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L'épopée blanche

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SOUS LE SIGNE DE LA VIERGE

— Le traîneau est prêt.

— Merci, Tomkins.

Allons, il faut partir. Sur le perron de bois de l’évêché baigné de lune, les Pères sont rangés, visages rudes aux yeux si clairs !

Mgr Grouard est là et mes amis, tous mes amis.

Qui dira l’angoisse du dernier serrement de main ?

Il y a quelques minutes, c’était la causerie familière autour du poêle qui ronflait. Des Indiens frileux se chauffaient dans la salle commune, et nous, nous évoquions le Vieux Pays si cher à nos pensées.

Nos cœurs vibraient d’un même amour. Il faisait si bon moralement aux côtés de ces hommes.

Mais voici qu’une porte s’ouvre. Tomkins, le métis, lance :

— Le traîneau est prêt.

On se lève aussitôt et c’est le brouhaha du départ, les souhaits, les recommandations ultimes.

— Vous n’aurez pas chaud sur le lac.

Un frère annonce :

— 42° sous zéro.

— Bah ! J’en ai vu bien d’autres !

Puis un silence, un silence peuplé de mille choses fragiles. Des fils ténus se multiplient, se tendent, se croisent, une trame se forme qui demain, ce soir déjà, sera tissée de souvenirs.

Au revoir ou adieu, qui peut prévoir cela ?

L’Evêque, casqué de castor, enveloppé dans une houppelande, est debout. Sa barbe de patriarche met une tache claire dans la nuit. Il m’a semblé qu’elle tremblait un peu. Le vent, peut-être ?

Le traîneau vire. Sur les marches, les Pères et Monseigneur forment un groupe immobile.

— Allons, adieu, adieu, vous tous.

Un ordre. Les grelots tintent. Nous glissons lentement dans l’ombre.

C’est la descente sur Grouard. La cité sommeille. Je me retourne. Voici, sur la colline, la chapelle, l’hôpital, la mission. Sur la pente, plus bas, l’étroit cimetière, les tertres neigeux et les croix.

Devant moi, le petit lac des Esclaves est bleu de lune.

Le vent souffle, emportant mes pensées.

Je vais partir, je suis parti, je laisse derrière moi des cœurs fidèles. Combien de fois suis-je parti ainsi ?

La sirène des paquebots gémit et pleure, la mer drosse le chalutier, le rivage s’estompe, des arbres, une ligne floue qui s’affaisse et disparaît et l’on est seul entre le ciel et l’eau.

Regrets d’Islande, nuit profonde qui agrandissait le ciel groënlandais, adieux sobres au pays de l’or.

— Bon voyage, garçon. Evitez les mauvaises rencontres.

Et déjà la porte du bar est close. La nappe de lumière crue s’est repliée brusquement.

Je suis seul dans le gel et dans les ténèbres, comme à présent. Mais, ce soir, plus que jamais mon âme est en peine, pourquoi ?

N’ai-je pas maintes fois abandonné bien des désirs aux ronces des chemins comme les brebis des lambeaux de leur laine ? Combien d’images se sont effacées de mon cœur que j’avais gardées longtemps au fond de mes prunelles ?

Ces boqueteaux de sapins, ces maigres saules, vision accoutumée. Je les ai déjà vus sur les pistes de Last Chance. Cette eau figée, est-ce la Porcupine, la Rivière Plumée, le Yukon qui miroitent, prisonniers des glaces pour huit mois ?

Les douze soleils passeront. Après le soleil où le soleil est sous la terre, viendra le soleil où les chiens se chauffent et le soleil de la débâcle et le soleil où les oiseaux muent.

Ainsi revient au cœur des hommes le printemps qu’on croyait disparu.

Courage ! Ceux que je viens de quitter sont des porteurs d’espérance ; les magnifiques serviteurs, les Oblats, d’une cause sainte, sublimisée par le renoncement, l’abnégation et la souffrance.

Ils ont les paroles pour apaiser, pour instruire, pour consoler. Ils ont des mots pour toutes les défaillances ; ils endorment la douleur, fille de la solitude et mère des orages de la passion.

Tout ce qui souffre, tout ce qui chancelle, tout ce qui est irrésolu vient vers eux et la guérison, l’apaisement, la volonté se lèvent à l’appel de leur voix. Eternel miracle de Lazare surgissant du tombeau !

A quel prix achètent-ils la conversion des âmes ? Depuis des mois, des années, ils se consacrent à l’œuvre du manque-de-tout, usant leur vie dans une lutte quotidienne contre le froid, la solitude, la faim, hydre tricéphale de cette terre nordique où ils ont fixé volontairement leur destin.

Je ne raconte pas leur histoire, mais devant le mirage de la nuit polaire qui se déroule à mes yeux, j’évoque l’Epopée blanche dont ils ont écrit tous les chants, des bords du Saint-Laurent jusqu’aux extrêmes limites du monde.

A cette heure, Mgr Turquetil, là-haut, dans vos steppes stériles, que faites-vous ? Où êtes-vous ?

