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Le livre des lotus entr'ouverts

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EN FACE DU BOUDDHA DE BOIS…

En face du Bouddha de bois que m’a rapporté de Chine un voyageur et qui fut sculpté par le bonze d’une pagode, dans la montagne de Cao Bang, je me suis assis les jambes croisées, durant bien des soirs, sur le tapis où sont des arabesques et des fleurs coloriées, sur le tapis où veillent mes rêves comme autant de petites lampes sereines.

Et comme j’avais longtemps demandé aux esprits intermédiaires qui peuplent les royaumes invisibles de m’accorder la clairvoyance de mes existences antérieures, je vis s’écouler des images et s’entr’ouvrir des prunelles familières, des formes surgirent de l’ombre des jours révolus.

Mais à cause de l’imperfection de mon âme, ces formes étaient indistinctes, ces prunelles demeuraient voilées, je ne contemplai que des fragments épars des beautés et des douleurs qui n’étaient plus. Car il n’est donné qu’à ceux qui sont purs, de s’échapper hors de la prison du temps.

Et je connus qu’à travers les âges sans nombre la justice de la loi avait toujours fait de moi un homme médiocre. Jamais, comme les hommes plus favorisés ou plus orgueilleux qui se souviennent de leurs vies passées, il ne m’avait été donné d’être un personnage remarquable par les talents et illustre dans sa nation.

Rien qu’un pauvre ramasseur d’herbes, au pied d’une falaise crayeuse, qui fait sans cesse le même geste de tirer avec un râteau ! Une sorte de bateleur qui s’en va sur les routes derrière un âne et fait des tours dans les villages ! Un homme qui tanne des peaux, marié à une créature délicate qu’il torture par sa vulgarité !

Et toujours de l’autre côté du monde ! dans l’orient lumineux où bruissent les forêts où étincellent les sables, où les pagodes tendent au ciel leur dôme circulaire en mosaïques azuréennes ! Et à cause de cela je suis solitaire dans le pays où résonnent les cloches, où le blé croît au lieu du riz.

Enfin, j’ai vu ma dernière incarnation, celle où un rayon de l’esprit descendit sur moi, celle où il me fut donné d’être un poète que toucha la beauté des formes, qui aima les choses avec son cœur, qui entrevit les vérités cachées sous les apparences. Ainsi dans une grotte souterraine, l’eau incolore de la pluie, après avoir filtré des milliers d’années, se condense en des stalactites de cristal.

En des stalactites de pensées d’amour s’est muée la pluie de mes quotidiennes pensées, durant la vie d’un poète de l’Inde qui vécut à Delhi et à Bénarès. Il a aimé les visages charmants et les formes parfaites et l’amour de la beauté l’a conduit à l’amour de la connaissance comme une jeune fille amoureuse conduit un étranger à son fiancé.

Et c’est pourquoi en souvenir de ce prédécesseur fraternel dans le voyage innombrable, j’ai écrit le livre des Lotus Entr’ouverts, le livre dont j’ai déchiffré les caractères au fond du miroir, le miroir qui est au-dessus du Bouddha de bois que m’a rapporté de Chine un voyageur.

Car il est enseigné par les Sages anciens qu’on peut enclore une magie dans certains bois savamment vernis et que cette magie avec la réflexion du miroir et la volonté du visionnaire recrée le verbe perdu qui fut prononcé du fond de l’âme et le grave dans la buée crépusculaire du miroir, le grave pour les yeux qui voient.

Et je dis, ayant terminé la transcription de l’ouvrage ancien : Puissé-je être digne de celui que j’ai été, moi qui suis indigne de celui que je serai. Puisse mon esprit s’élancer plus haut, puisse mon esprit s’élancer plus vite vers la connaissance et vers l’amour, puissent mes actions être en harmonie avec mes pensées, puisse ma voix faible résonner très loin et transmettre aux hommes par le mystère de l’écriture la goutte de beauté que j’ai pleurée.

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