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L'épopée blanche

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POUR LA PREMIÈRE FOIS

— Tout est paré ?

— Oui.

— Larguez.

Doucement, le Nascopie s’éloigne du quai où les amis font des signes d’adieu. Il prend le courant et bientôt les hauts élévateurs défilent, puis les dernières maisons de Montréal et voici la campagne qui verdoie au soleil de juin.

A six heures, on double le cap de la Madeleine, sur la maison des Bonnes Sœurs, il y a un drapeau qu’un vent léger fait palpiter comme un cœur.

Sur son rocher, Québec — la bonne ville — veille dans toute la splendeur de son passé et de sa gloire.

Le pilote descend, un autre monte à bord qui conduira jusqu’à la pointe au Père.

Le brouillard tisse de brume l’estuaire. On jette l’ancre et l’on attend.

26 juin, ouatée la voix des cloches vient chanter l’allégresse en l’honneur de Madame Sainte Anne, grand’mère du Petit Jésus et patronne du Canada, mais chaque 17 secondes la sirène du phare gémit. La plainte monte déchirante qui semble dire :

« Où allez-vous ? Arrêtez-vous ! Là-bas sont les dangers, là-bas sont les souffrances. Les démons en folie rôdent sur l’Océan. Restez ici, restez ! »

Mais avec le soleil, l’espoir renaît. On part.

L’Empress passe, géant, près du Nascopie pygmée.

Il va vers les vieux pays, le destin du petit navire est de remonter parmi les icebergs toute la côte du Labrador.

… Voici leurs escadres redoutables descendues du Septentrion, conduites par des mains invisibles, elles arrivent lentes, mais irrésistibles, fortes comme le Destin, aveugles comme lui.

Le froid est intense. Le brouillard pesant comme un suaire.

Avec prudence, le navire louvoie.

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* *

Carterets, une anse parmi les rochers abrupts, quelques maisons de bois. Cela sent la morue, le goudron, la saumure.

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Départ dans la brume. Le temps est froid, humide et sombre.

Rigolet, à 45 milles en amont de Hamilton Inlet. Pour la première fois, voici les Esquimaux. On embarque des barils pour l’huile de phoque, des madriers. Sur le pont, les canards, les poules, les cochons, voisinent, autour d’eux grondent les chiens faméliques et batailleurs.

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Le 9 août, le Nascopie double le cap Childley. La côte est âpre, sauvage, dénudée, pittoresque.

Le bateau joue à cache-cache avec les icebergs et les îlots rocheux que forme l’entrée du Lake Harbour.

Là, une goélette d’Ecosse a péri corps et biens, à l’automne dernier. Les flots gardent leur secret… la mer efface le souvenir des hommes.

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Cap Wolstenholme. Extrémité S.-O. du détroit. Un poste de l’Honorable Compagnie et trente familles d’Esquimaux. Ils sont là sur la rive rocheuse, malpropres, huileux et rieurs.

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Enfin, le mardi 3 septembre, fête de la Mère du Bon Pasteur, par un temps clair et calme, voici Chesterfield Inlet.

Deux hommes descendent qui vont vivre là, des mois et des mois, dans la misère et la douleur, dans l’espérance aussi.

Les Pères Turquetil et Le Blanc arrivent pour fonder sur ces rivages la première mission esquimaude.

Après quarante-deux jours d’angoisse et de péril, Dieu les a conduits au port. Ils viennent pour travailler à sa sainte gloire.

Les deux Oblats dressent leur tente, la nuit descend ; à genoux, ils remercient le Très Haut et pour la première fois sur cette terre montent vers lui les oraisons du soir.

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Pendant les heures nocturnes, la tempête a soufflé, la mer démente a mugi, mais au matin, le calme est revenu, alors les deux hommes commencent à bâtir la Maison du Seigneur.

Dur travail, travail sain, des chansons rythment le tapage des marteaux, planche à planche l’édifice s’élève ;[50] six jours, les hommes peinent, le septième ils l’offrent à Dieu et leurs mains rudes, tailladées de coupures, crevées d’ampoules, consacrent l’Hostie sainte qu’ils élèvent pour la première fois aux yeux des païens étonnés.

