L'épopée blanche
LA MORT DU SAGE
— Non, non, n’entrez pas. Le Père dort.
Et le R. P. Seguin pousse doucement, vers la porte, les Peaux-de-lièvres assemblés.
Le Père va mourir ; de loge en loge, la nouvelle a couru et tous sont venus vers celui qui leur apporta la lumière.
Ils vont sortir, mais une voix faible s’élève :
— Laissez entrer mes enfants.
Les voici dans la chambre, hésitants et timides. Le Père, leur Père est là, sur un misérable grabat, étendu, émacié, livide et déjà hors la vie.
Hutte de Good Hope, faite de troncs d’arbres superposés, tout à tour chambre, cuisine, atelier, réfectoire, parloir, église où Dieu descend à l’appel du Prêtre, Dieu de Bethléem, Dieu de la pauvreté.
Celui qui gît sur ce lit de souffrance, c’est le meilleur d’entre tes fils. Ce Père Grollier admirable, qui a porté la croix du Sauveur, a mari usque ad mare.
C’est un bon ouvrier, sa journée est finie. O Seigneur, donnez-lui votre paix !
Les Peaux-de-lièvres sont à genoux. Ils prient.
Et la prunelle de l’apôtre s’illumine — cette œuvre est la sienne. Le premier, il a évangélisé ces hommes, le premier il a immolé l’Agneau sans tache aux dernières marches du monde.
A travers la membrane parcheminée qui sert de vitre, il aperçoit la grande croix que, hier, son confrère a plantée. Un sourire tend ses lèvres, on l’entend murmurer :
— Je suis content, je suis content, je meurs heureux maintenant que j’ai vu l’étendard de Notre-Seigneur élevé jusqu’aux extrémités de la terre.
Jadis, l’émir Okba, poussant son cheval dans les flots sur la côte marocaine, attestait Allah qu’il avait apporté sa puissance aux limites des régions connues.
Dans une même pensée, deux destinées s’affrontent, l’une faite de violence et de sang, l’autre de paix et d’amour.
Le conquérant porte son Dieu à la pointe du glaive, le sabot des chevaux heurte des crânes d’enfants qui s’ouvrent comme des grenades trop mûres. L’apôtre déchire ses pieds aux cailloux des chemins, il n’a qu’une arme : la parole et cette parole est de miel.
Good Hope ! Notre-Dame de Bonne Espérance !
Les Peaux-de-lièvres sortent, d’autres entrent, s’agenouillent et prient.
— Laissez, laissez, mon Père, ce sont mes enfants.
Oui, ses enfants, au sens absolu du mot. Il les a créés à la vie spirituelle, il les a disputés, un à un, au paganisme, à l’hérésie, pour eux il a souffert.
Ne l’a-t-on pas trouvé errant sur un lac, ayant mangé jusqu’à ses mocassins, passant et repassant sa main sur son visage d’un geste convulsif ?
N’a-t-il pas tendu ses pieds gelés, aux chairs livides, à la pince du métis Pierre Beaulieu ?
A chaque ongle arraché, le sang giclait, il offrait à Dieu sa souffrance.
A Mac Pherson, le commis du Fort de traite refuse de le recevoir ; il reste seul au bord de la rivière, du 28 juin au 4 août, proie des maringouins qui l’assaillent, mourant de faim près d’un logis abondamment pourvu.
Mais la foi le conduit. Da mihi animas ! Donnez-moi des âmes. Et ces âmes, il les recherche chez les Montagnais, les Mangeurs de Caribous, les Couteaux-jaunes, les Plats-côtés-de-chiens, les Esclaves, les Peaux-de-lièvres, et chez les Esquimaux.
Apre au combat, son ardeur l’emporte au delà des forces humaines. Maintenant son œuvre est accomplie, le mal qui le dévore ne lui pardonne pas. La toux déchire sa maigre poitrine.
Tous sont partis, il est seul désormais et sa main retombe accablée. Une douce sensation le ranime, quelqu’un est là, dans l’ombre… les doigts s’écartent et cherchent… c’est un chien. Un de ses compagnons de misère. Avec lui, il a connu les bordillons et les pistes glacées, les longues nuits polaires où ils ont dormi côte à côte.
Le bon vieux chien lève vers lui ses prunelles mouillées et l’apôtre se souvient alors qu’il est de Montpellier, la cité de saint Roch. Comme Roch, il s’est fait pèlerin sur la terre pour la cause de Dieu et le salut des âmes.
N’est-ce pas le 16 août 1858, le 16 août, fête de saint Roch, qu’il arrivait à Fort Simpson, cœur du Mackenzie ? Heureux présage, double destinée, harmonie d’une même vocation.
Là-bas, à des milliers de milles, par-dessus les terres, au delà des mers, la ville dort, écrasée de soleil, la ville de son enfance studieuse, la ville où le ciel bleu se fond à l’infini dans le bleu de la mer.
Le sang de la terre méridionale brûle ses veines et exalte son cœur. C’est de là-bas que sont partis les serviteurs de Marie.
Mgr de Mazenod savait que ses enfants, un jour, auraient besoin d’un rayon de soleil. C’est ce soleil qui illumine leur âme et réchauffe leur cœur aux soirs maudits où la nature est rebelle. Soleil de votre Foi, rayon de votre Amour, Seigneur !
Mgr de Mazenod, qui l’ordonna prêtre, l’offrit à Mgr Taché comme le « présent de son cœur », mais à trente-huit ans il termine sa course, il est fourbu, il est brisé, il va mourir :
— Prenez-moi, mon Dieu, je ne suis plus bon à rien sur cette terre. Tous mes désirs maintenant sont du côté du ciel. Toujours vous voir, divine Eucharistie, vous aimer pendant l’Eternité.
Et l’aube arrive qui voit finir sa peine.
Maintenant, l’apôtre du cercle arctique dort du sommeil de la terre. Il repose, selon sa volonté, dans le cimetière de Good Hope, entre deux sauvages, le visage tourné vers la croix.