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L'épopée blanche

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SOUS UNE TENTE EN PEAU DE BUFFLE

Dans son tipi conique, Sapomarxikaw va mourir !

Sapomarxikaw, Pied-de-Corbeau, chef de la tribu des Siksikas, le guerrier sans reproche, qui mena son clan au combat et lui donna la gloire d’être le plus redoutable et le plus redouté.

Pied-de-Corbeau, l’ami d’arsous-kitsi-parpi, de ce Père Lacombe admirable, qui autrefois scella dans le sang une amitié jamais démentie.

Les Cris avaient surpris la nation des Pieds-Noirs : ils en faisaient un grand carnage. Pied-de-Corbeau et ses jeunes hommes s’étaient jetés dans la bataille avec l’ardeur qu’ils tenaient des ancêtres. Le vieux chef Natous — le Soleil — l’avait pressé sur son cœur, lui disant :

— Mon fils, il faut sauver notre nation, mais sauvons avant tout la Robe-noire.

L’homme-de-la-prière, sa bannière blanche dans une main, sa croix d’Oblat dans l’autre, est au cœur de la mêlée. Une balle l’abat.

Alors Pied-de-Corbeau pousse son cri de guerre, son appel fanatise ses troupes. Le jeune chef s’élance, hurlant aux Cris et aux Assiniboines :

— Vous êtes des chiens ! Vous avez tiré sur arsous-kitsi-parpi, vous avez tué l’homme-de-la-prière.

Les Cris, honteux, se retirent.

Le sang versé par le prêtre avait apaisé les démons du carnage.

La protection de Dieu s’étendait sur le camp. Et les Pieds-Noirs, orgueilleux de leur race, rendirent hommage à celui qui vint leur apporter les paroles de paix.

Les années se sont écoulées, dures et pitoyables pour l’Oblat, errant d’une tribu à l’autre, prêchant la mansuétude et l’amour aux frères ennemis. Pied-de-Corbeau est devenu un chef fameux, il a conduit avec bonheur Gens-du-Sang et Sarcis à la poursuite du bison.

Il est l’ami loyal et fier sur qui l’on peut compter aux jours sombres.

Ces jours arrivent, révolte des métis, insurrection, batailles. Pied-de-Corbeau a promis au Père Lacombe que les Pieds-Noirs seraient fidèles. Ils le seront.

Quand la lune affamée se leva sur la prairie, non plus pour vingt-huit jours, mais pour des mois, sous leurs tipis de peaux de buffles, les Pieds-Noirs attendaient la mort, souffrant plus de l’humiliation que de la famine.

Ils mangeaient les carcasses empoisonnées des loups, faisaient « chaudière » avec les os des bœufs blanchissant dans le plaine.

Le Père Lacombe avait obtenu d’Ottawa des semences, des vivres, et l’espoir était revenu au cœur des hommes.

Dans la prairie, la nouvelle est passée plus vite qu’un cheval de chasse :

— Les jours des blancs sent comptés, et le buffle va revenir.

Gros Ours, le chef des Cris de la prairie, dont la réserve est voisine du lac de la Grenouille, parcourt la plaine et se signale par ses atrocités.

Le Jeudi Saint 2 avril[46], les Pères Fafard et Marchand sont massacrés ! et leur église flambe !

[46] 1885. Les Pères Fafard et Marchand, tous deux o. m. i.

Une vieille sauvagesse montagnaise — nouvelle Véronique — essuie le visage saignant des martyrs.

Donnez-leur, Seigneur, le repos éternel et que brille sur eux la lumière sans fin.

Les Pieds-Noirs sont aussi loyaux que braves. Le chef et les guerriers ne bougent pas.

Aujourd’hui, dans son tipi, Sapomarxikaw va mourir !

Et les hommes de la médecine, les sorciers sont accourus. Pour chasser les esprits du mal qui rôdent, les crécelles grincent, les tambours battent, les cris montent, assourdissants. Les incantations magiques s’élèvent, puis les prières, et puis les chants.

Un silence.

Un vieillard se lève :

— O Manitou ! O Grand Esprit ! Ecoute les exhortations de ton peuple. Ce guerrier que tu vois couché, je l’ai vu sur son cheval qui se cabrait, il portait à sa ceinture les chevelures ennemies, preuve de sa vaillance.

Il nous a fait suivre la loi des ancêtres. Nous avons écouté ses conseils. Aux temps heureux, c’est par centaines que les buffles ont été abattus. Il a été bon, hospitalier, secourable, il a aimé les pauvres, ô Manitou, ô Grand Esprit, laisse-le parmi nous.

Et les clameurs recommencent ; un sorcier harangue les mauvais Esprits, cause du mal, une horrible vieille édentée, les cheveux au vent, le visage exsangue, pousse de rauques aboiements ; un sorcier souffle de la cendre sur le feu, pour éteindre la douleur qui brûle comme la flamme. On promène des fétiches autour du camp.

