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L'épopée blanche

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LA COURSE DU FLAMBEAU

L’évêché de Grouard. Une chambre étroite, un lit de sangle, un escabeau de bois, une table, quelques livres, et, sur le mur, Jésus étend son corps crucifié.

Au loin, la plaine et le lac sous la neige.

Dans l’agonie du jour qui tombe, une ombre passe. C’est le Père Blanchin, l’âme de prêtre la plus haute, la plus sereine, la plus belle qui soit.

Depuis Edmonton, il est avec moi, guide sûr, cœur inépuisable.

Nous entrons, le Père Falher et moi, nous ébrouant comme deux jeunes chiens. Le Père a des glaçons dans sa barbe, j’ai de la neige aux franges de mes cils.

— Eh bien, Père Blanchin, Monseigneur…

— Monseigneur a délaissé son jeu favori, et, cent-trente-deux, comme il dit, savez-vous ce qu’il fait ?

— Ma foi…

— … Il se prépare à partir.

— A partir !

— Oui, une randonnée de plusieurs jours à travers son diocèse.

— Non ?

— Vrai de vrai.

— Il mourra à la peine.

Le Père Falher — cette chambre est la sienne — va et vient, sous ses pas le plancher crie.

— Allez donc tenir ce diable d’homme. A quatre-vingt-cinq ans, il a l’ardeur d’un néophyte.

Je l’ai toujours connu ainsi, pèlerin infatigable d’une foi passionnée. A sa parole, les âmes les plus rebelles se lèvent et le suivent : d’une terre inculte, il a fait jaillir les épis lourds de grains.

— Par quel prodige ?

— Par le miracle d’une volonté chaque jour renouvelée, puisant sa force dans sa propre richesse.

Richesse d’un cœur qui se donne sans calcul, sans arrière-pensée.

Et de l’âme du chef la lumière rayonne jusqu’aux plus humbles, jusqu’aux derniers des serviteurs.

C’est un ruissellement.

Que sont auprès d’eux les héros des épopées éteintes ? Les Grecs astucieux, les chevaliers mystiques ? Le vent qui passe sur la terre africaine emporte la fumée du bûcher de Didon ; sur la mer civilisée la trace est effacée de la barque errante d’Ulysse. L’étrave a fendu le flot, le flot s’est refermé. Rien ne reste, rien ne subsiste.

Dans la marche vers l’ouest, l’histoire du monde se perpétue avec les mêmes douleurs, les mêmes sacrifices et la même espérance.

Dans le fond des bois, la vie s’éveille. L’homme-de-la-prière a passé.

J’ai dit tout haut ma pensée et le Père Falher me répond :

— Ce n’est pas nous qu’il faut citer, mais les colons qui ont eu confiance.

— Mais vous…

— Non, eux, eux seuls sont dignes, eux seuls connaissent la misère absolue et n’ont jamais désespéré. Un exemple ? Un entre mille. A Falher, il y a douze ans. C’est la lutte contre une trinité impitoyable : la forêt, le feu et l’eau.

La forêt qui veut se garder impénétrable, l’eau sournoise qui attire et prend les imprudents au bord des marécages, le feu qui arrive à la vitesse d’un cheval au galop. On l’aperçoit du haut d’une colline, à l’horizon, et soudain il saute dans la vallée ; poussée par un démon invisible, la grande flamme court, monte, serpente et tout à coup elle est là. Les bœufs et les chevaux, affolés, se jettent dans la fournaise.

On perd tout en un jour.

Mais là n’est pas la question. L’exemple, le voici. Un de nos colons, M. Le Blanc, est venu ; pour avoir toutes ses forces actives, il nous a laissé son tout petit garçon. L’enfant est chétif, il a souffert dans la misère des villes ; les bonnes sœurs veillent à son chevet, le dévouement est inutile, l’enfant meurt, le père est là-bas. Je l’envoie prévenir. Trois jours après, il arrive, dans son wagon traîné par des bœufs.

Je cours au-devant de lui. A mon salut, il répond :

— « Père, où vais-je mettre l’autre ? »

Et, soulevant la bâche, j’aperçois le corps d’un garçonnet que la mort a pris.

Le bonhomme, à travers ses larmes, m’explique :

— « C’était le fils unique de ma fille aînée… il est mort le même jour, à la même heure. »

Nous les avons placés tous les deux dans le même cercueil.

Le pauvre père s’en est allé, son chagrin bercé au rythme lent des bœufs. Il est parti tout seul, je l’ai suivi des yeux longtemps, longtemps. Oh ! comme j’aurais voulu l’accompagner, lui dire toute mon affection et toute ma tendresse.

