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Le livre des lotus entr'ouverts

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LE RAJAH DE GUNNAUR ET L’ESCLAVE BOUNDI

I

Le rajah de Gunnaur n’avait jamais versé de larmes quand il fut atteint d’une étrange démence. Il se croyait la nuit appelé par les bêtes dans les ombres de la forêt qui se dressait, haute, menaçante, inexorable, après la terrasse, après le jardin, après la rivière, en face du millénaire palais de Gunnaur.

Il aurait aimé lire les manuscrits, toucher les instruments de musique. Il ne pouvait pas. Au loin les hyènes riaient, les serpents faisaient un bruit doux en glissant, les singes jacassaient dans les branches, les tigres miaulaient câlinement, toutes les bêtes disaient son nom.

Alors il s’avançait sur la terrasse et il voyait le peuple animal qui l’attendait. Des éléphants levaient leur trompe, des hérons claquaient du bec, des oiseaux empanachés comme des guerriers battaient des ailes, des crocodiles sortaient de la vase, des insectes crépitaient dans l’herbe.

Et mille prunelles luisantes étaient fixées sur lui. Les bêtes voulaient le faire rétrograder dans l’échelle des êtres, l’arracher de son rang d’homme. Alors il avait peur, il tremblait. Il songeait à la course de son âme immortelle. Il ne pleurait pas pourtant.

II

Et il advint qu’une esclave Boundi qui secrètement l’aimait se glissa, la nuit, dans le jardin, au pied de la terrasse où il se tenait et joua du luth à l’ombre des citronniers.

Et cette nuit-là, le rajah de Gunnaur ne vit pas les bêtes tentatrices, il n’entendit pas les voix inférieures du retour en arrière. Et les dévas flottèrent autour de lui en l’effleurant de leurs pensées délicates.

Mais quand au matin on lui apprit qu’une fille sans caste avait souillé de sa présence l’ombre des citronniers sous la lune, il donna l’ordre qu’on la bâtonnât et qu’on la chassât de la ville. Oh ! comme les âmes sont obscures et comme leur chemin est long !

III

Les bêtes l’appelaient si fort, à l’orée de la ténébreuse forêt, qu’à la fin, le rajah de Gunnaur traversa le jardin, traversa la rivière pour être une bête aussi.

Et il fut une bête dans la forêt. Il aboya avec les chiens sauvages, il rit avec les hyènes, il monta sur le dos des cerfs, il lampa l’eau quand il voulait boire. Il marcha à quatre pattes sur la terre.

Et parfois sous les clairières et dans les jungles sauvages, il entendait l’écho d’un luth, d’un luth semblable à celui dont jouait l’esclave Boundi sous les citronniers.

Et alors, des dévas glissaient sous la voûte sombre des arbres et le touchaient avec la baguette de cristal du souvenir, du souvenir de la beauté entrevue. Mais il ne pleurait pas pourtant.

IV

Et à cause du luth lointain, à cause des invisibles dévas, il revint à la fin au palais de Gunnaur. Et comme l’âme a des reflux, le flux de la raison l’emporta. Il oublia le royaume des bêtes pour ne régner que sur les hommes.

Il fut puissant, il fut clément, il eut des armées pour la guerre, il bâtit des temples pour la prière. Il fut craint et il fut aimé. Il pratiqua la justice, mais dans la ville ou sur les routes, ou dans les fêtes de son palais il demeurait enveloppé d’une intérieure solitude. Et il n’entendit plus jamais résonner au loin, le luth aérien.

Un jour, qu’il était à la chasse avec tous les grands du royaume, il s’arrêta sous un vieil arbre majestueux pour se reposer. Et il remarqua des ossements humains que la pluie avait blanchis. Il vit un poignet délicat avec un anneau de fer sculpté.

« Quel peut-être cet anneau de fer ? » demanda-t-il. « Je le reconnais, dit un de ses serviteurs. C’est l’anneau que les esclaves Boundi ont coutume de porter au poignet. Sous ce vieil arbre majestueux, une esclave Boundi est venue mourir. » Alors pour la première fois, le rajah de Gunnaur pleura.

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