L'épopée blanche
VERS L’OUEST
La caravane se met en route, comme autrefois, de l’est à l’ouest ; wagons bâchés tirés par des bœufs, escortés des hommes, à cheval.
Elle traverse la prairie monotone. Rien ne l’arrête : ni les rivières, ni les marécages, ni la glace, ni les maringouins, ni la neige.
Des semaines, des mois, hommes et bêtes cheminent.
La fièvre les décime, des tombes marquent les étapes, mais l’espérance est avec eux.
Des âmes faibles, moins bien trempées, ploient sous la misère des jours. Le Père Giroux se multiplie, tout zèle et toute charité.
Il va ranimant les cœurs, exaltant les courages : un bon mot, un refrain, et voilà la caravane dans la joie, la route paraît moins pénible et moins longue.
— Allons, mes fils, trois jours encore… plus que deux jours… demain.
Demain, c’est le repos ; demain, c’est l’espérance. Demain, c’est la chanson qui berce les hommes au rythme lent des bœufs.
Enfin ! c’est la Terre Promise. Là-bas, par delà le lac, se dresse la mission. Sur la colline, voici la Croix.
C’est l’arrivée tumultueuse, dans le cri des cavaliers, le rire des femmes, les appels des enfants, l’aboi des chiens, seuls sont placides les bœufs puissants et doux.
Mais la mission Saint-Bernard n’est qu’une halte. Il y a quarante milles à franchir, les plus durs peut-être, les plus terribles. On les fait dans la joie du but prochain, du désir enfin réalisé.
La terre est là. C’est maintenant que la peine commence.
Rude tour de force d’avoir déraciné des gens de l’Est pour les transplanter dans l’Ouest, miracle de les avoir mis sur la bonne route, miracle de tous les jours de les garder, de les soutenir jusqu’au bout. C’est maintenant qu’il faut persévérer, qu’il faut avoir vraiment l’esprit du sacrifice.
Un home-stead, 160 acres de terre, pour la minime somme de 10 dollars. Un chez soi pour si peu ! Oui, mais ce que cela représente de travail, d’énergie, de souffrances morales et physiques !
Tout est à créer : maison, grange, étable, champ, clôture, tables, lits, armoires, chaises, ces mille riens dont l’usage est journalier et que l’on se procure si facilement dans le bourg ou la ville. Mais ici ? Dans ce pays neuf, inculte, sauvage ?
Il faut tout faire soi-même, avec des moyens de fortune. Un colon doit être charpentier, menuisier, forgeron, bourrelier, vétérinaire, chercheur d’eau[5].
[5] L’eau douce est un des grands problèmes de l’Ouest canadien.
Sur ces 160 acres non défrichés encore, le colon et surtout sa femme, se sent seul, loin de tout, il a la sensation d’être isolé, perdu. Les hivers sont durs, les nuits longues.
Dieu ne l’oublie-t-il pas ?
Au début, il n’y a pas d’église ; or, l’église, pour le Canadien, est son second « foyer ».
La solitude enfante des terreurs : il y a les Indiens, les ours, les loups ! Et pourtant les Indiens sont de pauvres Cris, timides et doux, qui, bons voisins, ne demandent qu’à se rendre utiles, ce ne sont plus les Iroquois féroces de jadis qui mettaient en péril Montréal.
Il appréhende aussi la faim ; les premières moissons ne sont pas toujours très brillantes ; le colon n’a pas l’expérience de l’Ouest. La chasse ? Courir après l’orignal ? on peut s’égarer, on s’égare dans la forêt et c’est la mort certaine.
Le découragement naît dans son cœur comme un mauvais désir.
Alors paraît le missionnaire.
Dès qu’il y a un noyau de catholiques, Mgr Grouard établit un de ses prêtres, un Oblat.
Au Père Falher, qui m’explique ces choses, je dis :
— Je connais ces installations : une humble cabane de troncs d’arbres, couverte d’écorce, pas de plancher, une table sert d’autel, un rondin de sapin et voilà le siège. Dans un coin, le Père étend une couverture de laine, c’est là qu’il dort, n’est-ce pas ?
