L'épopée blanche
« JE ME SOUVIENS »
En ce temps-là, un noble lord entreprit d’établir, au confluent de l’Assiniboine et de la Rivière Rouge, « une oasis de civilisation au milieu des prairies et des forêts où erraient les tribus sauvages ».
Mais, « pour civiliser, pour coloniser, il faut le sentiment chrétien », et lord Selkirk, protestant, s’adressa au représentant de l’Eglise catholique.
Gloire impérissable de Norbert Provencher[10] et du jeune séminariste Sévère Dumoulin, qui partirent de Montréal-Ville-Marie — sur un canot d’écorce pour aller vers l’ouest porter la parole du Christ et ouvrir aux Indiens le Royaume de Dieu[11].
[10] Mgr J. Norbert Provencher, premier évêque de Saint-Boniface, 1787-1853.
[11] 19 mai 1818.
Premières heures si pénibles d’un apostolat qui devait être si fécond.
Comme saint Paul, ils devaient éprouver la faim, le froid, la soif, l’hostilité de la nature et l’ingratitude des hommes.
Œuvre admirable édifiée avec amour, mais œuvre trop vaste pour les épaules de quelques-uns. Les collaborateurs, rebutés, épuisés ou vaincus, regagnaient Québec, la douce ville. Le prélat était un chêne robuste, seul debout au milieu de la plaine où l’orage a tout ravagé.
Alors Mgr Provencher appelle les Oblats et Mgr de Mazenod, l’homme au grand cœur, envoie ceux que Dieu a choisis pour être « la lumière des nations et pour porter le salut jusqu’aux extrémités de la terre[12] ».
[12] Isaïe, XLIX. 6.
* *
A soixante-quatre kilomètres à l’ouest du Fort des Prairies[13], un lac que les Cris appelaient lac du diable, avant que l’homme-de-la-prière l’eût consacré à sainte Anne, protectrice du Canada.
[13] Aujourd’hui Edmonton.
Mission de Sainte-Anne, première étape vers le Nord, d’où va partir la pensée divine.
Longues courses du fidèle J.-B. Thibault, chez les Sauteux, les Cris et les Dénés.
J.-B. Thibault, compagnon de Mgr Provencher, âme ardente, cœur valeureux, esprit inébranlable, d’une humilité si grande.
A sa parole, toutes les races accourent, toutes les tribus se lèvent.
La Robe-noire est là ; Loucheux, Peaux-de-lièvres, Couteaux-jaunes, Castors, viennent à lui. Il est lumière et son passage est un rayonnement. Ah ! les joyeuses pâques de l’an de grâce 1845 sur les rives du lac Sainte-Anne.
Le Christ sans tache a réconcilié les pécheurs avec son Père. C’est la résurrection d’un peuple qui renaît à la grâce divine.
Et l’apôtre, vêtu d’étoffe grossière, vit dans une pauvreté primitive, jeûnant quatre jours alors qu’il se rend à l’île de la Crosse.
L’île de la Crosse qui va devenir « un berceau d’évêques »[14], verte oasis sur les eaux vertes du lac. C’est l’espérance qui se lève et c’est la joie qui vient.
[14] Quatre grands évêques : Mgr Laflèche, Mgr Taché, Mgr Faraud et Mgr Grandin.
— Hâtons-nous, disent les sauvages, nous allons peut-être mourir et nous n’aurions pas le bonheur de voir Dieu.
Jean-Baptiste Thibault, celui-là, était une modeste Robe-noire, une de ces humbles fourmis de l’armée régulière de Dieu, un membre de ce clergé canadien-français si admirable, qui multiplie les œuvres, qui au lendemain des heures douloureuses du traité de Paris, sut, au milieu des dangers, rassembler le troupeau autour de l’autel et garder dans un même espoir, son Dieu, son verbe, son origine.
Immortelle parce qu’elle a germé dans la persécution et qu’elle a su affirmer sa volonté de vivre.
Ecoutez ! De Québec à Montréal, c’est tout autrefois qui subsiste et qui passe avec la voix des cloches.
Et de clocher en clocher, de cime en cime, le vol de la race s’élargit ; c’est le parler du vieux pays que l’on entend de Winnipeg à Edmonton, de Calgary à Grouard ; au bord des lacs, sur la rive des fleuves, au cœur de la prairie en fleurs, sur la pente des monts, c’est la civilisation française qui vibre et qui vit, gesta Dei per Francos !
Honorons ceux qui ont pris à Québec sa devise : Je me souviens. C’est la gloire des premiers pionniers catholiques d’avoir porté l’Evangile dans le Nord et dans l’Ouest. C’est à eux, c’est à leur souffrance — auréole qui les grandit — que l’on doit la conquête d’un pays aux ressources immenses, ce qui est bien, et le rachat des âmes, ce qui est mieux.
Je me souviens, c’est Jacques Cartier, c’est Champlain, c’est Maisonneuve et ces messieurs de Ville-Marie, c’est le sang précieux de Jogues, de Brebeuf, de Lallemand, de La Lande, de Messager et d’Aulneau, coulant sur la terre nouvelle et la fécondant.
C’est le chemin du martyre montré aux Pères Le Roux et Rivière, o. m. i. Aux temps héroïques ? Non, en octobre 1913. Ce passé est d’hier, et plus que jamais tous ces morts sont vivants.
Je me souviens. C’est le Canada qui chante un hymne de confiance et d’amour.