Le livre des lotus entr'ouverts
LA MUSIQUE, LA PRIÈRE ET LA VOLUPTÉ
Le serviteur s’est tenu devant moi et il m’a dit : « Sortez d’Agra et prenez la route qui mène aux ruines de Kanoudje. Vous suivrez à droite une grande allée et après une forêt de manguiers vous verrez, derrière un mur très haut, une maison couverte de sculptures des anciens temps qui a les signes du zodiaque sur sa porte. C’est là qu’elle vous attend et elle frappe avec impatience de son bracelet, les mosaïques de sa chambre. »
Devrai-je prendre ma cithare ? Cacherai-je dans les plis de ma dopulta de soie noire un petit poignard où le nom d’Allah est gravé sur le manche d’or ? Me ferai-je précéder de six esclaves vêtus de blanc avec un turban rose comme les pierres du Tadj à l’aurore, avec des babouches vertes comme les lézards du Gange ? M’en irai-je tout seul portant comme présent un Koran en parchemin de Nichapour avec des enluminures d’El Moumen et relié dans une peau de faon immaculé.
J’ai trouvé l’allée, j’ai traversé la forêt de manguiers, j’ai vu les signes du zodiaque incrustés en nacre sur le bois d’ébène de la porte et j’ai respiré un parfum où il y avait une si inexprimable volupté que j’ai défailli et que j’ai laissé tomber le Koran relié en peau de faon. Trois chiens blancs se sont enfuis sans aboyer à mon approche et j’ai entendu s’égrener les notes d’un rire léger, comme si un bâtonnet d’ivoire frappait une feuille de cristal, quelque part, autour de moi, je ne savais où…
Elle était étendue sur une peau de tigre et elle ne portait ni voile, ni bijoux, rien qu’un étrange morceau de jade sur le front, entre ses yeux verts. Lorsque je lui ai tendu le livre et la cithare elle a eu une moue dédaigneuse de la bouche comme si la musique et la prière n’étaient pour elle que les formes immatérielles de l’ennui. J’ai bu un vin épais qu’elle tendait et j’ai caressé une matière charnelle plus colorée que les enluminures du Koran.
Quand je suis revenu à moi, j’étais à l’orée de la forêt de manguiers. Je respirais la résine balsamique de ces arbres et les grains des grappes rouges de leurs fleurs tombaient sur moi. Un serpent glissait dans l’herbe. Un singe mangeait une mangue. Il faisait chaud. Je voyais au loin l’allée qui m’aurait ramené vers Agra. Mais elle m’avait dit : « Chaque jour tu reviendras me voir. » Et j’ai cherché à travers les arbres la porte d’ébène noir où étaient incrustés les signes du zodiaque et je ne l’ai pas trouvée…
Et c’est depuis ce temps que je suis pareil à un mendiant, que je dispute les mangues au singe et chasse le serpent avec une branche pour boire au ruisseau. Jamais plus je ne prendrai l’allée qui me ramènerait vers Agra. Sans cithare et sans livre je regarde voler au loin l’oiseau de la musique et disparaître le nuage de la prière et je cherche, je cherche sans la trouver, la porte d’ébène de la magicienne nue dont le rire était comme la résonnance d’un bâtonnet d’ivoire sur une feuille de cristal. J’ai perdu l’idéal et je n’ai pas atteint le plaisir.