L’Oblat a un sourire :
— Vous ne voudriez pas que le curé soit mieux logé que ses paroissiens !
Tenez, je crois que ce sont les plus beaux jours de sa vie qu’il passe là. C’est dans la pauvreté qu’on fait le bien.
Le premier missionnaire, curé de Falher, est un ancien sergent, s’il vous plaît, qui connaît toutes les sonneries de son régiment et qui vous les siffle… Un Breton de chez nous, un dévoué, un humble, sachant se donner sans mesure. Tout à tous.
Il a compris son sacerdoce.
Tous les jours que Dieu fait, il est en chemin ! Il va de ferme en ferme, disant sa messe ici, prêchant là, exhortant les uns, consolant les autres : été comme hiver, sous le soleil, dans la tempête, il va, toujours sifflotant, toujours gai. Il porte la parole qui encourage et soutient, mais aussi des conseils. Le soir, à la veillée, il donne des nouvelles, c’est une gazette errante : à Québec, on dit… aux Etats, on fait… et les enfants… Ah ! les enfants ! On n’a pas pu les emmener, ils sont à Grouard chez les bonnes Sœurs de la Providence, sœurs maternelles bénies de Dieu.
Grouard est le corps dont Monseigneur est l’âme. C’est là que les colons de Falher sont reçus, gratis pro Deo, en arrivant au pays. On les héberge, on leur prête les premiers instruments aratoires, les semences nécessaires, l’indispensable.
Ce que Grouard et Mgr Grouard ont fait pour Falher, ils l’ont fait pour les autres colonies.
C’est Monseigneur qui a fait bâtir les églises de Slave-Lake, de Kinaseco, de High-Prairie, de Spirit-River, de Grande-Prairie, de Lessmith, de Kleskeenhill, de Peace-River, de Pouce-Coupé. Et comme les colons sont trop pauvres, c’est Monseigneur qui entretient ses prêtres.
— Vous avez laissé le curé de Falher, mon Père, à la veillée.
— Excusez-moi… vous connaissez la veillée canadienne, veillée traditionnelle où revit la France d’autrefois ; les parents, les amis sont là, les anciens content de sempiternelles histoires ; à l’abri de leurs mains, les femmes chuchotent des secrets connus de tout le monde, les jeunes gens jouent aux cartes, l’on chante aussi les refrains du temps jadis : En roulant ma boule, Suivons le vent, C’est le vent frivolant, Fringue, fringue sur l’aviron, Mon cri, cra, tire la lirette. C’est tout l’Anjou, toute la Normandie, l’Aunis et la Saintonge qui passent… et ma Bretagne aussi, il me semble que le vent souffle sur les genêts :
La voix du Père chevrote un peu, et dans ses yeux une buée monte.
Je cherche un mot affectueux et tendre sans le trouver. Je lui prends la main et nous communions, tous deux, dans la pensée de la France lointaine.
Il se reprend :
— Après les Chansons, la Prière, la prière dite en commun comme autrefois aussi.
Et le Père s’endort dans un coin, roulé dans sa couverture.
Le lendemain, il part… et voilà l’histoire du sergent, pardon, du Père Dréau. C’est bien à lui que l’on doit la réussite de la colonisation dans le district de Grouard.
Il a souffert les maux coutumiers. Il faut toujours se répéter : le froid, la faim, la fatigue… et l’ingratitude des hommes.
Mais il va toujours et c’est pourquoi Falher est une belle paroisse française, avec une belle église « en brique », mon ami, la seule du vicariat. C’est l’œuvre d’aujourd’hui, demain nous ferons mieux.
La vie ici est une longue espérance.
Le Père Falher se tait. Je respecte son silence et nous marchons, côte à côte, pendant quelques instants.
Le vent joue dans sa barbe grise, nos pieds enfoncent dans la neige. Nous revenons lentement.
Voici le cimetière où dorment jusqu’au jour de la résurrection Mgr Clut et le Père Collignon, deux Oblats qui ont fini leur peine.