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L'épopée blanche

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L’HOMME AU BON CŒUR

Or Mgr Taché, évêque d’Arath, in partibus infidelium, parcourt son diocèse blanc suivi du fidèle Alexis. Et c’est Noël à Saint-Joachim[15]. C’est la grande manifestation de l’amour de Dieu pour les hommes.

[15] Aujourd’hui une paroisse d’Edmonton.

Noël ! Satan s’écroule et la voie du salut s’offre à tous les humains. Noël ! C’est l’accomplissement des prophéties, c’est la grâce, c’est le sacrifice et c’est la charité.

Dans ce monde perdu, loin du tumulte des villes, la grâce est plénière, le sacrifice absolu, la charité inépuisable.

Dans ces humbles églises de bois, bâties par les serviteurs eux-mêmes, nues comme l’enfant-roi sur la paille de son étable, on est plus près de vous, mon Dieu ! On est sûr que l’iniquité sera effacée de la terre et que, dans la nuit sainte, la vraie lumière apparaîtra.

Les premiers qui accoururent à l’appel mystérieux, ce furent les bergers qui veillaient sur leur troupeau. L’un d’eux tenait dans ses bras une agnelle bêlante.

C’étaient des âmes de bonne volonté.

Ceux-ci, qui sont autour de vous, ce soir, sont parmi vos enfants, les plus humbles, les plus bas ; regardez leurs yeux pleins de larmes, leur tendresse et leur humilité. Ils sont pareils aux pâtres de Judée, en vérité, votre ciel de gloire est pour eux, Seigneur, ils sont simples, ils sont bons et pauvres comme vous.

Et Monseigneur voudrait officier pontificalement, mais Monseigneur n’a pas de crosse.

Alors, le Père Lacombe, de son couteau, taille un bois vert, qu’il peinturlure avec de l’ocre jaune[16].

[16] Cette crosse est conservée à la mission Sainte-Anne.

Ne dirait-on pas une de ces imageries primitives, légende du bon saint Nicolas ou les trois Maries sur la nef ?

Les sauvages sont là, il y a aussi Michel Normand et sa femme, Rose Plante, et trois Sœurs de la Charité : Sœur Emery, Sœur Lamy et Sœur Alphonse.

Il y a des petits enfants qui balbutient le nom de Jésus et des fillettes qui chantent en cri :

« Chantez au Seigneur des cantiques nouveaux, car il a fait des prodiges. »

Jamais chant n’a monté avec autant de force et de naïveté vers le Trône de Dieu.

Et quand tintent les clochettes annonciatrices, jamais foule ne s’est agenouillée avec plus de foi : le prêtre élevant l’hostie sent que son petit peuple communie avec lui.

« Il n’y a pas de place dans l’hostellerie », mais, entre l’âne et le bœuf, il y a place pour un tout petit être qui tend sa main fragile vers la lumière qui bouge doucement.

Les Indiens Cris et les métis courbent leur front orgueilleux, l’Esprit descend. Et voici que Monseigneur lève sa dextre, dans un geste, il exalte les cœurs ; un Dieu est né pour le bonheur des hommes, de tous les hommes, qu’ils aient la peau cuivrée ou blanche, de l’une à l’autre terre il est pareil pour tous. Gloire au Dieu de Toute-Puissance, méritons-le pour partager, un jour, sa gloire et sa béatitude.

Et les grands enfants de la Prairie s’en vont, éblouis, ayant au fond de leurs prunelles un beau rêve infini.

*
* *

Au matin, grand émoi parmi les Cris.

Une clameur monte :

— Les Pieds-noirs ! Les Pieds-noirs !

Les enfants terrifiés se cachent, les femmes se lamentent, les chiens hurlent, les hommes se préparent au combat.

Le Père Lacombe accourt. Là-bas, six guerriers dévalent la colline au galop de leurs chevaux bais.

D’un geste, le Père retient les armes.

Ah ! l’arrivée magnifique, l’arrêt merveilleux ! Les six cavaliers ont sauté. Ils se tiennent debout, immobiles et fiers, devant les naseaux de leurs bêtes frémissantes.

L’un s’approche. Le vent incline les plumes d’aigle de sa tête.

C’est Pied-de-Corbeau, chef redoutable des redoutables Pieds-Noirs.

Il dit :

— J’apporte la paix.

— La paix soit avec toi, répond le Père Lacombe, que veux-tu ?

— Des hommes de ma nation racontent que le Grand-chef-de-la-prière est ici, nous voudrions bien le voir.

Mgr Taché s’avance en souriant :

— C’est moi !

