L'épopée blanche
LE SANG DES MARTYRS
Ce sont les plus misérables, les plus pauvres, les plus abjects.
Ils errent de la corne de l’Alaska au Labrador, des îles Herschell à la Terre de Baffin.
Leur domaine est désolation.
Et cependant, ils s’appellent : Innuit : les hommes-par-excellence et nomment les Indiens Loucheux : Itkreleït, ceux-qui-sont-nés-des-larves-de-nos-poux.
Les Montagnais Chippewayan disent : Ashkimey, les mangeurs-de-chair-crue.
Ils sont volontaires et fiers, imprévoyants et hospitaliers, rusés et patients, intelligents et forts.
Ce sont les plus misérables, les plus pauvres, les plus abjects.
C’est pourquoi les Oblats devaient tenter le salut de leurs âmes.
L’ardent Père Grollier montre la route[40], bientôt suivi des Pères Seguin et Petitot.
[40] 1860.
Mais les Esquimaux sont rebelles. La poursuite du caribou, l’attente du phoque, seules, les passionnent ; pour le reste, ils s’en remettent à la Très-Vieille-Femme qui vit dans l’Océan, et dirige leurs destinées sur la terre des glaces et la terre des âmes.
De Mac Pherson à l’île Richard, en sept ans, le Père Lefebvre les visite trois fois. Il en retire de maigres consolations. Douze mois, le Père Lecorre parcourt l’Alaska, de la Pointe Barrow à la mer de Behring, fouillant les baies, suivant les tribus à la piste, prêchant l’Evangile et la Révélation. Il baptise quelques enfants.
Et le Père Gasté, du lac Caribou, apporte la parole du Christ aux Esquimaux dont les territoires de chasse avoisinent l’Hudson.
Le grain jeté germera-t-il jamais sur la Terre où passent les tempêtes descendues du septentrion ?
Mais Turquetil paraît ; il est le porteur d’espérance.
Dès 1901, il suit les Esquimaux, vit de leur vie, souffre le froid, la faim, déjoue les pièges des sorciers.
Il prend corps à corps le paganisme et l’hérésie.
Enfin ! En 1912, il a la joie de planter la Croix à Chesterfield Inlet, au nord-est de la Baie d’Hudson.
Notre-Dame de la Délivrande, avant-garde de Dieu aux extrémités de la terre ! La prophétie du Psalmiste se réalise : In fines orbis terræ verba eorum[41]. Mais la terre nordique est vierge du sang des martyrs ; il faut des victimes expiatoires. Elles arrivent, elles viennent, elles sont là.
[41] Ps. XVIII.
Deux sont partis qui servent leur vœu d’obéissance et qui marchent vers le destin que tous leur envient, destin dont tous ont rêvé dans la cellule du séminaire alors que la vocation exaltait leur foi.
Mourir pour Lui, s’immoler pour Lui ; mourir comme Il est mort, s’immoler comme Il s’est immolé ; la terre prédestinée n’a pas bu tout le sang du Golgotha, il coule encore, exaltant le sacrifice et faisant se lever des rouges semailles la sublime moisson.
Par le fer et par le feu, la barbarie se rue contre la vérité, mais de l’épreuve l’Eglise sort, militante et triomphante.
Sang d’Etienne, de Paul, de Pierre, de Sébastien, sang des premiers néophytes : sainte nudité des vierges sous le ciel éclatant de Rome, qu’il était beau votre sang sur le sable du Colisée ; martyrs de la Gaule, les siècles révolus, sur la colline où votre sang fut répandu, a jailli la Basilique du cœur ruisselant de Jésus, dont les Oblats ont eu la sainte garde[42] : sang de ceux qui ont été tenaillés, écorchés, brûlés vifs, en Chine, au Japon, dans les Iles.
[42] C’est Mgr Guibert, archevêque de Paris, qui était Oblat, qui confia la garde du Sacré-Cœur aux o. m. i.
On crevait vos yeux, vous chantiez ; on suspendait des haches rougies au feu autour de votre cou, vous chantiez ; on coupait vos mains, vous dressiez vos moignons sanglants vers le ciel et vous chantiez ; les fauves surgissaient de l’ombre vers la lumière du cirque et vous chantiez, chœur admirable, les louanges de Dieu et Dieu ouvrait pour vous son ciel de gloire !
Jean-Baptiste Rouvière et Guillaume Le Roux, le Dieu qui remet les péchés vous avait marqués au front. Depuis les siècles des siècles il vous avait choisis ! il vous avait élus. Vous êtes allés le cœur en fête vers la peine et vers la mort.
De Fort Good Hope à Fort Norman, de Fort Norman au Grand Lac de l’Ours. Morne voyage !
Au fond de la Baie Dease vous débarquez, les Esquimaux, pressés par la saison[43], ont levé le camp. Vous remontez la Dease aux rapides tumultueux, vous marchez dans l’eau, portant l’esquif, puis vous l’abandonnez et vous suivez la piste à pied, avec sur les épaules, votre besace de mendiant du Seigneur, votre Chapelle et quelques provisions, nourriture du corps, nourriture de l’âme.
[43] Mi-juillet 1912.
L’année se passe, au cœur de la Terre Stérile, dans la hutte du lac Imérénick.
Les Pères apprennent la langue, étudient le pays, les indigènes seront plus nombreux si l’on atteint le golfe du Couronnement[44].
[44] Coronation Bay, à l’extrémité nord du Canada.
Ils n’hésitent pas à reprendre la route. Avant, ils préviennent Mgr Breynat, vicaire apostolique du Mackenzie, l’évêque au grand cœur qui les a envoyés.