[50] Tout a dû être apporté de Montréal, matériaux, outils, le ravitaillement aussi, pour une année entière. Sur ces terres il n’y a rien, absolument, ni arbre, ni végétation.

Mains travailleuses, mains agiles, vous étiez douces à Celui qui songeait à des mains pareilles qui se tendaient vers un petit enfant, là-bas, sous un ciel de Judée, dans un atelier où un Compagnon Charpentier s’activait.

Mains de Joseph, ô mains consolatrices, vous releviez des boucles blondes pour lire le destin sur le front d’un enfant, et vos yeux de bonté rencontraient l’énigme de ces grands yeux qui portaient, au fond de leurs prunelles, le rachat des péchés de la terre.

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Le Kyrie, le Gloria, le Credo… le chant grégorien monte ; les femmes, les enfants, les hommes écoutent, graves et réfléchis, ces mots qu’ils ne comprennent pas. Alors le Père Turquetil, le crucifix tendu, explique aux indigènes pourquoi il est venu et pourquoi désormais il vivra de leur vie.

Pour la première fois, les Esquimaux épellent lettre par lettre, mot par mot, le livre de Dieu.

La Croix les intrigue, le Sacré-Cœur les attire, pauvre Sacré-Cœur, ballotté par les vagues, qui est venu jusqu’ici, ouvrant à ces enfants déshérités ses bras secourables. Il est pitoyable, il est triste, il est bon. Un Esquimau demande :

— Père, c’est ton portrait ?

*
* *

Maintenant, ils sortent : dans leur langue gutturale, ils commentent ce qu’ils ont compris, ce qu’ils ont vu. Les enfants croquent des bonbons, les femmes jacassent. Un vieillard, la joie au cœur, murmure :

— Kouillounamik ! Kouillounamik ! Je suis content ! Je suis content !

*
* *

Les années ont passé ; dans la misère et dans la joie, l’œuvre s’est poursuivie. La mort a couché un des deux ouvriers de la première heure, ce bon Père Le Blanc dont l’âme dévorante a usé le corps.

Il est tombé et Dieu l’a pris. Le Père Turquetil est resté seul ; tenace, volontaire et têtu, il n’a pas désarmé.

Qui dira ses tristesses et ses désespérances, alors que la famine rôdait, décimant les plus chers de ses fils, usant la patience des cœurs les mieux trempés ?

Le second hiver, le ravitaillement n’est pas venu… on a vécu comme on a pu… et depuis… et depuis. Ah ! Seigneur ! quelle longue misère ! Mais quelle joie aussi : après cinq ans de labeur acharné, le grain a germé et le 2 juillet 1917 douze Esquimaux, instruits, édifiés, recevaient le baptême.

Cinq ans de travail sans relâche, cinq ans de luttes, cinq ans d’efforts. Douze baptêmes !

Depuis, huit ans se sont écoulés. Le Père Turquetil a vu son troupeau croître. Notre-Dame-de-la-Délivrande est une église bénie de Dieu, une mission florissante. L’humble père est désormais préfet apostolique, il porte déjà son effort vers des rivages toujours plus au nord, où errent, dans l’ignorance et dans la nuit, des hommes… la Terre de Baffin l’appelle, il ira, il y vient[51].

[51] Pour 1927 est décidée la fondation de Pond Inlet, à l’extrémité nord de la Terre de Baffin, au 73°, à 700 kms au nord du Cercle Polaire.

Au-delà il n’y a plus rien, plus rien que l’immensité désolée des régions polaires où seules les glaces monstrueuses affirment la puissance divine.

Comment va-t-il vivre, Seigneur ? Et son troupeau ?

Les démons arctiques ricanent, ils tendent déjà leurs mains crochues, ces âmes ne sont-elles pas des proies faciles ?

Mais le Berger fait bonne garde ; il sait que si la croix est lourde, il faut la porter jusqu’au bout.

Après le Golgotha, le Christ est ressuscité, le Christ, sauveur du Monde.

Le Bon Pasteur veille sur les brebis.

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