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Œuvres de P. Corneille, Tome 07

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ACTE III.


SCÈNE PREMIÈRE.

AGÉSILAS, LYSANDER, XÉNOCLÈS.

LYSANDER.

Je ne suis point surpris qu'à ces deux hyménées

Vous refusiez, Seigneur, votre consentement:

J'aurois eu tort d'attendre un meilleur traitement

Pour le sang odieux dont mes filles sont nées. 855

Il est le sang d'Hercule en elles comme en vous,

Et méritoit par là quelque destin plus doux;

Mais s'il vous peut [37] donner un titre légitime,

Pour être leur maître et leur roi,

C'est pour l'une et pour l'autre une espèce de crime 860

Que de l'avoir reçu de moi.

J'avois cru toutefois que l'exil volontaire

Où l'amour paternel près d'elles m'eût réduit,

Moi qui de mes travaux ne vois plus autre [38] fruit

Que le malheur de vous déplaire, 865

Comme il délivreroit vos yeux

D'une insupportable présence,

A mes jours presque usés obtiendroit la licence

D'aller finir sous d'autres cieux.

C'étoit là mon dessein; mais cette même envie, 870

Qui me fait près de vous un si malheureux sort,

Ne sauroit endurer ni l'éclat de ma vie,

Ni l'obscurité de ma mort.

AGÉSILAS.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'envie et la haine

Ont persécuté les héros. 875

Hercule en sert d'exemple, et l'histoire en est pleine,

Nous ne pouvons souffrir qu'ils meurent en repos.

Cependant cet exil, ces retraites paisibles,

Cet unique souhait d'y terminer leurs jours,

Sont des mots bien choisis à remplir leurs discours: 880

Ils ont toujours leur grâce, ils sont toujours plausibles;

Mais ils ne sont pas vrais toujours;

Et souvent des périls, ou cachés ou visibles,

Forcent notre prudence à nous mieux assurer

Qu'ils ne veulent se figurer. 885

Je ne m'étonne point qu'avec tant de lumières

Vous ayez prévu mes refus;

Mais je m'étonne fort que les ayant prévus,

Vous n'en ayez pu voir les raisons bien entières.

Vous êtes un grand homme, et de plus mécontent: 890

J'avouerai plus encor, vous avez lieu de l'être.

Ainsi de ce repos où votre ennui prétend

Je dois prévoir en roi quel désordre peut naître,

Et regarde en quels lieux il vous plaît de porter

Des chagrins qu'en leur temps on peut voir éclater. 895

Ceux que prend pour exil ou choisit pour asile

Ce dessein d'une mort tranquille,

Des Perses et des Grecs séparent les États.

L'assiette en est heureuse, et l'accès difficile;

Leurs maîtres ont du cœur, leurs peuples ont des bras;

Ils viennent de nous joindre avec une puissance

A beaucoup espérer, à craindre beaucoup d'eux;

Et c'est mettre en leurs mains une étrange balance,

Que de mettre à leur tête un guerrier si fameux.

C'est vous qui les donnez l'un et l'autre à la Grèce: 905

L'un fut ami du Perse [39], et l'autre son sujet.

Le service est bien grand, mais aussi je confesse

Qu'on peut ne pas bien voir tout le fond du projet.

Votre intérêt s'y mêle en les prenant pour gendres;

Et si par des liens et si forts et si tendres 910

Vous pouvez aujourd'hui les attacher à vous,

Vous vous les donnez plus qu'à nous.

Si malgré le secours, si malgré les services

Qu'un ami doit à l'autre, un sujet à son roi,

Vous les avez tous deux arrachés à leur foi, 915

Sans aucun droit sur eux, sans aucuns bons offices,

Avec quelle facilité

N'immoleront-ils point une amitié nouvelle

A votre courage irrité,

Quand vous ferez agir toute l'autorité 920

De l'amour conjugale et de la paternelle,

Et que l'occasion aura d'heureux moments

Qui flattent vos ressentiments?

Vous ne nous laissez aucun gage:

Votre sang tout entier passe avec vous chez eux. 925

Voyez donc ce projet comme je l'envisage,

Et dites si pour nous il n'a rien de douteux.

