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Œuvres de P. Corneille, Tome 07

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FIN DU TROISIÈME ACTE.

ACTE IV.


SCÈNE PREMIÈRE.

JUSTINE, IRÈNE.

JUSTINE.

Non, votre cher Aspar n'aime point la princesse:

Ce n'est que pour le rang que tout son cœur s'empresse;

Et si l'on eût choisi mon père pour César,

J'aurois déjà les vœux de cet illustre Aspar.

Il s'en est expliqué tantôt en ma présence;

Et tout ce que pour elle il a de complaisance,

Tout ce qu'il lui veut faire ou craindre ou dédaigner, 1095

Ne doit être imputé qu'à l'ardeur de régner.

Pulchérie a des yeux qui percent le mystère,

Et le croit plus rival qu'ami de ce cher frère;

Mais comme elle balance, elle écoute aisément

Tout ce qui peut d'abord flatter son sentiment: 1100

Voilà ce que j'en sais [404].

IRÈNE.

Je ne suis point surprise

De tout ce que d'Aspar m'apprend votre franchise.

Vous ne m'en dites rien que ce que j'en ai dit,

Lorsqu'à Léon tantôt j'ai dépeint son esprit;

Et j'en ai pénétré l'ambition secrète 1105

Jusques à pressentir l'offre qu'il vous a faite.

Puisque en vain [405] je m'attache à qui ne m'aime pas,

Il faut avec honneur franchir ce mauvais pas:

Il faut, à son exemple, avoir ma politique,

Trouver à ma disgrâce une face héroïque, 1110

Donner à ce divorce une illustre couleur,

Et sous de beaux dehors dévorer ma douleur.

Dites-moi cependant, que deviendra mon frère?

D'un si parfait amour que faut-il qu'il espère?

JUSTINE.

On l'aime, et fortement, et bien plus qu'on ne veut;1115

Mais pour s'en détacher, on fait tout ce qu'on peut.

Faut-il vous dire tout? On m'a commandé même

D'essayer contre lui l'art et le stratagème.

On me devra beaucoup si je puis l'ébranler,

On me donne son cœur, si je le puis voler; 1120

Et déjà pour essai de mon obéissance,

J'ai porté quelque attaque, et fait un peu d'avance.

Vous pouvez bien juger comme il a rebuté,

Fidèle amant qu'il est, cette importunité;

Mais pour peu qu'il vous plût appuyer l'artifice, 1125

Cet appui tiendroit lieu d'un signalé service.

IRÈNE.

Ce n'est point un service à prétendre de moi

Que de porter mon frère à garder mal sa foi;

Et quand à vous aimer j'aurois su le réduire,

Quel fruit son changement pourroit-il lui produire? 1130

Vous qui ne l'aimez point, pourriez-vous l'accepter?

JUSTINE.

Léon ne sauroit être un homme à rejeter;

Et l'on voit si souvent, après la foi donnée,

Naître un parfait amour d'un pareil hyménée,

Que si de son côté j'y voyois quelque jour, 1135

J'espérerois bientôt de l'aimer à mon tour.

IRÈNE.

C'est trop et trop peu dire. Est-il encore à naître,

Cet amour? Est-il né?

JUSTINE.

Cela pourroit bien être [406].

Ne l'examinons point avant qu'il en soit temps;

L'occasion viendra peut-être, et je l'attends. 1140

IRÈNE.

Et vous servez Léon auprès de la princesse?

JUSTINE.

Avec sincérité pour lui je m'intéresse;

Et si j'en étois crue, il auroit le bonheur

D'en obtenir la main, comme il en a le cœur.

J'obéis cependant aux ordres qu'on me donne, 1145

Et souffrirois ses vœux, s'il perdoit la couronne.

Mais la princesse vient.

SCÈNE II.

PULCHÉRIE, IRÈNE, JUSTINE.

PULCHÉRIE.

Que fait ce malheureux,

Irène?

IRÈNE.

Ce qu'on fait dans un sort rigoureux:

Il soupire, il se plaint.

PULCHÉRIE.

De moi?

IRÈNE.

De sa fortune.

PULCHÉRIE.

Est-il bien convaincu qu'elle nous est commune, 1150

Qu'ainsi que lui [407] du sort j'accuse la rigueur?

IRÈNE.

Je ne pénètre point jusqu'au fond de son cœur;

Mais je sais qu'au dehors sa douleur vous respecte:

Elle se tait de vous.

