Le livre des lotus entr'ouverts
LA POÉTESSE DE CHINE ET LES PAVOTS BLANCS
I
Je suis amoureux de la poétesse Tchou Chou Tchenn qui vivait en Chine il y a plusieurs siècles. A un homme vulgaire son père l’avait mariée pour la punir d’être allée, la nuit, porter un bouquet de pavots blancs sur une montagne déserte.
De cette habitude depuis son enfance, on n’avait jamais pu la guérir. Comme si une mystérieuse voix l’appelait, il fallait qu’elle allât, certaines nuits, faire cet hommage nocturne à un invisible Génie.
L’homme vulgaire la battit et elle jura de ne plus recommencer. Mais quand le temps était venu, elle se glissait furtivement à l’heure où tout le monde dormait, par un sentier qui ne menait nulle part et se perdait au milieu des pierres.
On la trouva morte, un matin, au sommet de la montagne déserte. Son corps était couvert de gouttes de rosée et brillait comme si elle était habillée d’une tunique de diamants. Les Génies de cette solitude avaient-ils enlevé son âme ? A côté d’elle on ne retrouva pas les pavots blancs.
II
Je suis amoureux de la poétesse Tchou Chou Tchenn qui vivait en Chine il y a plusieurs siècles. L’homme vulgaire qu’elle avait épousé était corroyeur de son état et avait une boutique dans une rue de Raé-Ning.
Au milieu des peaux entassées, cette délicate se tenait, avec ses yeux couleur de jade vert et ses mains couleur de jade blanc. Et des cuirs tannés montait pour elle un plus suave parfum que celui des lis ou des roses.
Elle lisait ses vers à son mari quand il était réuni dans la boutique avec ses apprentis et d’autres hommes vulgaires, ses amis. Nul ne comprenait, mais tous restaient immobiles, pleins de béatitude, sentant le souffle invisible de la beauté planer sur la maison.
Et une fois un mandarin en voyage écouta par la fente de la porte et s’émerveilla grandement. Et il prépara une troupe de cavaliers et d’hommes armés avec un palanquin d’or et de cristal pour enlever la délicate et la subtile à la boutique du corroyeur.
Elle aurait bien voulu s’en aller loin de la compagnie des hommes vulgaires pour habiter dans un palais au milieu des matières rares, pour jouir de la musique des luths, de la conversation des lettrés, de la possession des manuscrits chargés de pensées, mais quelque chose la retenait là.
C’était la voix qui n’a pas de son, le chemin qui ne mène nulle part, la mystérieuse tâche nocturne à laquelle elle s’était vouée, c’était la présence de la montagne déserte au sommet de laquelle elle devait certaines nuits, porter un bouquet de pavots blancs.
III
Je suis amoureux de la poétesse Tchou Chou Tchenn qui vivait en Chine il y a plusieurs siècles. Bien rarement elle parlait et elle ne se plaisait qu’à voir de la balustrade de sa maison décroître le vol des cigognes dans de ciel.
Elle ne rencontra qu’une fois, au milieu d’autres mandarins puissants, son père qui l’avait vouée à la misère en la mariant pour la punir et la faire rétrograder parmi les êtres, à un corroyeur vulgaire.
Elle se prosterna comme il est prescrit, sur le chemin devant son père et elle prit la main de la malédiction et elle la baisa. Et lui, qui était un homme mauvais, s’étonna de voir dans les yeux de sa fille une si belle flamme couleur de jade vert et de l’étoile Ki.
Et il ne savait pas que l’âme est faite d’un métal plus inaltérable que l’or vierge et que celle qui s’est regardée intérieurement ne fait que se purifier au contact de la vulgarité.
Et dans son orgueil il dit à sa fille : « Donne-moi ce pavot blanc que tu as à la ceinture. » Elle le lui tendit respectueusement, mais elle s’arrangea pour en faire tomber les pétales et qu’il n’en restât plus que la tige.
« Elle n’a pas changé, dit le père aux autres mandarins. Et le corroyeur ne doit pas recevoir d’elle plus que son père n’a reçu. Elle donne tout aux Génies. »
IV
Je suis amoureux de la poétesse Tchou Chou Tchenn qui vivait en Chine il y a plusieurs siècles. Quand elle mourut, tous les corroyeurs de Raé-Ning furent en deuil et son mari, l’homme vulgaire, qui était gros devint pareil à un saule en hiver.
Il pleurait sans cesse, songeant qu’il ne l’avait pas assez aimée et il se repentait de ne pas avoir uniquement, avec ses peaux, fait des robes de fourrure pour la couvrir.
Il disait : « Quand elle parlait, j’étais transporté dans un pays merveilleux, mais nous étions loin l’un de l’autre. Comment peut-on aimer à ce point ce qu’on a perdu sans l’avoir compris. »
Et moi, peut-être, dans une vie antérieure, j’ai été cet homme vulgaire et c’est pourquoi j’aime la poétesse Tchou Chou Tchenn et je la pleure encore après des siècles. Je la cherche sur la balustrade de ma maison quand je vois des cigognes s’éloigner et si un pas résonne sur le chemin, je m’imagine que c’est elle qui s’en va silencieusement porter ses pavots blancs sur la montagne déserte.