L'épopée blanche
A L’OMBRE DE LA CROIX
A l’ombre de la croix, il y a des ombres qui se meuvent.
Ce n’est pas l’ombre de ceux que le Christ appela, après une nuit de prière, sur la montagne sainte.
Ce n’est pas Simon qui fut nommé Céphas, ni André, le pécheur de Bethsaïde, ni Jean, fils de Zébédée, ni Barthélémy que les prêtres des idoles arméniennes écorchèrent vif, ni Simon le Chananéen, ni Jude, ni Thomas, ni Jacques, ni Mathieu. Ce n’est pas Judas qui déjà portait dans son cœur le serpent d’envie.
Non, ce ne sont pas ceux qui « se tenaient debout tous ensemble sous le portique de Salomon » et qu’une multitude entourait, longue théorie montant vers le Temple de Jérusalem pour les voir et les entendre.
Non, non, ceux qui se trouvent à l’ombre de la Croix, ce sont les serviteurs fidèles, les cœurs naïfs et dévoués, les humbles et les chastes qui vivent une vie de labeur sans gloire, obscurément, et qui, après une rude journée, mourront dans la paix du Seigneur « parce qu’ils ont tout quitté pour le suivre sur les routes du monde, par amour pour lui ».
Ce sont ceux qui, ayant purifié leur âme, aident l’oblat à porter sa misère dans les régions les plus ingrates.
Aux heures de tristesse, ce sont les compagnons, les confidents, les amis, les frères.
Ce sont les apôtres inconnus qui marchent à côté des Porteurs de lumière ; ils n’ont pas l’éclat, mais ils ont la sérénité.
Ce sont des ombres qui se meuvent à l’ombre de la Croix.
Le Père a tout abandonné. Il est parti « orné de sa science et de son sacerdoce » pour glaner les âmes dans les champs infinis de l’incrédulité ; aux jours de la moisson, il nouera les épis en gerbe pour les offrir à Celui qui console et qui absout.
Il est l’incarnation la plus pure, la plus sublime de l’esprit de sacrifice, il est celui-qui-combat-en-avant.
Mais l’humble soldat le suit, toujours volontaire et volontairement effacé, il est humilité, il est obéissance, il est le Frère Coadjuteur.
A la forge, à la scierie, abattant les arbres de la forêt, relevant les filets sous la glace des lacs, tirant avec les chiens les traîneaux aux passes difficiles, halant les barges, semant le grain pour la première fois aux flancs de la glèbe nouvelle, poursuivant le caribou qui brâme, se penchant, paternel, sur les cœurs puérils, il est partout, c’est l’auxiliaire indispensable de l’envoyé de Dieu, missionnaire comme lui, Oblat comme lui.
Quand, à la voix des prêcheurs, les Chevaliers se sont armés, sur la terre occitane, pour délivrer le sépulcre du Christ, des cœurs croyants les ont accompagnés, ils se sont croisés pour courir sus aux Infidèles. C’est la foule de ceux dont l’Histoire n’a pas gardé le nom. Mais ce sont ceux qui au jour du sacrifice ayant payé leur dette de souffrance, sont montés s’asseoir à la droite de Dieu.
Pour la croisade des âmes, des cœurs aussi simples sont partis, la même foi les anime, ils n’espèrent rien que servir, obéir et mourir à l’ombre de la Croix.
Cette Croix, ils l’ont façonnée de leurs mains et l’ont placée, avec amour, sur le clocheton de l’église.
Il n’y avait rien sur la page blanche, la carte était nue ; avec une patience attentive leurs doigts noueux ont tracé des croix, et voici que s’éveillent à la civilisation, au monde, à Dieu, des régions inconnues : Saint-Jean-Baptiste à Mac Murray, la Nativité à Chippewayan, Sainte-Marie à Fitzgérald, Saint-Isidore à Fort Smith, Saint-Joseph à Résolution, Sainte-Anne à la Rivière-aux-Foins, que sais-je encore ? Notre-Dame des Sept Douleurs à Fond-du-Lac, au nord du grand lac des Esclaves et Notre-Dame du Rosaire dans la baie Dease, à l’extrémité du grand lac de l’Ours.
La rivière la Paix et la rivière aux Liards, la rivière Athabaska et la rivière des Esclaves reflètent, aux rares beaux jours, le signe merveilleux.
Mgr Faraud a dit :
— Le jour où nos bons et vaillants frères viendront à nous manquer, nous n’aurons plus qu’à fermer les portes de nos orphelinats, hôpitaux, hospices et à renvoyer aux horreurs de l’abandon, au fond des bois, tous les malheureux que nous avions sauvés.