Et l’Indien dont le temps a griffé les tempes, au bras fort, au cœur cruel, que rien n’émeut, se sent comme un enfant devant cet homme jeune dont le calme regard fouille le sien.

Prestige de celui qui parle au nom du Maître de la Vie, sérénité des âmes pures, le guerrier tremble comme s’il était en présence d’une vision surnaturelle.

Mais bientôt il se reprend :

— Grand-chef-de-la-prière, je viens te demander, au nom de ma tribu, une faveur.

Donne-nous une Robe-noire pour nous instruire. Je te promets que nul ne la molestera.

Je n’espérais pas avoir le bonheur de te voir. Mon cœur est satisfait de t’avoir rencontré avant de partir vers mes pères.

Donne-nous une Robe-noire pour nous apprendre la Vérité.

Ton envoyé sera notre hôte ; par considération pour lui, nous ne porterons pas la guerre dans les camps ennemis.

Nous le respecterons, nous l’aimerons comme le fils de notre sang.

L’évêque dit :

— Je vous donnerai celui qui est déjà venu parmi vous. Celui-là même qui est auprès de moi et que vous appelez arsous kitsi parpi, l’homme-au-bon-cœur.

Et la joie pénètre l’Indien.

— Si le Père Lacombe vient, c’est que le Grand Esprit veille sur ma nation.

L’homme-au-bon-cœur ! La belle âme — kamiyo atchakwet — qui aux heures sombres où l’Esprit du mal ravageait la tribu est venue leur apporter la consolation.

A ceux qui voulaient le détourner de sa mission, il répondait :

— Je suis le père de tous les sauvages. Ils m’ont appelé, il faut que j’aille. Ne sont-ils pas dans le chagrin et la misère ?

Lamentable tableau, vision d’épouvante, dans les soixante loges le mal est entré. Les fermes, les enfants, les hommes, demi-nus, dévorés par la fièvre, gisent à l’abandon.

Comment faire, ô mon Dieu !

Il y a dix camps dans un rayon de quelques milles, tous sont frappés, la désolation est partout.

Dans une tente close, par dix, par quinze, les morts sont entassés. Les loups rôdent, les corbeaux tournoient.

Un homme tient son enfant dans les bras. L’enfant est mort depuis deux jours et le père lui parle, il lui soulève les paupières, lui ouvre la bouche dans l’espoir insensé de surprendre la vie.

La Robe-noire passe, absolvant les mourants, bénissant les morts, annonçant :

— Ceux qui souffrent verront Dieu !

Il met dans tous les cœurs une longue espérance.

Vingt jours, vingt nuits, sans relâche, sans repos, il va. Et lui-même est frappé.

Que va-t-il devenir ? Que vont devenir ces malheureux ? Il sent le froid de la mort, la fièvre bat ses tempes.

Toute sa foi est en Dieu.

— Seigneur, vous savez pourquoi je suis venu ici. Si vous m’ôtez la vie, beaucoup de ces pauvres sauvages mourront sans baptême et ne verront jamais votre Face adorable. Ma tâche n’est pas terminée, ne me rappelez pas encore. Seigneur ! je veux encore me dévouer de toutes mes forces pour faire connaître et aimer votre Saint Nom…

Dieu a pitié de son fidèle serviteur, le mal recule et fuit.

Le dur hiver s’efface, la neige disparaît, le Renouveau arrive et avec lui des forces nouvelles qui régénèrent la tribu.

Pied-de-Corbeau se souvient, si l’homme-au-bon-cœur revient, un jour, parmi ses frères, Gens du Sang, Sarcis et Pieds-Noirs sont sauvés.

L’Indien, reconnaissant, baise l’anneau du chef de la Prière. Il est heureux, sa mission est remplie.

D’un bond, les guerriers sont en selle. Ils enlèvent leurs chevaux qui partent dans un galop.

On les suit longtemps sur la plaine blanche… ils montent la colline et le rideau de sapins les cache aux yeux des hommes.

*
* *

Cris et métis sont rentrés sous leur tente, les femmes accroupies surveillent le foyer, les enfants jouent avec les jeunes chiens.

L’homme-au-bon-cœur contemple son petit peuple. Il a bâti la maison du Seigneur, et, sur les bords du lac Sainte-Anne, les errants se sont arrêtés.

Mais ici la terre est rebelle aux efforts, elle refuse ses richesses et le Père Lacombe, pasteur qui a le souci du troupeau, expose sa peine à Mgr Taché.

Le sol est avare, ingrat, il a peur que les Cris ne se rebutent, ne se lassent, et qu’un matin, poussés de nouveau par leur instinct, ils ne reprennent leur course à travers la Prairie.

Des bonnes terres, il y en a, là-bas, plus loin, vers le lac Esturgeon.