PULCHÉRIE.

Ah! qu'elle m'est suspecte!

Un modeste reproche à ses maux siéroit bien: 1155

C'est me trop accuser que de n'en dire rien.

M'auroit-il oubliée, et déjà dans son âme

Effacé tous les traits d'une si belle flamme?

IRÈNE.

C'est par là qu'il devroit soulager ses ennuis,

Madame; et de ma part j'y fais ce que je puis. 1160

PULCHÉRIE.

Ah! ma flamme n'est pas à tel point affoiblie,

Que je puisse endurer, Irène, qu'il m'oublie.

Fais-lui, fais-lui plutôt soulager son ennui

A croire que je souffre autant et plus que lui.

C'est une vérité que j'ai besoin qu'il croie, 1165

Pour mêler à mes maux quelque inutile joie,

Si l'on peut nommer joie une triste douceur

Qu'un digne amour conserve en dépit du malheur.

L'âme qui l'a sentie en est toujours charmée,

Et même en n'aimant plus, il est doux d'être aimée.

JUSTINE.

Vous souvient-il encor de me l'avoir donné,

Madame? et ce doux soin dont votre esprit gêné....

PULCHÉRIE.

Souffre un reste d'amour qui me trouble et m'accable.

Je ne t'en ai point fait un don irrévocable;

Mais je te le redis, dérobe-moi ses vœux; 1175

Séduis, enlève-moi son cœur, si tu le peux.

J'ai trop mis à l'écart celui d'impératrice;

Reprenons avec lui ma gloire et mon supplice:

C'en est un, et bien rude, à moins que le sénat

Mette d'accord ma flamme et le bien de l'État. 1180

IRÈNE.

N'est-ce point avilir votre pouvoir suprême

Que mendier ailleurs ce qu'il peut de lui-même?

PULCHÉRIE.

Irène, il te faudroit les mêmes yeux qu'à moi

Pour voir la moindre part de ce que je prévoi.

Épargne à mon amour la douleur de te dire 1185

A quels troubles ce choix hasarderoit l'empire:

Je l'ai déjà tant dit, que mon esprit lassé

N'en sauroit plus souffrir le portrait retracé.

Ton frère a l'âme grande, intrépide, sublime;

Mais d'un peu de jeunesse on lui fait un tel crime, 1190

Que si tant de vertus n'ont que moi pour appui,

En faire un empereur, c'est me perdre avec lui.

IRÈNE.

Quel ordre a pu du trône exclure la jeunesse?

Quel astre à nos beaux jours enchaîne la foiblesse?

Les vertus, et non l'âge, ont droit à ce haut rang; 1195

Et n'étoit le respect qu'imprime votre sang,

Je dirois que Léon vaudroit bien Théodose.

PULCHÉRIE.

Sans doute; et toutefois ce n'est pas même chose.

Foible qu'étoit ce prince à régir tant d'États,

Il avoit des appuis que ton frère n'a pas: 1200

L'empire en sa personne étoit héréditaire;

Sa naissance le tint d'un aïeul et d'un père [408];

Il régna dès l'enfance, et régna sans jaloux,

Estimé d'assez peu, mais obéi de tous.

Léon peut succéder aux droits de la puissance, 1205

Mais non pas au bonheur de cette obéissance:

Tant ce trône, où l'amour par ma main l'auroit mis,

Dans mes premiers sujets lui feroit d'ennemis!

Tout ce qu'ont vu d'illustre et la paix et la guerre

Aspire à ce grand nom de maître de la terre: 1210

Tous regardent l'empire ainsi qu'un bien commun

Que chacun veut pour soi, tant qu'il n'est à pas un.

Pleins de leur renommée, enflés de leurs services,

Combien ce choix pour eux aura-t-il d'injustices,

Si ma flamme obstinée et ses odieux soins 1215

L'arrêtent sur celui qu'ils estiment le moins!

Léon est d'un mérite à devenir leur maître;

Mais comme c'est l'amour qui m'aide à le connoître,

Tout ce qui contre nous s'osera mutiner

Dira que je suis seule à me l'imaginer. 1220

IRÈNE.

C'est donc en vain pour lui qu'on prie et qu'on espère?

PULCHÉRIE.

Je l'aime, et sa personne à mes yeux est bien chère;

Mais si le ciel pour lui n'inspire le sénat,

Je sacrifierai tout au bonheur de l'État.

IRÈNE.

