Le livre des lotus entr'ouverts
LE DÉLICIEUX VISAGE DU MONSTRE EFFRAYANT
Jamais je n’avais vu un monstre aussi effrayant. Son corps était d’une matière intermédiaire entre la pierre morte et la chair vivante et semblait se décomposer perpétuellement et renaître de manière étrange. Ses pattes terminées par de larges mains, étaient ouvertes pour saisir. Il regardait sans voir avec des prunelles pleines d’eau glauque. Sa mâchoire branlait, ses cornes étaient immobiles, ses dents étaient rouges et ses poils bleuâtres. Il était lourd comme un éléphant, long comme un serpent, énigmatique comme un sphinx et il barrait entièrement l’indéfinie, l’inéluctable avenue entre les cèdres centenaires.
J’éprouvais une grande terreur à la vue de ce monstre et cependant je n’essayais pas de revenir en arrière et même je ne me préoccupais de lui que médiocrement. Je m’arrêtais parfois pour regarder un insecte cheminer sur le sable ou pour admirer la savante complication des dessins d’une feuille. Je savais qu’il faudrait, à un moment donné, plonger mes yeux dans les prunelles d’eau glauque, être saisi par les larges mains, sentir le contact de cette matière animée du grouillement de la décomposition. Pourtant je cheminais dans une parfaite inconscience avec ma terreur tapie en un coin de mon âme, ma terreur à laquelle je ne pensais pas.
Et peu à peu, sous d’ombre des cèdres plus épaisse, j’approchai du monstre effrayant. Mais une singulière transformation s’était opérée par degrés. Ce que j’avais pris pour des cornes n’étaient que les nœuds d’un turban. Dans l’eau glauque des yeux il y avait des éclats de saphir. Le branlement de la mâchoire était une illusion enfantée par les promesses de caresses que dégageait l’ivoire des dents. Ce qui était poil hérissé était devenu duvet délicat, et ce qui était chair décomposée était devenu translucide matière rose. Je voyais des courbes d’épaules, des cercles de bras ouverts. J’étais à côté du monstre qui m’avait semblé effrayant. Je contemplais le délicieux, le divin visage de la mort.