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L'épopée blanche

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DANS LA PRAIRIE

La Robe-noire, l’homme-de-la-prière, n’est pas venu.

Dans la prairie immense, l’Indien est roi.

Cris de la forêt, pacifiques et doux, errants de la Saskatchewan au petit lac des Esclaves.

Cris des prairies, libres, farouches et fiers.

Les jeunes filles chantent en cadence les fastes de la tribu. Les guerriers sont partis sur leurs chevaux rapides. Les Pieds-Noirs ont été surpris ; à l’arçon de la selle pendent les chevelures. Gloire à ceux qui reviennent victorieux !

Mais les Sikxikakowea sont cruels. Gens du Sang et Gens du Butin, tout ce qui n’est pas Pied-Noir a été exterminé.

Les Assiniboines, alliés des Cris, ont du sang de Sioux dont ils parlent la langue. Ils ont leur terrain de chasse depuis la rivière Souris jusqu’à la rivière Athabaska.

Les Montagnais-Chippeweyans ne connaissent pas la guerre. Leurs canots glissent sur les eaux du lac Caribou. Ils vivent, paisibles, de chasse et de pêche.

Dans la prairie immense, le Grand Esprit charitable a fait naître le Buffalo.

Les ancêtres ont transmis aux anciens les lois de la Prairie. Les chasseurs doivent s’y soumettre.

Les guetteurs s’arrêtent. Leur haute silhouette se détache brune sur le ciel clair. Ils sont hiératiques et beaux, chevaux et cavaliers sont des groupes de bronze. La main haute, le regard fouille l’étendue.

Rien ne bouge dans la prairie immense et rien ne vit.

Si, là-bas, à plusieurs milles, une tache noire sur l’herbe courte et jaunâtre.

Les bisons formidables paissent en sécurité.

Un geste et la ruée commence : dans un galop furieux, les chevaux s’enlèvent.

C’est un horrible carnage dans le beuglement éperdu des bêtes traquées, l’aboi des chiens et le cri des chasseurs.

Les naseaux fumants, l’œil rouge, la langue pendante, battant la prairie d’un sabot affolé, les grands bœufs sauvages veulent fuir…

Lugubre boucherie, inutile hécatombe !

L’Indien et le bison, fils de la liberté, qui dira vos combats dans la prairie immense ?

Sur l’herbe rouge, les bêtes sont dépouillées et puis c’est le retour de la tribu. Longue ripaille autour des feux, dans l’insouciance du lendemain.

Demain ! A quoi bon ! Le Soleil-Dieu nous éclaire, les rites ont été accomplis, le fagot sacré, l’ékestokisim a brûlé au moment même où l’astre est monté au ras de l’horizon ; la vierge a dormi le sommeil de guerre cependant que les sorciers haranguaient la nation ; les sept ordres de guerriers ont dansé et vanté leurs exploits ; les jeunes hommes se sont mutilés ; par les plaies béantes, le sang ruisselle.

Pardonnez-leur, Seigneur, ils ne savent ce qu’ils font. Personne n’est venu leur donner des paroles de paix. Que savent-ils ?

Il y a par le monde un esprit bon et un mauvais esprit.

Manitou et machi manitou. Yédarié néson et yédarié slim.

L’un parfois domine l’autre, tissant les jours de joie ou de peine.

Indiens de la forêt ou de la plaine apaisent les mauvais esprits par des sacrifices sanglants.

Une morale existe : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas se mettre en colère, mais la vengeance est un droit sacré.

Le ciel est un pays de chasse où les buffles vont en troupeaux.

L’enfer, une gorge dans la montagne, où règne un froid éternel, sans un brin d’herbe, sans une bête errante. On a faim sans pouvoir se rassasier, on a soif sans pouvoir se désaltérer et personne ne peut mourir !

La force seule compte. La pitié n’entre pas dans le cœur des humains. Le vieillard, la femme, l’enfant ? Faiblesses inutiles.

Le grand-père rôde autour du foyer, cassé, les paupières rougies, les mains tremblantes se tendent…

— Va-t’en, il n’y a rien pour toi. Que fais-tu parmi nous ? A quoi sers-tu ? Tu ferais bien mieux de mourir…

Sa mémoire vacillante lui rappelle que ces mots, lui-même les a prononcés alors qu’il était un guerrier valeureux ; résigné, il se retire, essayant de disputer aux chiens de quoi subsister jusqu’à demain… demain on verra, aujourd’hui seul importe.

Mais aux beaux jours ont succédé les heures de détresse, le renne manque, l’orignal a fui, les jeunes hommes sont revenus ayant en vain battu les bois. La faim mord la tribu aux entrailles.

Il faut partir, aller plus loin, ailleurs… et la horde se met en marche. Les vieux alors sont des fardeaux dont il faut s’alléger.