Les hommes jeunes sont abattus, les femmes déchirent leurs vêtements, les enfants pleurent, les chiens, le museau droit, hurlent à la mort. Dans le tipi en peau de buffle, cependant, le grand chef va mourir.

A son chevet, il y a un Oblat. De Calgary, un médecin arrive, les sorciers le chassent.

Le Père Doucet reste seul au milieu des vociférations.

Pied-de-Corbeau n’est pas un converti, mais il y a longtemps que ses fils sont catholiques : il a défendu l’entrée de sa réserve aux ministres protestants.

Il a dit bien souvent :

— Notre Grand’mère la Reine nous donne le pain, mais le Père Lacombe nous donne plus encore, il nous donne la consolation.

Consoler, divine mission, richesse de l’âme ! Que peut la raison contre l’amour[47] ?

[47] La raison n’a jamais séché une larme. (Chateaubriand.)

Lui a peur de ne pouvoir observer la loi divine. Il ne se croit pas assez pur, assez bon… et les jours ont passé après les jours et voici le dernier qui se lève.

Le missionnaire est toujours là, il ne l’a pas quitté.

Seize heures coulent une à une, les hommes de la médecine sont déchaînés.

Pied-de-Corbeau fait un signe. Tout se tait.

— Appelle mon frère et mon beau-frère.

Et le Père Doucet envoie chercher Trois-Bœufs et Rabbit-Carrier.

Puis le chef ordonne :

— Qu’on m’habille !

On le revêt de ses vêtements d’apparat : jaquette en peau de daim, mitaines en peau de jeune buffle, panache de plumes de corbeau (ekkinam).

Un jeune guerrier lui apporte son calumet de cérémonie et le lui met entre les lèvres.

— Trois-Bœufs, mon frère, la tribu est entre tes mains. Approche, Rabbit-Carrier, et dis-moi le chant de la guerre de Siksikas.

Et l’Indien, grave, chante des mémorables faits de la tribu.

« Nous, les Siksikas, nous sommes les guerriers par excellence. Nos territoires de chasse sont immenses : ils s’étendent des sources du Missouri à la rivière Saskatchewan, des Rocheuses à la Prairie sans fin.

« A l’époque où le cheval n’existait pas, nous forcions le buffle à la course. Nos mocassins se sont teints de la cendre de la Prairie en feu, c’est pourquoi on nous appelle Siksikas, les Pieds-Noirs. Puis, nous avons pris les chevaux de nos ennemis et nous avons alors défié le vent.

« Nous avons fait la guerre et nous avons vaincu les Cris, les Assiniboines, les Sioux, les Corbeaux, les Têtes-Plates, les Kutenais.

« Nous sommes les Siksikas ; les Kainahs et les Piégans sont nos frères, les Atsinas et les Sarcis sont nos cousins.

« Napi, le Vieil Homme, nous protège et Natsous nous donne la puissance. »

Lutte du passé qui s’efface et de l’avenir qui point.

Natsous, le soleil, la fête de la tribu, les danses, le courage des jeunes hommes qui veulent devenir des guerriers, et, près de lui, calme, la Robe-noire, l’homme-de-la-prière, frère de son ami, arsous kitsi parpi.

Le crucifié est-il le sauveur des âmes, accueillera-t-il celui qui a fourni une rude journée ? Il a fait trembler ses ennemis, mais il a protégé les faibles.

Visiblement, la grâce est en lui, alors Sapomarxikaw tourne son regard vers le Père Doucet. Celui-ci comprend, il se penche vers l’agonisant :

— Veux-tu recevoir le baptême ?

Le chef de la nation Siksika lâche le calumet qui tombe et de sa main droite fait un grand signe de croix.

L’Oblat prononce les paroles rituelles.

Les lèvres du mourant remuent : quelles paroles expirent dans un souffle, quelles prières, quels espoirs, quels regrets, quelles réminiscences ? Seul, le Seigneur pourra comprendre. Lui seul écoute, lui seul entend.

Dehors, les hommes de la médecine redoublent de fureur.

Sous le tipi conique, le grand chef est immobile et son âme est ailleurs. Elle monte, sereine et confiante, plane au-dessus de cette Prairie qu’elle a tant aimée, et s’élève jusqu’au seuil de l’Eternité où règne Celui qui juge les vivants et les morts.

Il n’est plus.

Un coup de feu abat son cheval favori. Tout un peuple est désespéré.

Près de la dépouille du chef, il y a une Robe-noire qui prie à genoux, de toute la ferveur de sa foi.

*
* *

Sur une croix en granit blanc, on a gravé une date et un nom[48].

[48] (Crowfoot, père de son peuple, 24 avril 1890.)

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