L'épopée blanche
UN SOUVENIR PARMI MES SOUVENIRS
— Freddy, mon garçon, vous êtes bien le plus insupportable Français de France que je connaisse, et Dieu sait si j’en ai rencontré, au cours de ma vie, des Français.
Quand vous aurez fini de courir le cali-mailla avec ce chien ?
Un chien, d’abord, ça doit coucher sur la dure et non dans une maison d’chrétien.
— Sulpice La Berge, mon ami, vous êtes un sans-cœur. Si vous vouliez lever votre honorable personne, vous constateriez que le thermomètre marque 33° sous zéro et que la sagesse des nations proclame qu’il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors.
— Oh ! J’sais ben, avecque vous on n’a jamais le dernier. Enfin, je préfère vous voir faire l’chicoteux que d’vous voir avec des chimères.
Et, renfrogné, Sulpice La Berge, Canadien de Montréal, en-dessus de Québec, tire sa pipe et ne dit plus mot.
Le chien heureux de sentir mes doigts lui gratter le crâne, s’est couché à mes pieds, devant le feu. Il étend ses pattes et dort, le museau allongé.
J’ai raconté ailleurs[28] mes randonnées et ma vie au cœur de la Forêt nordique, vie dure et saine dont je garde le souvenir parmi les souvenirs de ma jeunesse errante.
[28] La Bête errante, le Grand Silence blanc, 2 volumes. Ferenczi, éditeurs.
Sulpice La Berge et Gregory Land ! Fidèles compagnons, amis sincères ; mes courses de Dawson à Eagle, de Circle-City au placer de Last-Chance. La descente du Yukon, la Porcupine et la rivière Plumée où j’ai failli mourir ; les Barren Grounds, les terres désolées et le delta du Mackenzie : les chiens courent sur la piste, un halo monte dans la transparence du ciel, ses hachures descendent comme une pluie de feu, flammes rouges et vertes, dans une circonférence se forme une croix.
La croix de mort qui veille sur les champs de l’éternel repos ? ou la croix d’espérance qui mène les hommes vers Dieu ?
Faut-il renoncer ?
Faut-il croire ?
J’ai posé l’interrogation à mon âme civilisée. Cette âme qui était si fière d’un peu de science amassée, qui se croyait « pas comme les autres » et souvent « plus que les autres ».
Dans la faim dévorante de savoir, dans la folie de ses vingt ans, elle était allée aux extrêmes, hurlant avec les loups.
Quelle misère !
Mais dans les solitudes du grand silence blanc, j’ai senti peser sur moi l’angoisse du problème à résoudre. Et, dans ma détresse, devant l’immensité qui m’entourait, seul à seul avec Dieu, j’ai retrouvé ma route.
Je suis sorti meilleur, exalté de l’épreuve et si je suis revenu dans le tumulte des villes, j’ai du moins la paix religieuse du cœur.
Magie des aurores boréales, longues nuits polaires, secondes où ma vie coulait peu à peu, misère, dénûment, privations, j’ai tout connu sans jamais regretter.
Je vous ai rencontrés, hommes-de-la-prière, sur les pistes glacées, souffrant de notre souffrance, pleurant sur nos péchés.
Et c’est depuis que je vous aime, Mgr Grouard, Mgr Breynat, Père Falher, Père Lefèbre, Père Moulin, Père Pétour, Père Blanchin, tous ceux, tous ceux, tous ceux qui ont sacrifié les forces vives qui les animaient pour le salut des mauvais garçons que nous sommes.
Depuis lors ? Non, après, bien après. La germination a été lente, l’assimilation longue, l’élaboration secrète.
Lentement, le grain de sénevé est sorti de sa gangue. Ce fut longtemps une tige fragile avant d’être un épi.
Il me souvient, j’entends la voix de mon ami :
— Freddy, mon garçon, vous êtes bien le plus insupportable Français de France que je connaisse…
J’ai joué avec mon chien. Mon chien dort. Sulpice La Berge fume sa pipe et crache.