Ils ont quitté la douce France ou les rives du Saint-Laurent pour vivre une vie de peine ; l’hiver arctique pèse sur leurs âmes, mais la désespérance n’entre pas. Tout les émeut, tous les console, un noël chanté par des voix enfantines devant une crèche qu’ils ont édifiée.
Tendrement ils ont façonné les personnages de la plus belle histoire du monde. D’un couteau naïf ils ont taillé l’âne et le bœuf, leurs doigts ont semé des étoiles sur le manteau de la Vierge ; est-ce parce que Joseph était charpentier qu’il a une barbe de copeaux ? Et voici les Rois, porteurs de myrrhe, et les bergers vêtus de peaux, et les chiens au regard fidèle.
Ces cantiques en montagnais que les orphelins chantent, ce sont eux qui patiemment les leur ont appris.
Tout est liesse et joie dans l’éternel dénûment où ils se trouvent.
C’est la voix du Frère Rio, qui monte dans les gorges de la rivière Nelson et qui chante, pour oublier sa peine, l’Ave Maris Stella, de Sainte-Anne-d’Auray, mais le rapide happe la frêle embarcation et le bouillonnement des eaux arrête la chanson.
La mort qui les guette les abat sur la route, en pleine activité, en pleine force, en plein travail.
La fatigue ne compte guère, la fièvre importe peu ; n’est-ce pas, frère Ancel, qui grelottant êtes tombé sur la neige pour vous relever dans un suprême effort et pour mourir ?
Frère Kearney, qui dira votre vie d’abnégation et de souffrances quotidiennes, vous qui avez conduit le Père Petitot de Simpson à Good Hope, au delà du Cercle Polaire, vous qui, perdu, à genoux dans la neige, avez invoqué le nom de Mgr de Mazenod et qui avez été entendu, filiation des âmes qu’un même amour a pétri ?
A Notre-Dame de Bonne Espérance, le Père Grollier qui n’avait vu personne depuis deux ans, s’écrie en vous apercevant :
— Dieu nous aime !
Il vous aimait vraiment ce Dieu qui fit de vous son serviteur le plus fidèle.
— Dieu nous aime !
Et le « petit frère » se met à l’œuvre. Il ne devait s’arrêter que cinquante-six ans après[55].
[55] Le Père Robin l’ensevelit auprès du Père Grollier, dont le petit frère avait lui-même creusé la tombe cinquante-quatre ans auparavant.
Il œuvrait tout le jour ; et la nuit, on le trouvait les bras en croix priant dans la chapelle, appelant au secours des humains la charité du Tout-Puissant.
Il faut espérer que nous aurons un jour la joie suprême de voir s’unir dans une même gloire et le Grand Evêque qui créa les Oblats et le dernier de ses serviteurs, le plus humble et le plus ignoré qui, jusqu’au soir de sa vie, pria pour le salut des âmes.
Celui-là, la mort vint le prendre en fin de journée, alors que sa tâche était accomplie.
Mais la liste est longue de ceux qui furent frappés avant l’heure.
Frères Rio, Welsch, Nicolas, Hand, Thouminet, où êtes-vous ? Où êtes-vous ? Et vous, Gaudmer, Portelance, Cadieux ? Et les autres, tous les autres ?
Les Sœurs Grises sont en prière, les Pères vous attendent depuis des heures, depuis des jours. Le gouffre bâille, il vous a pris ; la glace sournoise s’est ouverte ; le sauvage païen vous haïssait, vous passiez avec votre traîne et vos chiens, derrière un bouquet de saules un coup de feu est parti. Votre sang souille la pureté de la neige.
Et toi, Alexis Reynaud, ô mon frère, qui, comme moi, vins à la lumière dans ce Languedoc, fils du soleil et de la vigne, le Languedoc des garrigues caillouteuses où le thym croît, des oliviers à têtes rondes, des marais où paissent les taureaux noirs et les cavales blanches.
C’est bien la volonté divine qui t’a pris par la main et t’a conduit du Grau, qui vit partir le Saint-Roi-Chevalier, jusqu’aux rivages polaires. Dans la grande nuit de huit mois, tu n’as pas regretté les splendeurs nocturnes où passaient, avec l’errance des étoiles, toutes les légendes de notre vieille terre.
Et quand elles apparaissaient, tu reconnaissais le chemin de Saint-Jacques, l’Ourse et le Berger. Mais ici on ne les nommait plus dans la langue sonore, c’était Yedhtaa-thèn, Denintchyé, Thèn-Thosé.
