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L'épopée blanche

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MISÈRE !

— Les Indiens, Monseigneur ?

— Les Indiens ? Ah ! mon bon monsieur, dans quel état étaient ces pauvres gens avant que nos Pères leur eussent apporté l’Evangile. Vous ne pouvez pas le savoir !

Crédules, ils étaient à la merci des hommes de médecine, des sorciers ; les pires superstitions, les rites les plus extravagants, ils acceptaient tout.

Une moralité ? L’absence absolue de toute moralité, oui !

Et la femme ! Elle surtout portait le poids de la malédiction d’Eve. Quand nous prêchions la parole de vérité, les hommes nous écoutaient, assis en rond ou debout près de nous ; les femmes se tenaient tout au fond, elles ne pensaient pas que le Verbe de Dieu pût être pour elles.

Miracle de Marie, mère de Jésus, il a fallu qu’elle vînt dans ces contrées sauvages pour relever la dignité de la femme.

La Vierge sur nos autels a ouvert ses bras pour accueillir ses misérables sœurs.

— La stèle de Si-ngan Fou et son inscription chinoise annonçait au VIIIe siècle « la bonne nouvelle de la Vierge qui a enfanté en Syrie ».

Bonne nouvelle portée par qui en ces lointains pays ?

— Miracle de Marie ! Ici rien n’est arrivé de ce qui advint en Judée. Qui saura jamais la voie mystérieuse de la Providence ?

Et Mgr Grouard, évêque d’Ibora, vicaire apostolique d’Athabaska, lève ses mains au ciel.

Dans le palais épiscopal de la mission Saint-Bernard, je rassasie mes yeux de la vue de ce vieillard magnifique, de ce héros que j’ai la joie de pouvoir contempler. Il a quitté sa soutane violette et, coiffé d’une toque de castor, en robe noire, simplement, pareil à ses Pères, il vient de battre au piquet, par deux fois, le R. P. Blanchin, et maintenant nous devisons comme deux amis.

Du geste, il me montre la plaine, écrasée par la neige, où rien ne semble vivre.

— Tenez, ne dirait-on pas la plaine du Livre de Job ? « Sombre et morne région où l’ombre de la mort, le désordre et une horreur éternelle habitent. »

Le décor n’est rien, croyez-moi, le péché est sur toute la terre. Ici, au moins, ils avaient une excuse, ils ne savaient pas.

Mépris, avilissement de la femme-mère, de la femme-épouse, la bonté et la charité, des mots inconnus. Ils ne savaient pas. Et puis des épidémies s’abattaient, ravageant des tribus entières et la famine passait dans les camps, dévastatrice.

Tableau funèbre dont l’horreur est inscrite dans la prunelle de Mgr Grouard. Il se tait quelques instants, puis, comme s’il pensait tout haut, il poursuit :

— Une année, c’était, je crois, en 1863, j’ai remonté la rude rivière aux Liards, des jours et des jours de halage, les pieds dans l’eau, les portages et l’escalade des falaises à pic ; puis la descente vers la rivière des Wahanés, avec, comme toile de fond, la splendeur des Rocheuses.

Le Fort des Liards ! Mon Dieu ! comme ces choses sont lointaines ! Le vieux métis français Houle et sa femme. Une maîtresse femme, ma foi, devant qui tout pliait, son mari, les Indiens, les bourgeois du poste de traite et qui soutenait des thèses religieuses contre le pasteur Hunter… mais cela c’est une autre affaire.

Bonne femme Houle ! Si bonne pour le Père Gascon et Mgr Grandin, si bonne aussi pour moi.

Elle entre un jour, exaspérée :

— « Mon Père, voici la femme qui a tué son enfant. »

Cette femme, qui passait pour belle, avait un mari qu’elle abandonna pour en suivre un autre, quoiqu’elle eût déjà une petite fille.

Le mari, furieux, tue son beau-père et sa belle-mère, qu’il accuse d’avoir facilité la fuite de l’infidèle.