Vous avez jusqu'ici fait paroître un vrai zèle,

Un cœur si généreux, une âme si fidèle,

Que par toute la Grèce on vous loue à l'envi; 930

Mais le temps quelquefois inspire une autre envie.

Comme vous, Thémistocle avoit fort bien servi,

Et dans la cour de Perse il a fini sa vie.

LYSANDER.

Si c'est avec raison que je suis mécontent,

Si vous-même avouez que j'ai lieu de me plaindre, 935

Et si jusqu'à ce point on me croit important

Que mes ressentiments puissent vous être à craindre,

Oserois-je vous demander

Ce que vous a fait Lysander

Pour leur donner ici chaque jour de quoi naître, 940

Seigneur? et s'il est vrai qu'un homme tel que moi,

Quand il est mécontent, peut desservir son roi,

Pourquoi me forcez-vous à l'être?

Quelque avis que je donne, il n'est point écouté;

Quelque emploi que j'embrasse, il m'est soudain ôté:945

Me choisir pour appui, c'est courir à sa perte.

Vous changez en tous lieux les ordres que j'ai mis;

Et comme s'il falloit agir à guerre ouverte,

Vous détruisez tous mes amis,

Ces amis dont pour vous je gagnai les suffrages 950

Quand il fallut aux Grecs élire un général [40],

Eux qui vous ont soumis les plus nobles courages,

Et fait ce haut pouvoir qui leur est si fatal:

Leur seul amour pour moi les livre à leur ruine;

Il leur coûte l'honneur, l'autorité, le bien; 955

Cependant plus j'y songe, et plus je m'examine,

Moins je trouve, Seigneur, à me reprocher rien.

AGÉSILAS.

Dites tout: vous avez la mémoire trop bonne

Pour avoir oublié que vous me fîtes roi,

Lorsqu'on balança ma couronne 960

Entre Léotychide [41] et moi.

Peut-être n'osez-vous me vanter un service

Qui ne me rendit que justice,

Puisque nos lois vouloient ce qu'il sut maintenir;

Mais moi qui l'ai reçu, je veux m'en souvenir. 965

Vous m'avez donc fait roi, vous m'avez de la Grèce

Contre celui de Perse établi général;

Et quand je sens dans l'âme une ardeur qui me presse

De ne m'en revancher pas mal,

A peine sommes-nous arrivés dans Éphèse, 970

Où de nos alliés j'ai mis le rendez-vous,

Que sans considérer si j'en serai jaloux,

Ou s'il se peut que je m'en taise,

Vous vous saisissez par vos mains

De plus que votre récompense; 975

Et tirant toute à vous la suprême puissance,

Vous me laissez des titres vains.

On s'empresse à vous voir, on s'efforce à vous plaire;

On croit lire en vos yeux ce qu'il faut qu'on espère;

On pense avoir tout fait quand on vous a parlé. 980

Mon palais près du vôtre est un lieu désolé;

Et le généralat comme le diadème

M'érige sous votre ordre en fantôme éclatant,

En colosse d'État qui de vous seul attend

L'âme qu'il n'a pas de lui-même, 985

Et que vous seul faites aller

Où pour vos intérêts il le faut étaler.

Général en idée, et monarque en peinture,

De ces illustres noms pourrois-je faire cas

S'il les falloit porter moins comme Agésilas 990

Que comme votre créature,

Et montrer avec pompe au reste des humains

En ma propre grandeur l'ouvrage de vos mains?

Si vous m'avez fait roi, Lysander, je veux l'être.

Soyez-moi bon sujet, je vous serai bon maître; 995

Mais ne prétendez plus partager avec moi

Ni la puissance ni l'emploi.

Si vous croyez qu'un sceptre accable qui le porte,

A moins qu'il prenne une aide à soutenir son poids,

Laissez discerner à mon choix 1000

Quelle main à m'aider pourroit être assez forte.

Vous aurez bonne part à des emplois si doux,

Quand vous pourrez m'en laisser faire;

Mais soyez sûr aussi d'un succès tout contraire,

Tant que vous ne voudrez les tenir que de vous [42]. 1005

Je passe à vos amis qu'il m'a fallu détruire.

Si dans votre vrai rang je voulois vous réduire,

Et d'un pouvoir surpris saper [43] les fondements,

Ils étoient tout à vous; et par reconnoissance

D'en avoir reçu leur puissance, 1010

Ils ne considéroient que vos commandements.