Que pour vous imiter j'aurois l'âme ravie 1225

D'immoler à l'État le bonheur de ma vie!

Madame, ou de Léon faites-nous un César,

Ou portez ce grand choix sur le fameux Aspar:

Je l'aime, et ferois gloire, en dépit de ma flamme,

De faire un maître à tous de celui de mon âme; 1230

Et pleurant pour le frère en ce grand changement,

Je m'en consolerois à voir régner l'amant.

Des deux têtes qu'au monde on me voit les plus chères,

Élevez l'une ou l'autre au trône de vos pères:

Daignez....

PULCHÉRIE.

Aspar seroit digne d'un tel honneur, 1235

Si vous pouviez, Irène, un peu moins sur son cœur.

J'aurois trop à rougir si sous le nom de femme

Je le faisois régner sans régner dans son âme;

Si j'en avois le titre, et vous tout le pouvoir,

Et qu'entre nous ma cour partageât son devoir. 1240

IRÈNE.

Ne l'appréhendez pas: de quelque ardeur qu'il m'aime,

Il est plus à l'État, Madame, qu'à lui-même.

PULCHÉRIE.

Je le crois comme vous, et que sa passion

Regarde plus l'État que vous, moi, ni Léon.

C'est vous entendre, Irène, et vous parler sans feindre:1245

Je vois ce qu'il projette, et ce qu'il en faut craindre.

L'aimez-vous?

IRÈNE.

Je l'aimai, quand je crus qu'il m'aimoit:

Je voyois sur son front un air qui me charmoit;

Mais depuis que le temps m'a fait mieux voir sa flamme,

J'ai presque éteint la mienne et dégagé mon âme. 1250

PULCHÉRIE.

Achevez. Tel qu'il est, voulez-vous l'épouser?

IRÈNE.

Oui, Madame, ou du moins le pouvoir refuser.

Après deux ans d'amour il y va de ma gloire:

L'affront seroit trop grand, et la tache trop noire,

Si dans la conjoncture où l'on est aujourd'hui 1255

Il m'osoit regarder comme indigne de lui.

Ses desseins vont plus haut; et voyant qu'il vous aime,

Bien que peut-être moins que votre diadème,

Je n'ai vu rien en moi qui le pût retenir;

Et je ne vous l'offrois que pour le prévenir. 1260

C'est ainsi que j'ai cru me mettre en assurance

Par l'éclat généreux d'une fausse apparence:

Je vous cédois un bien que je ne puis garder,

Et qu'à vous seule enfin ma gloire peut céder.

PULCHÉRIE.

Reposez-vous sur moi. Votre Aspar vient.

SCÈNE III.

PULCHÉRIE, ASPAR, IRÈNE, JUSTINE.

ASPAR.

Madame, 1265

Déjà sur vos desseins j'ai lu dans plus d'une âme,

Et crois de mon devoir de vous mieux avertir

De ce que sur tous deux on m'a fait pressentir.

J'espère pour Léon, et j'y fais mon possible;

Mais j'en prévois, Madame, un murmure infaillible, 1270

Qui pourra se borner à quelque émotion,

Et peut aller plus loin que la sédition.

PULCHÉRIE.

Vous en savez l'auteur: parlez, qu'on le punisse;

Que moi-même au sénat j'en demande justice.

ASPAR.

Peut-être est-ce quelqu'un que vous pourriez choisir. 1275

S'il vous falloit ailleurs tourner votre désir,

Et dont le choix illustre à tel point sauroit plaire,

Que [409] nous n'aurions à craindre aucun parti contraire.

Comme à vous le nommer, ce seroit fait de lui,

Ce seroit à l'empire ôter un ferme appui, 1280

Et livrer un grand cœur à sa perte certaine,

Quand il n'est pas encor digne de votre haine.

PULCHÉRIE.

On me fait mal sa cour avec de tels avis,

Qui sans nommer personne, en nomment plus de dix.

Je hais l'empressement de ces devoirs sincères, 1285

Qui ne jette en l'esprit que de vagues chimères,

Et ne me présentant qu'un obscur avenir,

Me donne tout à craindre, et rien à prévenir.

ASPAR.

Le besoin de l'État est souvent un mystère

Dont la moitié se dit, et l'autre est bonne à taire. 1290

PULCHÉRIE.

Il n'est souvent aussi qu'un pur fantôme en l'air

Que de secrets ressorts font agir et parler,

Et s'arrête où le fixe une âme prévenue,

Qui pour ses intérêts le forme et le remue.