Au petit jour, on a levé le camp. L’ancien se réveille. Quoi, plus de bruits autour de lui ? Où sont les marmots piailleurs, pourquoi n’entend-on pas la voix criarde des femmes ? Où est l’errance fouineuse des chiens ? Qui a replié la loge en peau de caribou ? Il n’y a plus que la cendre dispersée, des os calcinés et des tisons éteints. Il est tout seul, tout seul.

Suivre la piste, comment le pourrait-il ? On lui a laissé des branchages sous lesquels il pourra se blottir lorsqu’il se sentira mourir. Ainsi les bêtes de la forêt ne dévoreront pas son corps abandonné.

Il sait que la tribu repassera dans un nombre déterminé de lunes et ses os alors seront ensevelis. Son esprit est en paix.

Et le vieillard attend la mort. Les heures de cette agonie sont longues, ses doigts décharnés se crispent sur son ventre parcheminé. La nuit amène sa terreur, l’ombre est peuplée de bêtes voraces… et déjà luisent les prunelles des loups.

La femme vit dans l’abjection la plus complète. Bête de somme, souffre-douleur, esclave.

Elle n’est pas la compagne, c’est la chose dont on peut disposer à son gré. Battue, humiliée, ravalée aux pires besognes, elle doit s’estimer heureuse de vivre.

Souffrances, privations, travail, c’est sa part la meilleure avec pour récompense les coups, la mutilation ou la mort.

Impure, elle doit se frayer une route hors des sentiers de la tribu. Elle doit dormir hors de la tente et hors du camp, elle met bas comme une bête de la forêt, sans parents, sans amis, toute seule. Aussi, les petites filles, le plus souvent, on les tue, la mère les étrangle elle-même ou les abandonne, parfois le père les dévore.

Ainsi la femme expie la chute de l’homme.

La faute originelle n’a-t-elle pas été commise par une femme ! N’est-ce pas elle qui a dérobé la vessie pleine de graisse de moelle, cette graisse si douce et si appréciée ?

Et le Grand-Esprit a puni les hommes qui souffrent désormais tous les maux de la vie. L’aventure est certaine.

Ecoutez, c’est la tradition qui parle :

« Aux premiers âges du monde, deux guerriers sont partis et se sont égarés… Après des journées de marche, ils arrivent sur une montagne où demeure un géant. Il y a dans ce lieu beaucoup de flèches. Le géant leur en donne deux très puissantes et leur dit :

«  — Quand vous tuerez un animal, ne reprenez pas la flèche, elle vous reviendra d’elle-même.

«  — Oui, disent-ils.

« Or, le plus jeune avise un écureuil, lui décoche sa flèche… puis il court la reprendre.

« Dès qu’il l’a saisie, la flèche s’élève dans les airs, entraînant le chasseur.

« La flèche ne s’arrête qu’au ciel. Là est une terre en tout semblable à notre terre. L’homme y rencontre une vieille femme dont les deux filles n’ont qu’un dessein : faire mourir l’imprudent qui est entré dans leur loge.

« Elles ont le sein rempli de bêtes malfaisantes. Elles trompent l’homme qui, pour se venger, déchire leurs vêtements.

« Alors toutes les bêtes immondes se sont répandues sur le monde. C’est depuis ce temps-là qu’il y a des méchants sur la terre. Mais la vieille dit à l’homme :

«  — Fie-toi à moi ! Je vais te faciliter le moyen de retourner vers ta tribu.

« Elle attache le jeune homme à une longue lanière en peau de caribou et le fait descendre par un trou.

«  — Dès que tu auras touché le sol, lâche la corde.

« L’homme ayant pris pied, obéit, la lanière remonte au ciel.

« Mais il se trouve dans l’aire de l’orepalde, le grand aigle qui se nourrit de chair humaine. Le rapace dort.

« En ravissant les plumes de l’aiglon, l’homme parvient à s’évader et retrouve son camp. Mais la vengeance est dans son cœur et, depuis lors, il porte en lui la traîtrise des femmes. »

… Tout ce qui est faible et sans défense est méprisé, bafoué ; la femme, l’enfant, le vieillard, ne sont plus des créatures de Dieu.

La Bête de l’Apocalypse est lâchée dans la Prairie immense où seule la force est orgueil.

Dans ces âmes frustes, il n’y a pas de place pour la tendresse, pour la pitié et pour l’amour.

La dissolution règne dans tous les camps.

Les hordes chevauchent de l’est à l’ouest la terre vierge, cette terre où demain surgiront les cités. Là où naîtront Winnipeg, Edmonton, Kamloops, Saskatoon, Prince-Albert, Calgary, l’herbe pousse courte et drue. Les Indiens passent, la mort en croupe. La souffrance et la misère règnent sur la Prairie.

Mais l’heure de Dieu va sonner.

De l’Orient vient la lumière. La Nouvelle France conserve le prestige affectueux des découvreurs français, de là comme aux temps héroïques vont partir les premiers pionniers.

Et la vieille terre de France va donner les meilleurs de ses fils.

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