert et personne ne vint à nous.
Mais le cœur de Mgr Grouard ne connaît pas la défaite ; il ne perd pas courage, il s’adresse alors au Gouvernement canadien. Oliver est ministre de l’Intérieur. C’est un self-made-man d’Edmonton, un pionnier du Nord.
Hélas ! il ne veut pas se compromettre ni compromettre ses amis. La politique, mon ami, la politique ! Ouvrir un pays à la civilisation, c’est se créer une foule de difficultés. Oliver refuse un agent officiel, adieu la colonisation.
En 1911, les libéraux tombent, les conservateurs arrivent au pouvoir. Mgr Langevin, archevêque de Saint-Boniface, rencontre Mgr Grouard, à Montréal. C’est un Canadien français, un esprit clair, lucide, un vrai patriote.
Monseigneur lui dit sa tristesse et ses déboires et son espoir toujours déçu.
— « Mon cher évêque d’Ibora, nous irons à Ottawa. Nous verrons le ministre, c’est un de mes amis. »
Et l’homme d’Etat reçoit la visite de Mgr Langevin, de Mgr Grouard, flanqués de votre serviteur ; on lui parle, il accorde un agent officiel de colonisation pour le Nord-Alberta. Mais qui nommer ? Qui désigner pour faire œuvre utile ? L’interrogation se pose. C’est l’inconnu. Pour réussir, tout dépend du choix de l’homme.
Il fallait un Oblat, il fallait un missionnaire du Nord, il fallait un Canadien français.
La Providence avait tout prévu. Le R. P. Giroux était là.
— Le Père Giroux, le plus français des Canadiens ?
— Oui.
— Ah ! Père Falher, j’ai rarement vu dans des yeux si clairs, des yeux d’enfant, une volonté si grande.
— Que diriez-vous si vous l’aviez connu aux jours de sa jeunesse, dans l’enthousiasme de ses vingt-cinq ans ! Actif, intelligent, et avec cela plus normand à ses heures que les Normands ses ancêtres.
Il est, avec Normandeau, Boucher, Boyer, de tous les agents du Gouvernement un de ceux qui ont le mieux réussi ; impossible de chiffrer le nombre de Canadiens français qu’il a ramenés des Etats-Unis. C’est vraiment l’élu de Dieu !
Nommé en janvier 1912, il prend la besogne à bras le corps, il est partout, ici, à Québec, à Montréal, aux Etats. Dès juin, il rentre à Grouard, pasteur suivi d’un troupeau de fidèles.
Nous connaissions, par delà les forêts à quarante milles d’ici, de grasses prairies, dans le bassin de la rivière la Paix.
Là nous avons érigé une croix, sur sa base nous avons gravé le nom des premiers pionniers.
Au pied de cette croix, à genoux sur cette terre encore inculte, nous avons demandé la bénédiction de Dieu.
Elle est venue, toute puissante[4].
[4] Dans la Saskatchewan et l’Alberta, il y a aujourd’hui plus de cent mille Canadiens, presque tous sont agriculteurs.