L'épopée blanche
AU CŒUR DE LA TEMPÊTE
— Machi Manitou, le mauvais esprit est sur nous.
« Nous espérions toujours que la Robe-noire viendrait nous apprendre la prière. Nous l’attendons chaque printemps. Nous avons vieilli, nos enfants sont devenus grands et nous ne savons pas encore prier ni chanter la prière.
« Alors, j’ai dit à mes fils, descendons vers la mer. »
Tel est le message que porte l’envoyé du chef des Naskapis de Petshikupan, dans la baie du Gros Homme[37].
[37] Tshé shats heu.
La tribu s’est mise en marche, à travers les bois, pour se rapprocher des hommes qui portent avec eux le salut.
Et les Pères Deléage et Pian suivent le messager.
La descente du Kepeskak est facile, mais bientôt la misère commence. C’est le portage dans les marais. Il faut s’arracher à une boue gluante, on s’enlise sous le poids du canot, des roseaux coupants meurtrissent les pieds. Chaque mètre est une douleur, chaque pas un supplice.
Enfin, voici la mer. Un sloop est là. On part. La voile s’incline doucement sous la brise et le soleil joue sur les flots ; le soir, le Fort d’Albany est en vue.
Mais, au réveil, le brouillard est venu, tissant sa brume entre le ciel et l’eau.
Trois jours passent. Calme plat.
Une éclaircie déchire le ciel. On va essayer de partir. Mais le bonheur est fugitif, le vent tombe, la neige descend à gros flocons. La mer blanchit et bientôt l’ouragan se déchaîne.
La voile est repliée, on jette l’ancre, vingt brasses, cinquante, soixante, quatre-vingts, le grondement de la chaîne s’arrête, elle se tend, elle casse.
Un cri :
— Mon Dieu, nous sommes perdus !
Et le navire est le jouet du vent.
Alors, les deux Pères remontent sur le pont. Deux hommes de l’équipage souffrent du mal de mer. Le Père Deléage et le Père Pian aident à la manœuvre.
La nuit vient, noire, horrible.
Où est-on ? Où va-t-on ? la seconde qui tombe est-elle la dernière ? Faut-il vivre ou perdre ici l’espoir ?
L’histoire se renouvelle des apôtres de Dieu au péril de la mer.
Ce navire qui danse sur la cime des flots, dans les passes nordiques, n’est-ce pas le navire qui porte Paul sur la mer latine ?
Des montagnes de Crète, le noroît est descendu. Treize jours, treize nuits, l’ouragan hurle, exigeant une proie. Les mâts craquent, les voiles sont arrachées, les lames balayent le pont, l’abîme ouvre sa gueule béante.
Les fanaux, secoués par les rafales, déplacent les ombres, grappes humaines attendant, résignées, la marque du Destin.
Ils sont deux cent soixante-seize, il n’y a plus d’eau, les vivres manquent, tous défaillent, les matelots se jugent perdus, les passagers grelottent de froid et de peur.
Au grondement du tonnerre, à la lueur des éclairs, Paul voit dans le ciel qui s’illumine la promesse du salut, le signe d’espérance.
Il va, ranimant tous les cœurs, sa voix domine le tumulte des flots.
— Pas un de vous ne perdra un cheveu de sa tête.
Il marche dans les ténèbres, exaltant les courages, clamant sa foi.
Dieu est avec lui, l’ange lui a fait don de ce troupeau.
— Pas un de vous ne périra. Les choses seront comme elles m’ont été dites. Une île est là, prochaine.
Et, dans le matin blême, une terre apparaît…
Oui, l’histoire est pareille et pareille est la destinée.
Sur la fragile embarcation, la tempête s’acharne, les Pères travaillent et prient.
Paul les protège et Pierre les dirige vers la voie du salut.
Mais dans la hurlée de l’ouragan une image prend corps.
N’est-ce pas ton visage, ô doux François-Xavier, apôtre infatigable, ouvrier obéissant du plus ingrat labeur ?
Les matelots blasphèment le nom de Dieu, le capitaine joue aux dés ses esclaves, mais la spirale du typhon s’avance. Les voici tous à genoux implorant le Seigneur.
François-Xavier est là, les anges, les patriarches, les apôtres, les saints, lui font un cortège de gloire.
Dans l’épouvante des gouffres entrevus, il apaise la démence des flots d’un signe de sa main.
Comme autrefois sur la mer des Moluques, pareilles à deux bêtes de l’Apocalypse, la mort et la vie s’étreignent, combat de titans, forces désespérées.
C’est un vaisseau fantôme qui passe sur les flots, caparaçonné de glace, dans le cauchemar d’une nuit qui ne finira pas.
L’aube vient cependant, et quelle aube ! La neige tombe, inlassable. Le brouillard est si dense qu’on ne voit que les vagues échevelées déferlant sur le pont.
La voix du Père Deléage implore :
— Mon Dieu, envoyez-nous un rayon de soleil.
Et Dieu exauce son serviteur. Un soleil laiteux paraît. C’est le salut ! Quelques minutes plus tard, et tout était perdu. Le sloop danse au milieu des brisants. La rivière Moose, au chenal étroit, est proche. Voici la bonne terre. Pour gagner la rive, on marche dans l’eau, elle est glacée, qu’importe ! La flamme claire d’un foyer ranime toutes les défaillances, on a chaud dans sa chair, on a chaud dans son âme. Le danger disparu, l’espoir tenace renaît au cœur des hommes. Et l’on s’endort, bercé de songes magnifiques.
Au matin, une carcasse informe est le jouet des lames. C’est le bateau qui s’est brisé sur les récifs, pendant la nuit. Les Pères ont tout perdu, vêtements, lits, couvertures, rituel, les Saintes Huiles, et les mille petits objets indispensables à ceux qui vivent dans ces régions déshéritées.
Trois jours les naufragés errent sur le rivage, demandant à la mer de leur rendre quelques lambeaux, mais la mer a tout pris.
Alors, dans la neige qui tombe, les deux Robes-noires se mettent à genoux et disent comme Job autrefois :
— Mon Dieu ! Vous nous aviez tout donné, vous nous avez tout enlevé. Que votre saint Nom soit béni !