Vigneron, Dieu t’avait promis aux célestes vendanges.
… On lui avait offert la prêtrise, il avait renoncé ; pareil à saint François d’Assise, il s’estimait indigne, il voulait servir simplement, se dévouer jusqu’à la mort.
Elle vint.
Mgr Clut lui avait donné la mission de conduire une orpheline aux Sœurs Grises du lac La Biche.
Il remontait l’Athabaska, où les rapides succèdent aux rapides. Un Iroquois guidait sa route. Mais devant la violence des eaux, il voulut couper à travers la forêt pour arriver plus tôt, plus vite.
Plus tôt ! Plus vite !
… On trouva, dans une clairière, des cendres, des tisons et des ossements calcinés, et, sous du sable, des débris humains.
Le sauvage avait abattu l’homme au moment où il priait. Il avait fait un abominable festin, puis il était parti, emmenant la fillette que nul ne revit jamais.
Sous une croix de bois, Mgr Clut a écrit lui-même :
R.I.P.
In memoria æterna erit justus
F. Alexis o. m. i.
Elle serait longue l’histoire de ces âmes naïves ; du reste mon ami le Père Duchaussois l’a contée avec amour[56] mais il me semble que j’aurais un remords d’oublier une des plus belles figures de la mystique de notre temps.
[56] Apôtres inconnus, 1 vol. Œuvres des missions, 75, rue de l’Assomption, Paris.
La vie du Frère Leriche qui semble échappée de la plume de ce Jacques de Voragines qui a bercé nos cœurs aux pures harmonies de la Légende dorée, feuillet du moyen âge arraché aux livres d’heures des monastères.
Il était pareil à ce jongleur, qui, pour honorer Notre Dame, avait repris ses hardes de baladin et chantait et dansait devant son Image.
A ceux qui s’indignaient, le Prieur disait :
— Heureux les simples, ils verront Dieu !
Et l’on vit Madame la Vierge ouvrir ses bras, se pencher et couvrir de son manteau le corps chétif du pauvre hère.
Frère Leriche était saltimbanque ; il allait de foire en marché, de la Mayenne à la Vendée, amusant les badauds par ses tours et ses jongleries, et gagnant à ce jeu une maigre pitance.
Souvent, le ventre creux, il s’endormait aux bords des routes, à la belle étoile « auberge du Bon Dieu qui fait toujours crédit ».
Un jour de misère trop dure, le froid, la pluie, la faim, le chassent à travers les rues où rien ne vit. Une église est là, accueillante. Il entre. L’ombre chaude l’enveloppe et le prend, peu à peu, il voit des lumières et des fidèles attentifs. Une voix monte qui parle de la Vierge. Ces mots qui se suivent font une musique très douce à son oreille. C’est un ronron qui chante, berce, console, et la vie qu’il mène lui fait soudain horreur. Il veut se reprendre, se racheter, se sacrifier totalement.
Mgr Grandin passe, qui demande des serviteurs. Il dit :
— N’oubliez pas que votre vie ne sera qu’un long martyre.
Et le saltimbanque va trouver celui qui se fit une gloire d’être « l’évêque pouilleux ».
— Monseigneur, si vous daignez me prendre, je suis prêt.
Le Prélat hésite, ce Leriche n’est pas un riche cadeau à faire aux missions. Faire un Oblat de ce coureur d’aventures qui, par vaux et chemins, amuse la canaille qui gouaille et rit ?
Un matin, l’Evêque, songeur, suit la route qui mène d’Aron à Mayenne. Un couple devant lui l’intrigue : un grand diable dégingandé qui conduit avec précaution une bonne vieille en coiffe paysanne, cassée par l’âge et les douleurs.
C’était notre homme qui menait sa mère à l’hospice, l’entourant de soins minutieux et de puériles tendresses.
— S’il y a place en ce cœur pour la pitié filiale on peut compter sur lui !
Et l’Evêque emmena le baladin.
Trente-deux ans après, Mgr Grandin prononçait ces mots devant la tombe où le corps qui avait tant souffert allait dormir son dernier somme :
— C’était un missionnaire très humble… le modèle des pénitents… un homme de Foi.
Ainsi vivent, ainsi meurent aux missions du Grand Nord les apôtres inconnus.
Ils ont à jamais renoncé aux biens de ce monde, rien ne les signale à l’attention de ceux qui passent, mais Dieu les voit, ce sont des ombres qui se meuvent à l’ombre de la Croix.