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L'épopée blanche

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ELLES ÉTAIENT QUATRE…

Elles étaient quatre qui partirent un matin de printemps[52].

[52] 24 avril 1844.

On avait fait appel au sacrifice, spontanément elles s’étaient offertes.

Elles avaient abandonné le monde pour vivre, dans le calme, des jours de prière et de foi.

Solitude du couvent, paix de l’esprit et du cœur, allégresse d’être la servante humiliée du Seigneur, joie de contempler sa Face adorable dans le silence obsédant de la chapelle où la veilleuse agrandit les ombres ; être toute faiblesse devant le Tout-Puissant ; à force d’abnégation, atteindre le sublime et ne pas le savoir, avoir tué l’orgueil, la beauté, le désir ; être une petite chose sans nom dans le troupeau confus des brebis du Pasteur, être toute vertu et toute obéissance, ne voir le ciel qu’à travers la cime des arbres ; et quand le soir descend, dans le jardin, retrouver son enfance joueuse.

Prier, à l’aube, pour ceux qui souffrent, prier, à la lumière du soleil, pour les âmes dans la peine, prier, quand le soir vient, pour ceux qui ont péché pendant ce jour.

Tournée vers la lumière, chercher le Dieu secourable qui remet les offenses et le trouver toujours miséricordieux.

N’être qu’une femme et demander pour soi tout le poids de nos fautes.

Elles étaient quatre qui partirent, un matin de printemps parce qu’un vieil évêque était venu frapper à la porte du couvent.

Il avait parcouru des contrées inconnues, il avait vu la misère des hommes.

Il lui fallait des mains de femmes pour soigner des infirmes et consoler des orphelins.

Mgr Provencher disait :

— Lesquelles d’entre vous seraient disposées à venir à la Rivière Rouge ?

Les Sœurs Grises répondirent :

— Nous voici, envoyez-nous.

Elles étaient quatre, qui partirent un matin de printemps.

L’une d’elles s’appelait La France[53].

[53] Sœur Valade, supérieure, Sœur Lagrave, Sœur Coutlée, et Sœur La France.

*
* *

Depuis des centaines ont suivi la voie du sacrifice.

Descendant la Rivière Rouge, elles ont traversé le lac Winnipeg, elles ont remonté les grands rapides et la Saskatchewan. Elles ont traversé des lacs immenses, pataugé dans des marécages, parcouru la Prairie dans des charrettes traînées par des bœufs, elles ont dormi à la belle étoile, dans la ronde insensée des maringouins, elles ont bravé les orages, les blizzards et les poudreries.

Rien ne les a arrêtées, rien n’a troublé la sérénité de leur âme.

Je les ai vues dans le Grand Nord, attentives et douces, se pencher sur les détresses humaines, le cœur débordant de pitié, je les ai vues, maternelles et divines, au milieu de leurs petits enfants.

Elles avaient des yeux où vivait la lumière.

*
* *

Elles étaient quatre qui partirent un matin de printemps.

Sur une barge, elles allaient vers l’Ouest.

Huit hommes aux bras robustes rament, scandant leur effort au rythme d’un refrain.

Les quatre petites sœurs sont installées au milieu des ballots et des caisses.

Montréal s’éloigne, Ville-Marie qui vit l’effort des pionniers et le dévouement de la Mère d’Youville, la première Sœur Grise. Leur Mère ! Le Mont Royal se dresse à l’horizon. Un tournant l’efface. Et voici l’inconnu.

Elles sont seules pour deux mois.

Des regrets ? Que sais-je ? Le vent qui enfle le flot du Saint-Laurent les emporte dans sa furie.

Dans leurs doigts glissent les grains du chapelet. Elles prient, demandant à Dieu « la force d’aller jusqu’au bout ».

Il pleut. Le vent est debout, les mariniers s’impatientent.

Le soir, on dresse la tente. Elles sont transies et se pressent autour du foyer. Tandis qu’on brûle d’un côté, on gèle de l’autre.

Voici les rapides. Les saintes filles sont mortes de frayeur, mais peu à peu elles s’habituent, bientôt elles plaisantent.

Les portages sont longs, il faut gravir la montagne, se frayer un chemin dans les broussailles, franchir des ravins sur des arbres couchés qui tremblent au passage.

D’un ciel bas, la pluie tombe, inlassable ; quand on marche, c’est la vase et la boue et l’eau jusqu’à mi-jambes.

Epreuve, la Sœur Lagrave tombe et se foule la cheville : on doit la transporter à travers des fondrières. Les hommes grognent et veulent les abandonner. Etre parvenues si loin pour échouer ! Enfin, deux Iroquois s’offrent qui porteront la blessée. La mission est sauvée.

Pendant dix jours, c’est un déluge et dans leur âme inaccoutumée la détresse grandit. Mais elles réagissent et trouvent la consolation dans un amour infini pour Celui-qui-les-mène.

On campe. Sous la toile, l’eau dégouline, on barbote, et l’on retrouve la gaieté devant un feu clair qui pétille. Le repas terminé, on songe au pays, à ceux qu’on a quittés.