Un matin, Mgr Joussard arrive, je lui conte la chose. Oh ! le brave cœur, il devine ma pensée.

— « A cheval, filons ! »

Nous voilà, chevauchant, sous un clair soleil d’août, dans les bois, autour des lacs, sous les peupliers et sous les saules.

Tout là-bas, une lumière, nous approchons. Une tente blanche, tendue sur des poteaux rustiques, quelques planches, c’est le camp.

Des voix montent, harmonieuses, des voix d’hommes, des voix de femmes, des voix d’enfants. A genoux, dans l’herbe, ils chantent la prière du soir.

Un de nos chevaux hennit, tous se lèvent, viennent à nous, nous reconnaissent.

— « Oh ! Monseigneur ! Oh ! Père, vous ici ! »

Nous avons campé chez eux, nous avons dormi auprès d’eux ; le lendemain, nous les avons laissés pleins d’espérance.

Ils ont semé dans les larmes. Ils sont forts maintenant. Ils ne craignent plus rien de la vie.

Le Père Falher se tait ; pendant que je rédige quelques notes, je l’aperçois, lisant son bréviaire. Son profil se détache, précis. Tel il était et tel je le garde désormais dans ma mémoire, comme le plus pur modèle d’abnégation qui soit.

Chercher, trouver, connaître, unir, voilà l’œuvre du Père Falher, et l’œuvre de ses frères, les Oblats de Marie.

La marée monte des éléments cosmopolites qui, drainés par la réclame, se jettent sur le Canada avec l’espoir de miraculeuses fortunes. Terre de Chanaan ! dans leur esprit, terre de Cocagne.

Après les Indiens, après les métis, après les Canadiens français, voici de nouvelles âmes qu’il faut gagner à Dieu.

Tous se sont mis à l’ouvrage ; le Père Serrand, frère de l’évêque de Saint-Brieuc, dans la Grande-Prairie, le Père Wagner à la rivière la Paix, le Père Le Treste à Peace-River, le Père Pétour à High-Prairie. Il faudrait les citer tous, car tous sont sublimes de travail, d’énergie, de patience, de charité.

Ils vont, créant un pays, paroisse par paroisse, diocèse par diocèse, ils jettent le grain qui se lèvera pour les autres.

Qu’importe ! Ils sont les précurseurs, unanimement respectés. Les catholiques les révèrent, les protestants les admirent.

Pour tous, l’oblat est le Father, il est le Père.

Un orangiste me disait un jour :

— Il faut être Français pour faire ce qu’ils font.

Ah ! si les politiciens de chez nous savaient !

Mais ça c’est de la politique…

Demain, les Oblats de Marie s’enfonceront davantage dans le Nord ; après les Indiens, voici les tribus esquimaudes.

Partout où il y a des âmes à glaner, ils iront, moissonneurs de la cause de Dieu.

Ce qu’ils font, ils l’accomplissent de grand cœur, librement, heureux de suivre la destinée qui est la leur, sur cette terre canadienne si riche en souvenirs, si vaillante dans l’effort.

Non, toute la France n’est pas morte avec M. le Marquis de Montcalm. Elle revit en ses enfants qui ont, à travers le temps, conservé leurs coutumes, leur religion, leur langage.

Que certains Professeurs, de passage, pour quelques heures, dans les universités canadiennes, cessent de traiter ces braves cœurs en parents pauvres. L’un d’eux proclamait, du haut de la chaire, à Montréal — pour la plus grande joie des Anglais — que les Canadiens parlaient « patois ».

Patois alors, le français de nos Normands, de nos Berrichons, de nos Picards, de nos Bretons !

Sont-ils moins français, les fils de nos provinces qui parlent notre langue avec le charme de leur intonation ?

Allons donc !

Oui, des bords de l’Atlantique à la Saskatchewan, de Québec à Edmonton, c’est le cœur de la France qui bat. Si un jour, par un cataclysme inouï, notre vieille terre gauloise perdait tout prestige et en arrivait à l’oubli de soi-même, nos frères du Saint-Laurent, tenant dans un poing qui ne tremble pas le flambeau que nous leur avons confié, rallumeraient chez nous le pur foyer de la civilisation latine.

Je songe à ces choses dans la chambre aux murs nus du Père Falher où le Christ consolateur offre son corps supplicié, là-haut, dans cette mission Saint-Bernard, à la pointe du Petit lac des Esclaves.

Proches, des voix d’enfants chantent.

Sur la neige, une religieuse passe, tenant un falot, la lumière bouge. C’est la seule étoile de cette solitude.

Une cloche tinte. L’Angélus ! Le Père Falher et le Père Blanchin font le signe de la croix.

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