Le livre des lotus entr'ouverts
LA MORT DE L’EMPEREUR DE CHINE
Au milieu de la nuit silencieuse, dans le palais des Clartés surnaturelles, l’empereur de Chine entendit, très loin, le pas léger de la mort, qui venait vers lui. Elle marchait dans l’avenue des Dragons divins, puis elle franchit le jardin des bassins de jade bleu, le jardin des héliotropes, elle passa sous son armure noire et son masque de cuivre, en agitant son éventail de plumes de corbeau, au milieu des eunuques endormis et elle traversa les salles muettes, les salles des trônes et des dieux, les salles sans candélabres et sans résonnances. Et elle se tint dernière la tenture de soie violette qui fut agitée d’un imperceptible frémissement. Alors l’empereur de Chine eut pour la première fois la connaissance de la grande solitude dans laquelle il avait toujours vécu.
Il aurait pu frapper sur le gong de bronze. Le ministre des Châtiments, le ministre des Rites, les mandarins du grand Conseil, les princes mandchous seraient accourus des quatre points cardinaux de la Ville Interdite. Les trois cents épouses auraient déchiré leurs robes et auraient poussé les gémissements désespérés prescrits par les millénaires ordonnances. Il aurait contemplé sur les visages l’essor des ambitions nouvelles, les haines longtemps contenues, les allégresses mauvaises s’élançant hors des âmes comme un vol d’oiseaux noirs libérés par la mort. Mais non ! Il valait mieux rester seul comme il avait toujours été dans la glace de sa robe d’argent, sous la neige de sa couronne de diamants.
Et de l’ombre du passé il vit sortir la figure de celle qui ne viendrait pas, l’unique dont il aurait désiré la présence. Jamais il n’avait pensé à elle depuis sa vingtième année. Son nom était Hirondelle perdue et elle avait coutume de joindre les mains comme des ailes se ferment. Oh ! la fête des lanternes, au printemps, sur la montagne d’Emoui, le chemin des pèlerins où tombaient les fleurs de pêcher et les yeux de cette fille de pauvre, si riche d’amour ! Qu’était-elle devenue maintenant ? Sans doute un peu de poussière sous une stèle sans inscription. Et lui, au sommet de l’univers, avait vécu au milieu du rythme des cérémonies, dans la majesté des fêtes impériales, isolé dans une solitude parfaite comme une figure géométrique, rigoureuse comme une loi, exacte comme une vérité. Et il regardait frémir le rideau de soie violette que soulevait lentement une main gantée de métal noir.
Aucun ambassadeur d’Occident, aucun souverain en voyage ne devait être mieux reçu que cette princesse de l’au-delà au masque de cuivre sombre. Il ceignit l’épée de guerre du premier des Han, il jeta sur ses épaules l’étendard sacré de l’empire céleste et il prit dans sa main droite le globe de cristal que l’on se transmettait de dynastie en dynastie, parce qu’il reflétait une parcelle de l’inconnaissable. Il aurait mieux aimé y voir l’image d’Hirondelle perdue que celle de Dieu. Mais faute de mémoire ou d’esprit philosophique il n’aperçut ni l’une ni l’autre. O solitude ! Tel était le sens de sa destinée. A travers le rideau violet l’épée de la mort atteignit son cœur. Tout seul ! Dans le grand miroir, il aperçut un chemin de songe où tombaient des fleurs de pêcher, un chemin idéalement solitaire. Et il se mit à y marcher en levant très haut le globe de cristal où il n’y avait rien.