Alors un Iroquois, un guerrier splendide, qui est assis dans l’eau, les mains nouées aux tibias, parle.

Il fixe le foyer de son regard aigu comme si du tourbillon des flammes, les légendes de l’héroïque nation allaient surgir.

« Alors, au commencement, il tomba tant de neige que la terre en était couverte. Le sommet des arbres seul apparaissait. Ce n’était plus tenable.

« Alors tous les animaux qui demeuraient avec l’homme partirent pour aller chercher la chaleur du ciel.

« Leur voyage dura plusieurs heures. Enfin, l’écureuil fit un trou au firmament. Ce trou, c’est le soleil.

« C’est par là qu’ils pénétrèrent tous dans la Terre d’en haut.

« Là, un ours gardait la chaleur. Elle était suspendue, ainsi que les autres éléments, dans différents sacs, à un grand arbre, les uns disent que c’était un érable, d’autres un sapin. Cet arbre était au milieu d’une île.

« Le caribou se dirigea aussitôt en nageant vers l’arbre et s’empara du sac qui contenait la chaleur.

« L’ourson dit :

«  — Mon père, on vole la chaleur !

« Et l’ours, en grondant, poursuivit le voleur dans son canot, mais la souris ayant rongé l’intérieur de la pagaie, celle-ci cassa. Et les animaux s’enfuirent avec la chaleur. Le sac étant lourd, ils le portèrent à tour de rôle.

« Mais la souris — depuis elle est maudite — rongea l’enveloppe, l’outre creva et la chaleur se répandit sur la Terre et fit fondre en un instant l’immense quantité de neige qui la couvrait.

« C’est pourquoi il n’y eut plus de Terre. Nihnaouldé !

« Tous les hommes et tous les animaux périrent.

« Un vieillard, seul, eut le bon esprit de construire un grand radeau — certains disent que c’était une barge — sur lequel il se retira avec quelques animaux.

« Alors les Montagnes Rocheuses apparaissaient hors de l’eau.

« Tout à coup, l’eau a recouvert les montagnes.

« C’était fini. Il n’y avait plus de terre.

« Cela dura des jours et des jours. C’est pourquoi tous les animaux et tous les oiseaux plongèrent pour aller chercher la terre, mais de terre point.

« Alors l’aigle s’envola à la recherche d’une cime. En vain.

« La pie partit à son tour, elle vit la tête des sapins et rapporta un bourgeon dans sa patte. Mais on sut qu’elle avait menti, le bourgeon, elle l’avait trouvé flottant sur les eaux.

« Et les eaux montaient toujours.

« Le vieillard dit au Kankanwi :

«  — Kankanwi, mon ami, tu plonges fort bien, va donc voir si tu trouves la terre.

« Le canard plongea et revient bientôt, tout essoufflé, il n’avait rien trouvé.

« L’homme le remet sur le radeau et s’adresse au castor :

«  — Tu plonges encore mieux que le Kankanwi, va donc voir si tu trouves la terre.

« Le castor obéit, il reste longtemps sous l’eau, mais il remonte épuisé, il n’a rien vu.

« L’homme dit alors au rat musqué :

«  — Mon petit frère, tu es ma dernière espérance, mais j’ai confiance en toi ; plonge et tâche de trouver la terre.

« Et le rat musqué plonge. Il reste un jour entier sous l’eau, puis il reparaît plus mort que vif, couché sur le dos. Il respire avec peine. Le vieillard le hisse à bord, le ranime. Quelle joie, le rat musqué a de la boue aux pattes.

« L’homme la ramasse avec soin, l’aplatit en couche bien mince entre ses mains et la pose sur l’eau. Puis il se met à souffler dessus.

« Alors ce peu de terre, grand comme une feuille de peuplier, commence à s’étendre.

« A chaque souffle, elle se développe. L’homme continue de souffler jusqu’à ce qu’il voie une grande île assez solide pour le porter.

« Il demande :

«  — Où sont les cadavres des hommes ?

« La pie dit :

«  — J’ai vu des oiseaux qui les mangeaient sur le rivage.

« Le radeau aborde. Le vieillard et les animaux débarquent.

« Depuis ce temps-là, la terre existe et les hommes sont sur la terre. »

L’Indien s’est tu. Il reste hiératique, les yeux fixés sur la flamme qui diminue.

Les mariniers se sont étendus à même le sol.

Les quatre petites Sœurs Grises bénissent Dieu qui a mis dans l’âme obscure du sauvage une lueur.

Elles ont foi dans leur mission de charité, de dévouement, d’obéissance.

Le sommeil berce la simplicité de leur cœur.


Elles étaient quatre qui partirent, un matin de printemps[54].

[54] J’unis ici dans un même amour, un même acte de Foi, non seulement les Sœurs Grises, mais toutes les Religieuses de l’Ouest et du Grand Nord. Toutes sont des femmes admirables, d’admirables servantes du Seigneur. L.-F. R.

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