Puis sa pipe meurt, il la tapote sur le talon de son mocassin, la fourre dans sa poche et dit :
— Du reste, les Français de France, c’est tous des drôles d’corps, turluro-turlurette, ça piaille comme de la volaille et ça crie à la liberté, la liberté pour soi mais pas la liberté des autres. Déplante-toi de là que je m’y mette. Ça veut crâner même avec le Bon Dieu. Ça naît, pour le moins, socialiss’ et révolutionnaire, mais dès que ça a quatre ans, ça joue au soldat. Ça trépigne : « Je veux de la poudre et des balles… »
Je souris :
— Permettez, Sulpice, notre civilisation…
Le grand mot est lâché qui fait bondir mon homme.
— Vot’ civilisation, du propre, hein ! parlons-en !
A ce moment, la porte s’ouvre, une ombre entre à tâtons : c’est Layellé, le vieil aveugle Peau-de-lièvre.
Il va s’asseoir auprès du poêle et tire son chapelet.
Sulpice La Berge poursuit :
— Vot’ civilisation, plus de Bon Dieu, plus rien de rien, des bêtes et pis.
On ne croit plus à saint Joseph ni à saint Antoine, mais le trèfle à quatre, ça c’est sûr et certain, et les couteaux en croix et le treize et le vendredi qu’je te dis, demain vous adorerez un âne, yes, sir, un âne.
Sulpice s’est oublié jusqu’à parler anglais, sa colère est au paroxysme.
Il sort sa pipe, la bourre du pouce, prend un tison, tire trois bouffées et demande :
— Voyons, quoi qu’elle a fait, vot’ civilisation ?
— Mais, Sulpice, l’électricité, le radium, les automobiles ?
— A quoi qu’ça sert d’avoir des « chars » ? On arrive toujours au but. Ma chandelle me suffit pour voir les lettres de mon Evangile, et vot’ radiquoi, radico, radi, que les cinq cent mille diables l’emportent : j’sais-t’y ce que c’est, moi, et d’abord à quoi qu’ça sert ?
Sous sa grosse malice, je sais, parbleu, qu’il a raison et notre pauvre humanité n’est ni meilleure ni pire, — pire peut-être, puisqu’elle se crée sans cesse de nouveaux besoins.
Des progrès techniques, certes, mais des progrès moraux ? Oserai-je soutenir à Sulpice La Berge, Canadien français, que sur la machine ronde nous en ayons accompli un ?
Et la dispute dure des heures. Soudain, Layellé parle, Layellé dont nous avions oublié la présence auprès du poêle.
— Depuis le jour où le Fils a aperçu la petite île[29], et où il a dit en chantant — les Peaux-de-lièvres ont conservé ce chant :
[29] La terre, que les Indiens croient une île ronde.
« O mon Père, assis en haut, allume donc le Feu céleste car les hommes sont malheureux.
« Le Grand Esprit a donné le Feu, mais les hommes n’ont pas eu le bonheur.
« Ils n’auront jamais le bonheur.
« Ils sont tous pareils au corbeau.
« Au temps où l’homme parlait comme le chien, le corbeau était le plus bel oiseau qui jamais ait volé dans le ciel. Il avait la plus belle voix et son chant charmait la terre.
« Mais l’orgueil lui vint de ses plumes et de sa voix.
« Il disait partout : « Je suis le plus beau des oiseaux. » Et cela irrita, à juste raison, les autres oiseaux : la gelinotte, l’alouette, le linot, la buse, le faucon et le grand aigle qui vit au creux des monts. Et comme le corbeau chantait, ils se précipitèrent sur lui, le prirent par le cou et, le tenant ainsi, ils le plongèrent dans le charbon.
« Le corbeau se débattait, il essayait de crier, mais sa gorge était trop serrée.
« Enfin, ils le lâchèrent et le corbeau, traînant ses ailes, regagna son nid, sur le haut d’un peuplier, mais, depuis ce jour, il est tout noir et sa voix ne pouvant sortir, il fait « croa, croa, croa ».
Et Layellé s’arrête de parler.
Doucement, un à un, les grains glissent sous ses doigts.
Le vieil aveugle indien prie pour le salut des âmes.