L’évêque répond simplement :

— Nous irons, mon fils.

Par un matin clair, les deux hommes s’en vont à la découverte. Le Père Lacombe en raquettes « bat la neige » devant les chiens, cependant que Monseigneur maintient l’équilibre de la traîne.

Et les voici au haut d’une colline ; le Fort des Prairies est à huit milles de là, une rivière serpente dans la vallée avant d’aller se perdre dans le lac qui miroite.

Les chiens soufflent.

Mgr Taché propose :

— Père, arrêtons-nous un peu.

— Bien des fois je me suis attardé ici. Après les longues courses, j’ai goûté le charme de ce paysage et son repos et son harmonie.

— Mangeons un morceau, fait gaiement l’évêque.

Frugal repas — eau claire et pémikan — mais qu’importe à ces hommes qui ont tout abandonné pour la solitude, l’exil, les privations sans nombre.

Etre Oblat, c’est être le dernier parmi les pauvres et les déshérités, c’est sacrifier les affections les plus chères, c’est renoncer, mais c’est être un porteur de lumière.

Depuis qu’ils ont pris le bourdon de saint Jacques, que de chemin ils ont parcouru.

Ils ont ensemencé les champs incultes et délaissés. Sont-ils payés de leur peine ?

— Tu seras évêque, disait affectueusement Mgr de Mazenod à son cher fils Taché, qui refusait l’investiture pour rester Oblat, tu seras évêque et tu resteras Oblat.

Evêque, serviteur et roi !

Mgr Taché, dans le silence blanc qui l’environne, songe à sa destinée.

Il avait tout abandonné pour les missions, et Mgr Provencher, voyant sa jeunesse, murmurait :

— L’on m’envoie des enfants et ce sont des hommes qu’il nous faut.

Mais le vieil évêque discernait vite l’âme de feu qui animait l’apôtre et bientôt « frappé plus du mérite que de la jeunesse », il l’avait désigné pour l’épiscopat.

Cet honneur, il ne l’a pas voulu ; pauvre évêque errant dans un diocèse immense, a-t-il atteint la perfection de la charité par la perfection du sacrifice ?

Sur la neige, le soleil est éclatant, dans un ciel léger, les oiseaux passent. Et le Prélat sourit aux merveilleuses beautés de la nature, présent de Dieu aux âmes exilées.

Le Père Lacombe souffre en sa chair, les lanières de cuir blessent ses pieds déjà meurtris par des courses lointaines, mais « qu’ils sont beaux les pieds de ces hommes qui viennent annoncer la paix, apporter les vrais biens »[17] et l’esprit du missionnaire garde le souvenir de la scène sublime où, prêtre nouvellement ordonné, il vit Mgr Bourget s’incliner devant lui et lui baiser les pieds[18], symbole admirable… Depuis il a parcouru bien des routes, souffert bien des misères, il est l’homme de la Prairie, qu’il connaît dans ses moindres replis.

[17] Isaïe.

[18] 31 juillet 1847.

Mais sa tâche est loin d’être achevée, à chaque jour suffit sa peine et Dieu le mènera sur bien d’autres chemins.

Tout à coup, Mgr Taché se dresse. Le Paraclet le comble de sa grâce, et, plantant dans la neige son bâton, il prend possession de la terre.

— Ici, sera la nouvelle mission, ici, vous élèverez la chapelle et vous l’appellerez Saint-Albert, en l’honneur de votre saint patron.

… La neige a disparu. Les Indiens disent :

— Nous allons revoir notre bonne vieille mère la terre.

A cette place, le Père Lacombe a planté une croix. Tout autour, il y a des Indiens, des métis, une charrue, des bœufs, des chevaux, des chiens.

Le missionnaire a célébré la Sainte Messe sur la colline. Puis les hommes se sont mis en marche vers la forêt. La cognée sur l’épaule, ils cheminent, les voici arrivés. Le Père Lacombe commande :

— A genoux, prions le Maître de toutes choses de nous bénir et de bénir nos travaux.

L’oraison monte pour la première fois sur ce monde nouveau : « Notre Père… Je vous salue… » et l’invocation : « Saint Albert, aidez-nous à faire la volonté de Dieu. »

Puis la hache haute, l’homme-au-bon-cœur attaque un pin majestueux.

Le Père Lacombe commence la maison du Seigneur.

....... .......... ...

Les années se sont succédé, l’espérance a grandi. Dieu a pris, tour à tour, et l’évêque et son serviteur. Mais autour de l’église une ville a surgi ; dans les prairies, il y a des troupeaux par centaines, les granges sont pleines du blé de la moisson.

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