Des besoins de l'État si vous êtes jaloux, 1295

Fiez-vous-en à moi, qui les vois mieux que vous.

Martian, comme vous, à vous parler sans feindre,

Dans le choix de Léon voit quelque chose à craindre;

Mais il m'apprend de qui je dois me défier;

Et je puis, si je veux, me le sacrifier. 1300

ASPAR.

Qui nomme-t-il, Madame?

PULCHÉRIE.

Aspar, c'est un mystère

Dont la moitié se dit, et l'autre est bonne à taire.

Si l'on hait tant Léon, du moins réduisez-vous

A faire qu'on m'admette à régner sans époux.

ASPAR.

Je ne l'obtiendrai point, la chose est sans exemple.1305

PULCHÉRIE.

La matière au vrai zèle en est d'autant plus ample;

Et vous en montrerez de plus rares effets

En obtenant pour moi ce qu'on n'obtint jamais.

ASPAR.

Oui; mais qui voulez-vous que le sénat vous donne,

Madame, si Léon....

PULCHÉRIE.

Ou Léon, ou personne. 1310

A l'un de ces deux points amenez les esprits.

Vous adorez Irène, Irène est votre prix;

Je la laisse avec vous, afin que votre zèle

S'allume à ce beau feu que vous avez pour elle.

Justine, suivez-moi.

SCÈNE IV.

ASPAR, IRÈNE.

IRÈNE.

Ce prix qu'on vous promet 1315

Sur votre âme, Seigneur, doit faire peu d'effet.

La mienne, toute acquise à votre ardeur sincère,

Ne peut à ce grand cœur tenir lieu de salaire;

Et l'amour à tel point vous rend maître du mien,

Que me donner à vous, c'est ne vous donner rien. 1320

ASPAR.

Vous dites vrai, Madame; et du moins j'ose dire

Que me donner un cœur au-dessous de l'empire,

Un cœur qui me veut faire une honteuse loi,

C'est ne me donner rien qui soit digne de moi.

IRÈNE.

Indigne que je suis d'une foi si douteuse, 1325

Vous fais-je quelque loi qui puisse être honteuse?

Et si Léon devoit l'empire à votre appui,

Lui qui vous y feroit le premier d'après lui,

Auriez-vous à rougir de l'en avoir fait maître,

Seigneur, vous qui voyez que vous ne pouvez l'être? 1330

Mettez-vous, j'y consens, au-dessus de l'amour,

Si pour monter au trône, il s'offre quelque jour.

Qu'à ce glorieux titre un amant soit volage,

Je puis l'en estimer, l'en aimer davantage,

Et voir avec plaisir la belle ambition 1335

Triompher d'une ardente et longue passion.

L'objet le plus charmant doit céder à l'empire:

Régnez; j'en dédirai mon cœur s'il en soupire.

Vous ne m'en croyez pas, Seigneur; et toutefois

Vous régneriez bientôt si l'on suivoit ma voix. 1340

Apprenez à quel point pour vous je m'intéresse.

Je viens de vous offrir moi-même à la princesse;

Et je sacrifiois mes plus chères ardeurs

A l'honneur de vous mettre au faîte des grandeurs.

Vous savez sa réponse: «Ou Léon, ou personne.»1345

ASPAR.

C'est agir en amante et généreuse et bonne;

Mais sûre d'un refus qui doit rompre le coup,

La générosité ne coûte pas beaucoup.

IRÈNE.

Vous voyez les chagrins où cette offre m'expose,

Et ne me voulez pas devoir la moindre chose! 1350

Ah! si j'osois, Seigneur, vous appeler ingrat!

ASPAR.

L'offre sans doute est rare, et feroit grand éclat,

Si pour mieux éblouir vous aviez eu l'adresse

D'ébranler tant soit peu l'esprit de la princesse.

Elle est impératrice, et d'un seul: «Je le veux,»1355

Elle peut de Léon faire un monarque heureux:

Qu'a-t-il besoin de moi, lui qui peut tout sur elle?

IRÈNE.

N'insultez point, Seigneur, une flamme si belle.

L'amour, las de gémir sous les raisons d'État,

Pourroit n'en croire pas tout à fait le sénat. 1360

ASPAR.

L'amour n'a qu'à parler: le sénat, quoi qu'on pense,

N'aura que du respect et de la déférence;

Et de l'air dont la chose a déjà pris son cours,

Léon pourra se voir empereur pour trois jours.