— Nous allons partir. Bénissez-nous, Monseigneur. Et que Marie nous garde et nous dirige. On ne devait plus les revoir !
Cent quarante kilomètres séparent Imérénick de la mer Glaciale.
Ils mettent douze jours pour franchir la distance.
Le journal du Père Rouvière — débris trouvés à la place même du martyre — est une litanie de la douleur : Temps affreux, froid intense, chemins difficiles, vent contraire, fatigue des chiens affamés.
Le 22 octobre, c’est l’arrivée à l’embouchure de la Copper River — la rivière du Cuivre — les Esquimaux sont ailleurs.
Désenchantement ! C’est le dernier mot de la dernière phrase qui disait : « Nous sommes menacés de famine. »
Le caribou a fui, le phoque est invisible. Il faut aller plus loin encore.
Mais le démon veille : le Père Le Roux a quelques provisions, on les lui vole, une carabine, on la lui prend.
C’est Kormick qui a brisé les lois de l’hospitalité.
Et Koha, un vieillard, dit :
— Kormick et ses gens vous feront un mauvais parti. Retournez tout de suite à votre hutte du lac Imérénick, vous reviendrez l’année prochaine.
Sagesse d’un homme dont le cœur est juste.
Mais qui peut éviter ce qui doit advenir ?
Koha les accompagne, il s’attelle au traîneau avec les chiens pour aller plus vite.
Ils remontent la rivière du Cuivre, jusqu’au carrefour qui conduit vers la Terre Désolée.
Là, le vieillard s’arrête :
— Vous voici sur la bonne route, il n’y a pas d’arbres ici, continuez d’avancer aussi loin que vous pourrez ; tant que vos chiens auront de la force, allez.
Je vous aime et je ne veux pas qu’on vous fasse du mal.
Les trois jours qui suivent ?
Nul, hormis Dieu, ne saura.
Deux hommes, quatre chiens luttent contre le froid qui mord et la faim qui tenaille.
Comme le Fils de l’homme, ils n’ont pas une pierre pour reposer leur tête, pas une branche pour allumer du feu, pas une toile pour se protéger.
Et la mort est sur leurs pas, elle suit à la piste ces vaillants et ces forts ; ce que la nature hostile ne peut faire, deux créatures le réaliseront.
Sinnisiak et Oulouksak ont quitté la tribu endormie.
Ils rejoignent les hommes-de-la-prière.
— Nous allons, donnent-ils pour excuse, rejoindre nos parents attardés sur les rives du grand lac de l’Ours. Puisque c’est votre direction, nous vous aiderons à traîner votre charge.
Et les deux Esquimaux endossent le harnais et halent le traîneau.
La mort et la vie cheminent côte à côte.
L’Esprit du mal guette l’instant propice ; un jour passe, un autre jour se lève.
On construit un iglou. Dans la maison de glace victimes et bourreaux sommeillent. Au matin, l’on repart, et le kamassan souffle, soulevant la neige, aveuglant les chiens et les hommes.
En avant, le Père Rouvière bat la piste. Plus loin, le Père Le Roux pousse la traîne.
Alors le destin s’accomplit. Sinnisiak lève son coutelas et frappe le Père Le Roux dans le dos.
L’homme-de-la-prière s’écroule, poussant un cri. Déjà Oulouksak est sur lui, deux coups le percent encore, un aux entrailles, l’autre au cœur.
A l’appel de détresse, le Père Rouvière a répondu, il accourt, Sinnisiak l’accueille à coups de carabine. Le Père veut fuir vers le fleuve, une balle l’atteint dans les reins et Oulouksak l’égorge. Alors, prenant une hache, ils coupent les jambes, les mains, les têtes. Ils arrachent le foie et le dévorent : horrible festin.
La neige est rouge. Dans les tourbillons de la tempête, ils fuient les démons chargés des dépouilles opimes.
* *
Le lendemain, près du traîneau, des Esquimaux retrouvent les quatre chiens qui, impassibles, attendent le retour de leurs maîtres.
Un an après, d’Arcy Arden rencontre des Indigènes affublés de soutanes et d’ornements sacrés.
* *
Trois ans après, le gendarme Wight conduit par l’Esquimau Maysouk, trouve quelques débris épars.
— Là était Ilogoak (le Père Le Roux), Kouliavik (le Père Rouvière) est dans le ravin, près du fleuve sur la rive gauche.
Quelques ossements, la harde des loups est passée…
Avec les planches du traîneau, l’homme de police a fait deux croix.
* *
Quatre ans après, Sinnisiak et Oulouksak comparaissaient devant la Cour suprême, à Edmonton, l’ancien fort des Prairies, sauvé jadis par un Oblat[45].
[45] Le Père Lacombe.
La mort fut la sentence.
Alors Mgr Breynat, père à qui l’on a pris les plus chers de ses fils, demande et obtient la grâce des deux misérables.
Ainsi la pitié et la miséricorde naissent du sacrifice et de l’immolation.
* *
Ce sont les plus misérables, les plus pauvres, les plus abjects.
C’est pourquoi il faut les aimer « au delà de la vie » comme les ont aimés les Pères Le Roux et Rouvière, jusqu’à l’abnégation totale et le don de soi-même.
C’est pourquoi d’autres Oblats ont pris la place des Oblats disparus ; la terre peut garder les corps et boire tout leur sang, des âmes vivantes se lèvent pour l’accomplissement de l’œuvre sainte.
L’étoile des mages les conduit où la volonté du Très Haut les mène.
Ils portent la parole divine et les plus misérables, les plus pauvres, les plus abjects, marchent vers la lumière.
Les fils de Cham, de Sem et de Japhet sont les brebis d’un même troupeau.
La nuit polaire est un rayonnement.