Lorsqu’elle apprend cela, celle-ci passe un lacet autour du cou de son enfant au maillot et l’étrangle en disant :

— « Penses-tu que je vais t’élever, après que ton père a massacré mes parents. »

Je la morigène :

— « Qu’as-tu fait, malheureuse ? Tu as tué ton enfant ? Les bêtes féroces elles-mêmes ont plus de cœur que toi, car elles aiment leurs petits, l’ourse se fait tuer pour sauver son ourson. »

Et je vais, je vais, la menaçant de l’Enfer et de tous les diables fourchus, puis j’essaie de la sermonner, de réveiller en elle quelques bons sentiments. Rien, pas un geste de regret, pas la moindre émotion.

Hors de moi, je la chasse :

— « Va-t’en ! »

Elle sort, et, s’adressant à Houle, elle dit :

— « Le Père a l’air furieux contre moi. Peut-être croit-il que c’est un garçon que j’ai tué ; mais non, explique-lui, ce n’est rien qu’une fille. »

Insensibilité, cœur de roche ? non, non, ils ne savaient pas. Ils ne savaient pas.

Du reste, il y avait parfois des tendresses dans le cœur de ces femmes. L’une d’elles — une Esclave de la rivière aux Liards également — vint un jour me trouver.

Elle pleurait et me dit sa misère, l’éternelle misère, la faim. La poursuite du gibier qui se dérobe, les orignaux, les chèvres, les lièvres polaires, rien, pas ça, pas même une perdrix.

Ils vont, elle et son compagnon, l’espoir les mène, la bête mauvaise ronge leurs entrailles. Ils marchent des milles et des milles et mangent ce qu’ils trouvent, des débris de peaux, et jusqu’à leurs mocassins.

La mère porte un jeune enfant, le sein est tari, le petit affamé meurt.

L’homme est parti tenter une dernière chance. Il revient, accablé :

— « Nous sommes perdus… je n’ai rien trouvé et je n’ai plus de force. »

Et voici qu’il aperçoit le misérable corps que le froid et la mort ont bleui : la mère l’a déposé dans un berceau de feuilles.

Les yeux de l’Indien luisent de convoitise :

— « Mais voilà de la viande ! Allons, femme, coupe-moi ça.

— « Oh ! Père, Père, me disait-elle, je ne voulais pas ; mais il avait un regard si mauvais, j’ai eu peur pour ma vie : alors j’ai découpé les membres de mon enfant et je les ai mis dans la chaudière.

« Il m’a ordonné :

«  — Mange aussi…

« Je n’ai pas voulu, je pensais : « C’est la chair de ma petite fille », et je pleurais, et je pleurais.

« Hélas ! Père, me pardonnerez-vous, je n’ai pas mangé, mais j’ai bu le bouillon. »

Dans la salle où le crépuscule qui descend met des ombres, il y a un silence peuplé de fantômes.

Misère de ces pays abandonnés, infortune de ces tribus sauvages livrées à elles-mêmes, souffrance de ceux qui sont autour de moi et qui tous sont venus librement pour partager la peine de ces réprouvés !

Mgr Grouard se lève, il marche à petits pas, on l’entend murmurer :

— Venez, les bénis de mon Père, j’avais faim et vous m’avez donné à manger.

Puis il redresse sa taille et le lutteur réapparaît, le vieux lutteur qui a regardé, maintes fois, la vie et la mort face à face, qui, à quatre-vingt-cinq ans, n’a rien abdiqué de sa force et de sa volonté.

Dans ses yeux pétille toute la malice de sa race, cette race de paysans manceaux, fidèle, loyale et brave jusqu’à la témérité.

Il s’arrête, frappe ses mains l’une contre l’autre :

— Cent-trente-deux ! Père Blanchin, je vous dois une revanche ; Père Falher, une lumière, je vous prie.

Les mains du prélat battent les cartes, allumant une lueur à l’anneau d’améthyste.

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