C’est une symphonie merveilleuse, unique dans notre siècle dévorant.

A l’heure où les humains se ruent à la conquête de buts matériels, pour la satisfaction de leurs appétits, je veux simplement dire qu’il y a des prêtres qui font le sacrifice absolu, le complet abandon d’eux-mêmes pour ramener à Dieu ceux qui sont les plus déshérités, les plus pauvres, les plus abandonnés parmi les fils d’Adam.

Ce qu’ils font ici, leurs frères l’accomplissent aux antipodes. Le vicariat de Keewatin a sa réplique dans le Basutoland. La préfecture de Pilcomayo, en Bolivie, naît à la vie apostolique, cependant que la Cimbébasie offre ses six cent mille kilomètres carrés au zèle des Oblats et Ceylan berce leur foi au rythme de ses palmes[57].

[57] Exactement : les vicariats apostoliques du Nord-Américain, Mackenzie, Yukon, Athabaska, Keewatin et Baie d’Hudson ; ceux de l’Afrique australe, du Basutoland, du Natal, du Transvaal, de Kimberley, de la Cimbébasie ; les diocèses florissants de Colombo et de Jaffna, dans les Indes, et la Préfecture de Pilcomayo, au centre de l’Amérique du Sud.

D’autres diront la gloire de ces hommes.

Je ne suis qu’un pèlerin qui vint s’asseoir, un jour, à leur foyer, mais mon âme a gardé l’empreinte de leur âme et mon cœur les vibrations de leur cœur.

Le traîneau glisse, je passe dans la féerie blanche, léger comme un souvenir, ouaté de neige comme ces fantômes qui viennent aux veillées de Noël dans les contes populaires.

Oui, c’est une symphonie, dont tous les tons s’harmonisent, que m’apportent les vents descendus du Septentrion.

Symphonie grise comme les petites Sœurs penchées sur les pires calamités.

Symphonie noire comme la robe des Oblats qui, dans ses plis, porte la Rédemption et la promesse d’une vie éternelle.

Symphonie rouge comme le sang des Pères Fafard, Marchand, Rouvière, Le Roux, rouge comme le cœur du Christ, déchiré et saignant de la misère des hommes.

Symphonie blanche comme les lys de France, blanche comme votre pureté, Mère très chaste, qui effeuillez la rose mystique de votre cœur aimant aux plus généreux de vos fils.

« Vierge immaculée dans votre corps, dans votre âme, dans votre foi, dans votre amour »[58], c’est votre manteau qui s’étend, ce soir, sur la plaine, donnant à ceux qui vous sont chers protection et miséricorde.

[58] Pie X.

Le salut du monde était en vous, vous nous l’avez donné. Toute grâce, toute charité vient de vous. C’est un don de Dieu et les « dons de Dieu sont sans repentance ».[59]

[59] Bossuet.

Vous êtes la lumière et la consolation, le refuge et l’espérance de tous ces pauvres Indiens que j’ai vus, à genoux, implorant avec une ferveur digne des premiers âges, la fin de leurs angoisses, de leurs périls et de leurs tentations.

Quel sort réservez-vous à ces tribus jadis innombrables ? Elles s’étiolent, elles s’anémient, elles meurent, peu à peu.

Que seront-elles demain ?

Les Oblats qui se dévouent pour elles, qui souffrent pour elles, qui donnent leur vie pour elles, savent que leur œuvre est périssable et cependant ils la poursuivent avec toute la force de leur apostolat.

Faut-il dire avec le poète :

Et puis c’est bien plus beau lorsque c’est inutile.

Non, c’est une parole impie. Rien n’est inutile de ce qui touche à la gloire de Dieu.

A l’heure où nous sommes, plus que jamais, nous devons avoir une mystique. Les esprits du mal s’agitent, promettant aux crédules humains des jouissances immédiates, des satisfactions promptement réalisées — par quels moyens, Seigneur ?

Alors, pourquoi pas la mystique chrétienne, d’amour, de lumière et de paix ?


Un sifflet strident déchire la nuit. Sur la neige, il y a une longue traînée noire, dans le ciel des tourbillons de fumée.

Voici la civilisation qui s’avance. Une baraque de bois — halte et village — c’est Enilda.

Demain, je serai à Edmonton, demain il y aura une ville, des maisons, l’activité et les misères de la vie.

Le train part.

Mon traîneau est un point perdu dans la plaine, il s’efface bientôt.

Là-bas, au delà des monts, des lacs et des forêts, il y a des cœurs en prière qui, sous le signe de Marie, mère admirable, préparent les voies de Dieu.

O Pères, ma faiblesse se joint à votre isolement.

Toutes les tristesses de la terre, vous les avez dissipées par vos actes de foi.


En vérité, l’Agneau a racheté les brebis.

Sur la terre canadienne — si vieille et si jeune à la fois — l’esprit de sacrifice a passé ; je suis son vol, je vois ses ailes frémissantes dissiper les ombres de la nuit, et dans l’aube qui naît, le ciel s’ouvre aux béatitudes éternelles.

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