Vous seul les aviez faits souverains dans leurs villes,

Et j'y verrois encor mes ordres inutiles,

A moins que d'avoir mis leur tyrannie à bas,

Et changé comme vous la face des États. 1015

Chez tous nos Grecs asiatiques

Votre pouvoir naissant trouva des républiques,

Que sous votre cabale il vous plut asservir:

La vieille liberté, si chère à leurs ancêtres,

Y fut partout forcée à recevoir dix maîtres [44]; 1020

Et dès qu'on murmuroit de se la voir ravir,

On voyoit par votre ordre immoler les plus braves

A l'empire de vos esclaves.

J'ai tiré de ce joug les peuples opprimés:

En leur premier état j'ai remis toutes choses; 1025

Et la gloire d'agir par de plus justes causes

A produit des effets plus doux et plus aimés.

J'ai fait, à votre exemple, ici des créatures,

Mais sans verser de sang, sans causer de murmures;

Et comme vos tyrans prenoient de vous la loi, 1030

Comme ils étoient à vous, les peuples sont à moi.

Voilà quelles raisons ôtent à vos services

Ce qu'ils vous semblent mériter,

Et colorent ces injustices

Dont vous avez raison de vous mécontenter. 1035

Si d'abord elles ont quelque chose d'étrange,

Repassez-les deux fois au fond de votre cœur;

Changez, si vous pouvez, de conduite et d'humeur;

Mais n'espérez pas que je change.

LYSANDER.

S'il ne m'est pas permis d'espérer rien de tel, 1040

Du moins, grâces aux Dieux, je ne vois dans vos plaintes

Que des raisons d'État et de jalouses craintes,

Qui me font malheureux, et non pas criminel.

Non, Seigneur, que je veuille être assez téméraire

Pour oser d'injustice accuser mes malheurs: 1045

L'action la plus belle a diverses couleurs;

Et lorsqu'un roi prononce, un sujet doit se taire.

Je voudrois seulement vous faire souvenir

Que j'ai près de trente ans commandé nos armées

Sans avoir amassé que ces nobles fumées [45] 1050

Qui gardent les noms de finir [46].

Sparte, pour qui j'allois de victoire en victoire,

M'a toujours vu pour fruit n'en vouloir que la gloire,

Et faire en son épargne entrer tous les trésors

Des peuples subjugués par mes heureux efforts.1055

Vous-même le savez, que quoi qu'on m'ait vu faire,

Mes filles n'ont pour dot que le nom de leur père [47];

Tant il est vrai, Seigneur, qu'en un si long emploi

J'ai tout fait pour l'État, et n'ai rien fait pour moi.

Dans ce manque de bien Cotys et Spitridate, 1060

L'un roi, l'autre en pouvoir égal peut-être aux rois,

M'ont assez estimé pour y borner leur choix;

Et quand de les pourvoir un doux espoir me flatte,

Vous semblez m'envier un bien

Qui fait ma récompense, et ne vous coûte rien.1065

AGÉSILAS.

Il nous seroit honteux que des mains étrangères

Vous payassent pour nous de ce qui vous est dû.

Tôt ou tard le mérite a ses justes salaires,

Et son prix croît souvent, plus il est attendu.

D'ailleurs n'auroit-on pas quelque lieu de vous dire,1070

Si je vous permettois d'accepter ces partis,

Qu'amenant avec nous Spitridate et Cotys,

Vous auriez fait pour vous plus que pour notre empire?

Que vos seuls intérêts vous auroient fait agir?

Et pourriez-vous enfin l'entendre sans rougir? 1075

Vos filles sont d'un sang que Sparte aime et révère

Assez pour les payer des services d'un père.

Je veux bien en répondre, et moi-même au besoin

J'en ferai mon affaire, et prendrai tout le soin.

LYSANDER.

Je n'attendois, Seigneur, qu'un mot si favorable 1080

Pour finir envers vous mes importunités;

Et je ne craindrai plus qu'aucun malheur m'accable,

Puisque vous avez ces bontés.

Aglatide surtout aura l'âme ravie

De perdre [48] un époux à ce prix; 1085

Et moi, pour me venger de vos plus durs mépris,

Je veux tout de nouveau vous consacrer ma vie.

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