IRÈNE.

Trois jours peuvent suffire à faire bien des choses:1365

La cour en moins de temps voit cent métamorphoses;

En moins de temps un prince à qui tout est permis

Peut rendre ce qu'il doit aux vrais et faux amis.

ASPAR.

L'amour qui parle ainsi ne paroît pas fort tendre.

Mais je vous aime assez pour ne vous pas entendre;1370

Et dirai toutefois, sans m'en embarrasser,

Qu'il est un peu bien tôt pour vous de menacer.

IRÈNE.

Je ne menace point, Seigneur; mais je vous aime

Plus que moi, plus encor que ce cher frère même.

L'amour tendre est timide, et craint pour son objet,1375

Dès qu'il lui voit former un dangereux projet.

ASPAR.

Vous m'aimez, je le crois; du moins cela peut être;

Mais de quelle façon le faites-vous connoître?

L'amour inspire-t-il ce rare empressement

De voir régner un frère aux dépens d'un amant?1380

IRÈNE.

Il m'inspire à regret la peur de votre perte.

Régnez, je vous l'ai dit, la porte en est ouverte;

Vous avez du mérite, et je manque d'appas;

Dédaignez, quittez-moi, mais ne vous perdez pas.

Pour le salut d'un frère ai-je si peu d'alarmes,1385

Qu'il y faille ajouter d'autres sujets de larmes?

C'est assez que pour vous j'ose en vain soupirer;

Ne me réduisez point, Seigneur, à vous pleurer.

ASPAR.

Gardez, gardez vos pleurs pour ceux qui sont à plaindre:

Puisque vous m'aimez tant, je n'ai point lieu de craindre. 1390

Quelque peine qu'on doive à ma témérité,

Votre main qui m'attend fera ma sûreté;

Et contre le courroux le plus inexorable

Elle me servira d'asile inviolable.

IRÈNE.

Vous la voudrez peut-être, et la voudrez trop tard.1395

Ne vous exposez point, Seigneur, à ce hasard;

Je doute si j'aurois toujours même tendresse,

Et pourrois [410] de ma main n'être pas la maîtresse.

Je vous parle sans feindre, et ne sais point railler

Lorsqu'au salut commun il nous faut travailler. 1400

ASPAR.

Et je veux bien aussi vous répondre sans feindre.

J'ai pour vous un amour à ne jamais s'éteindre,

Madame; et dans l'orgueil que vous-même approuvez,

L'amitié de Léon a ses droits conservés;

Mais ni cette amitié, ni cet amour si tendre, 1405

Quelques soins, quelque effort qu'il vous en plaise attendre,

Ne me verront jamais l'esprit persuadé

Que je doive obéir à qui j'ai commandé,

A qui, si j'en puis croire un cœur qui vous adore,

J'aurai droit, et longtemps, de commander encore. 1410

Ma gloire, qui s'oppose à cet abaissement,

Trouve en tous mes égaux le même sentiment.

Ils ont fait la princesse arbitre de l'empire:

Qu'elle épouse Léon, tous sont prêts d'y souscrire;

Mais je ne réponds pas d'un long respect en tous, 1415

A moins qu'il associe aussitôt l'un de nous.

La chose est peu nouvelle, et je ne vous propose

Que ce que l'on a fait pour le grand Théodose [411].

C'est par là que l'empire est tombé dans ce sang

Si fier de sa naissance et si jaloux du rang. 1420

Songez sur cet exemple à vous rendre justice,

A me faire empereur pour être impératrice:

Vous avez du pouvoir, Madame; usez-en bien,

Et pour votre intérêt attachez-vous au mien.

IRÈNE.

Léon dispose-t-il du cœur de la princesse? 1425

C'est un cœur fier et grand: le partage la blesse;

Elle veut tout ou rien; et dans ce haut pouvoir

Elle éteindra l'amour plutôt que d'en déchoir.

Près d'elle avec le temps nous pourrons davantage:

Ne pressons point, Seigneur, un si juste partage.1430

ASPAR.

Vous le voudrez peut-être, et le voudrez trop tard:

Ne laissez point longtemps nos destins au hasard.

J'attends de votre amour cette preuve nouvelle.

Adieu, Madame.

IRÈNE.

Adieu. L'ambition est belle;

Mais vous n'êtes, Seigneur, avec ce sentiment, 1435

Ni véritable ami, ni véritable amant.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

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