L'épopée blanche
ROSE DE FRANCE
Dans cette baie d’Hudson, si redoutable, au nord du 60°, un cap de rochers et de glaces, sur ce cap quelques huttes misérables, battues par la tempête, dans ces huttes des êtres vivants : ces Esquimaux aux mœurs primitives, païens vêtus de peaux de bêtes, mangeurs de viande crue, dont l’âme se déchire écartelée aux quatre vents de la superstition.
Ces hommes qui attaquent au javelot, dont la pointe est une dent de morse, l’ours polaire et dont le poing ne tressaille pas, tremblent comme des petits enfants, devant les manifestations de l’esprit des ténèbres.
Sakkayut, le devin ; Angatkokreartut, le faiseur de tours, évoquent dans l’ombre l’âme des ancêtres disparus. A leur appel, la haine et le meurtre se lèvent, dressant, face à face, le père et le fils comme des ennemis.
On suit la piste du renard, on guette le sommeil du phoque, un harpon invisible frappe entre les deux épaules. Sur la neige, il y a le sang du fratricide, Caïn passe, le sort est conjuré.
Le vieillard se traîne inutile, on le supprime. Une fillette naît, on la tue. La femme est un objet que l’on achète et que l’on vend.
En vérité, ce sont des âmes malheureuses ; sur cette terre, sur ces âmes, Mgr Turquetil a fait descendre la paix religieuse du cœur.
A la pointe du Cap Esquimau, l’homme-de-la-prière a placé un flambeau qui rayonne dont il a confié la garde à Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus, « la petite sœur » née comme lui de la glèbe normande et son aînée de quatre ans.
Et désormais, malgré les rafales du vent et la hurlée de la tempête, il y a sur la neige des pétales de roses.
Cœur virginal qui s’effeuille et qui se donne, dans la joie de l’abandon et du sacrifice, cœur mystique qui « passe son ciel à faire du bien sur la terre ».
Mission de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus, phare debout aux extrémités du monde, tu as connu la misère de tes fils, alors que, clou à clou, ils élevaient ton autel. Misère du Père Ducharme et du frère Girard, serviteurs fidèles d’un idéal de charité !
Pendant que vous bâtissiez la maison, les éléments se déchaînaient, autour de vous tout s’écroulait, le cierge qui brûlait devant l’image de la « petite Française » ne vacillait pas. Sa flamme montait droite comme la volonté de Dieu, pure comme la Mère Douloureuse.
* *
Des ombres dans le brouillard, une ombre d’homme, une ombre de chien et titubant une ombre de vieille femme, une ombre qui chancelle et qui s’abat.
… Ils ont marché pendant le jour, ils ont marché pendant la nuit. Depuis dix jours, ils vivent d’huile de phoque et de lanières de caribou.
Les chasseurs de la tribu sont là.
— Ittikoudjouk, qu’est devenue ta femme ?
Le chasseur fait un geste, elle est là-bas, très loin.
— Elle ne pouvait plus marcher. Je l’ai portée pendant trois étapes et trois étapes je l’ai traînée, puis je ne pouvais plus, alors je l’ai laissée.
L’homme refait un geste, elle est là-bas, très loin… Depuis, dix fois la nuit est revenue…
Le groupe autour de lui commente la chose.
— Peut-être elle est morte, peut-être elle vit…
Et chacun retourne chez soi.
Les hommes de la police viennent :
— Ta femme ?
— Elle est là-bas, très loin… dix jours…
Et les hommes de la police rentrent dans la hutte où le poêle fait son ronron.
Alors l’homme-de-la-prière arrive.
Ittikoudjouk répète :
— Elle est là-bas, très loin… dix jours…
— J’y vais.
L’Oblat n’a pas hésité, il y a une chance sur deux de sauver une âme, vite des chiens, un traîneau, et en route.
… Un soir, dans un iglou, une larve humaine où vit une dernière lueur. La femme paralysée s’est traînée jusqu’au lac, elle a brisé la glace, elle a pris un poisson ; dans le trou, une voix se lamente.
— Ikki, ikki, ikkikani, je gèle, je gèle à mort.
C’est le retour dans les rafales.
Alors se manifeste le miracle d’amour. L’Esquimaude demande à connaître ce Dieu dont les serviteurs bravent la mort pour sauver une femme.
L’eau du baptême coule sur son front, l’eau qui efface, l’eau qui absout. Maintenant dans son trou de neige, elle peut bien mourir. Le froid qui habitait en elle disparaît, peu à peu, elle entre dans la paix du Seigneur.
Le Père Lionel Ducharme l’a cousue dans une peau de renne ; au-dessus d’elle, il a construit une voûte de glace, la misérable qui a tant peiné, tant souffert, connaît enfin la grâce de l’éternel repos.
* *
Ceci se passait, il y a quelques mois à peine, au Cap Esquimau, dans cette mission perdue à l’autre bout de la terre où la petite Sœur Thérèse de l’Enfant Jésus étend son manteau blanc de carmélite pour protéger, pour consoler et pour bénir les âmes de bonne volonté.
* *
Sous le ciel polaire, dans les tourbillons de la bourrasque, il neige des pétales de roses.
Rose d’amour, rose de charité, rose qui vient du beau pays de France.