L'épopée blanche
SOLITUDE
Le blizzard s’est levé, balayant le lac et la plaine et heurtant la maison. La maison ? Une hutte de bois, recouverte d’écorce, surmontée d’une croix. Une lanière de cuir ferme et ouvre le loquet.
Sous la porte, la bise siffle. Le thermomètre marque 40 sous zéro.
Autour de la « mission », quelques loges sauvages. On n’entend pas un bruit : hommes, femmes, enfants, vieillards, se sont terrés.
La Robe-noire est seule en cette solitude. Depuis trois ans, elle vit dans cette pauvreté. Depuis trois ans, l’homme de la prière n’a rien reçu. Le steamboat qui portait à York le ravitaillement a fait naufrage. Il faut compter sur soi si l’on veut vivre.
Et c’est la pêche sous la glace, la visite des filets et des lignes, la capture problématique de la loche ou de la truite grise.
En dix jours, soixante-dix hameçons ont rapporté quatre poissons.
Mon Dieu ! Mon Dieu ! quelle misère !
Etre tout seul, tout seul, sans espoir, sans ami. Une angoisse l’étreint. S’il allait mourir là !
Sa main passe devant ses yeux et retombe accablée. Les doigts ont rencontré la croix, sa croix d’Oblat, sa croix de missionnaire.
Et le courage lui revient.
N’a-t-il pas accepté ce long et lent martyre ? N’a-t-il pas lui-même choisi cette vie pénitente, cette vie humiliante ?
La souffrance est son apanage mais il a la consolation de la foi.
Oui, mais là-bas, par delà l’Océan, c’est le séminaire ensoleillé, les bons maîtres, les condisciples. Une route s’offre à lui ; la vie paisible dans la campagne, le village assoupi dans la ceinture verte des vignes, la garrigue odorante où les troupeaux s’en vont, tintillants de clochettes, la ligne bleue de la mer et les voiles blanches à l’horizon.
Des ouailles paisibles, une église coquette, une cure ombreuse, le bréviaire est lu ; à l’abri de la treille, des abeilles font une ronde autour des grappes, un grillon chante dans l’herbe drue, la bonne herbe parfumée où les bêtes à bon Dieu processionnent. Le vin est frais, la chère savoureuse, les cuivres étincellent, dans la cuisine voûtée où la servante s’active.
L’Angelus ! Déjà ? Je vous remercie des grâces de ce jour.
— Pourquoi me tentez-vous, Seigneur ?
La porte s’ouvre sous un coup plus violent, la bourrasque entre qui chasse la vision. La réalité est là qui s’impose.
Personne ne verra sa douleur ni sa joie. Pauvre joie, douleur si grande d’être seul.
Il a la sensation certaine d’une présence autour de lui. Quelqu’un est là qui rôde. La chandelle de suif agrandit les ombres, une flamme plus haute met une lueur sur les pieds saignants du Christ, la flamme monte encore, elle éclaire le flanc troué par le fer de la lance, et maintenant voici la belle face résignée.
Jésus en croix a posé ses yeux calmes sur son fils malheureux. Les lèvres bougent. Il va parler, il parle :
— Venez dans la solitude et reposez-vous un peu.
C’est la parole qu’il disait aux apôtres, à ceux dont il avait marqué d’avance le destin.
— Pardon, Seigneur, d’avoir douté.
Un pitoyable sourire anime le visage où les épines pleurent des larmes de sang.
— Pierre a douté et moi-même n’ai-je pas voulu éprouver l’abandon de mon Père ?
Alors, l’homme-de-la-prière tombe à genoux, remerciant Dieu de la part qui lui est faite.
Il est seul, oui, mais la présence du Maître anime sa solitude.
C’est le blizzard qui hurle ? Non, ce sont les démons déchaînés, furieux de voir, debout devant la porte, un bel archange protecteur.
O solitude, paix inaltérable du cœur. Il a exclu à jamais les biens de la terre. S’il le fallait, à nouveau, il dirait :
— Ecce ego, mitte me. Me voici, envoyez-moi.
Il sort purifié de son angoisse, son sacrifice n’est pas accompli. Il n’est rien par lui-même qu’un pauvre être souffrant dans sa chair misérable, mais l’esprit de la Toute Puissance, le Paraclet le dirige, il est la manifestation de Dieu.
La bonté, la charité, sont les sœurs jumelles, nées de la douleur, douleur, source de l’héroïsme. Qui n’a pas souffert ne peut se pencher sur la souffrance des autres.
Et la Robe-noire accepte son destin. Lui, comme les autres, comme tant d’autres, il a souffert, il souffre, il souffrira : la vermine, le froid, la faim, l’affreux isolement.
Il use sa force dans un labeur sans gloire, dans l’obscurité et dans l’abjection.
Cette mission, Seigneur, vous la lui avez donnée. Dans elle, il a mis tout son cœur.