Œuvres de P. Corneille, Tome 07
SCÈNE PREMIÈRE.
HONORIE, FLAVIE.
FLAVIE.
Je ne m'en défends point: oui, Madame, Octar m'aime;
Tout ce que je vous dis, je l'ai su de lui-même.
Ils sont rois, mais c'est tout: ce titre sans pouvoir
N'a rien presque en tous deux de ce qu'il doit avoir;
Et le fier Attila chaque jour fait connoître 365
Que s'il n'est pas leur roi, du moins il est leur maître,
Et qu'ils n'ont en sa cour le rang de ses amis
Qu'autant qu'à son orgueil ils s'y montrent soumis.
Tous deux ont grand mérite, et tous deux grand courage;
Mais ils sont, à vrai dire, ici comme en otage, 370
Tandis que leurs soldats en des camps éloignés
Prennent l'ordre sous lui de gens qu'il a gagnés;
Et si de le servir leurs troupes n'étoient prêtes,
Ces rois, tous rois qu'ils sont, répondroient de leurs têtes.
Son frère aîné Vléda, plus rempli d'équité, 375
Les traitoit malgré lui d'entière égalité;
Il n'a pu le souffrir, et sa jalouse envie,
Pour n'avoir plus d'égaux, s'est immolé sa vie [125].
Le sang qu'après avoir mis ce prince au tombeau,
On lui voit chaque jour distiller du cerveau [126], 380
Punit son parricide, et chaque jour vient faire
Un tribut étonnant à celui de ce frère:
Suivant même qu'il a plus ou moins de courroux,
Ce sang forme un supplice ou plus rude ou plus doux,
S'ouvre une plus féconde ou plus stérile veine;385
Et chaque emportement porte avec lui sa peine.
HONORIE.
Que me sert donc qu'on m'aime, et pourquoi m'engager
A souffrir un amour qui ne peut me venger?
L'insolent Attila me donne une rivale;
Par ce choix qu'il balance il la fait mon égale; 390
Et quand pour l'en punir je crois prendre un grand roi,
Je ne prends qu'un grand nom qui ne peut rien pour moi.
Juge que de chagrins au cœur d'une princesse
Qui hait également l'orgueil et la foiblesse;
Et de quel œil je puis regarder un amant 395
Qui n'aura que pitié de mon ressentiment,
Qui ne saura qu'aimer, et dont tout le service
Ne m'assure aucun bras à me faire justice.
Jusqu'à Rome Attila m'envoie offrir sa foi [127],
Pour douter dans son camp entre Ildione et moi.400
Hélas! Flavie, hélas! si ce doute m'offense,
Que doit faire une indigne et haute préférence?
Et n'est-ce pas alors le dernier des malheurs
Qu'un éclat impuissant d'inutiles douleurs?
FLAVIE.
Prévenez-le, Madame; et montrez à sa honte 405
Combien de tant d'orgueil vous faites peu de conte [128].
HONORIE.
La bravade est aisée, un mot est bientôt dit:
Mais où fuir un tyran que la bravade aigrit?
Retournerai-je à Rome, où j'ai laissé mon frère
Enflammé contre moi de haine et de colère,410
Et qui, sans la terreur d'un nom si redouté,
Jamais n'eût mis de borne à ma captivité?
Moi qui prétends pour dot la moitié de l'empire....
FLAVIE.
Ce seroit d'un malheur vous jeter dans un pire [129].
Ne vous emportez pas contre vous jusque-là: 415
Il est d'autres moyens de braver Attila.
Épousez Valamir.
HONORIE.
Est-ce comme on le brave
Que d'épouser un roi dont il fait son esclave?
FLAVIE.
Mais vous l'aimez.
HONORIE.
Eh bien! si j'aime Valamir,
Je ne veux point de rois qu'on force d'obéir; 420
Et si tu me dis vrai, quelque rang que je tienne,
Cet hymen pourrait être et sa perte et la mienne.
Mais je veux qu'Attila, pressé d'un autre amour,
Endure un tel insulte [130] au milieu de sa cour:
Ildione par là me verroit à sa suite; 425
A de honteux respects je m'y verrois réduite;
Et le sang des Césars, qu'on adora toujours,
Feroit hommage au sang d'un roi de quatre jours!
Dis-le-moi toutefois: pencheroit-il vers elle?
Que t'en a dit Octar?
FLAVIE.
Qu'il la trouve assez belle,430
Qu'il en parle avec joie, et fuit à lui parler.
HONORIE.
Il me parle, et s'il faut ne rien dissimuler,
Ses discours me font voir du respect, de l'estime,
Et même quelque amour, sans que le nom s'exprime.
FLAVIE.
C'est un peu plus qu'à l'autre.
HONORIE.
Et peut-être bien moins.
FLAVIE.
Quoi? ce qu'à l'éviter il apporte de soins....
HONORIE.
Peut-être il ne la fuit que de peur de se rendre;
Et s'il ne me fuit pas, il sait mieux s'en défendre.
Oui, sans doute, il la craint, et toute sa fierté
Ménage, pour choisir, un peu de liberté. 440
FLAVIE.
Mais laquelle des deux voulez-vous qu'il choisisse?
HONORIE.
Mon âme des deux parts attend même supplice:
Ainsi que mon amour, ma gloire a ses appas;
Je meurs s'il me choisit, ou ne me choisit pas;
Et.... Mais Valamir entre, et sa vue en mon âme 445
Fait trembler mon orgueil, enorgueillit ma flamme.
Flavie, il peut sur moi bien plus que je ne veux:
Pour peu que je l'écoute, il aura tous mes vœux.
Dis-lui.... mais il vaut mieux faire effort sur moi-même.
SCÈNE II.
VALAMIR, HONORIE, FLAVIE.
HONORIE.
Le savez-vous, Seigneur, comment je veux qu'on m'aime?
Et puisque jusqu'à moi vous portez vos souhaits,
Avez-vous su connoître à quel prix je me mets?
Je parle avec franchise, et ne veux point vous taire
Que vos soins me plairoient, s'il ne falloit que plaire;
Mais quand cent et cent fois ils seroient mieux reçus,455
Il faut pour m'obtenir quelque chose de plus.
Attila m'est promis, j'en ai sa foi pour gage;
La princesse des Francs prétend même avantage;
Et bien que sur le choix il semble hésiter [131],
Étant ce que je suis j'aurois tort d'en douter.460
Mais qui promet à deux outrage l'une et l'autre [132].
J'ai du cœur, on m'offense, examinez le vôtre.
Pourrez-vous m'en venger, pourrez-vous l'en punir?
VALAMIR.
N'est-ce que par le sang qu'on peut vous obtenir?
Et faut-il que ma flamme à ce grand cœur réponde 465
Par un assassinat du plus grand roi du monde,
D'un roi que vous avez souhaité pour époux?
Ne sauroit-on sans crime être digne de vous?
HONORIE.
Non, je ne vous dis pas qu'aux dépens de sa tête
Vous vous fassiez aimer, et payiez ma conquête. 470
De l'aimable façon qu'il vous traite aujourd'hui
Il a trop mérité ces tendresses pour lui;
D'ailleurs, s'il faut qu'on l'aime, il est bon qu'on le craigne.
Mais c'est cet Attila qu'il faut que je dédaigne.
Pourrez-vous hautement me tirer de ses mains, 475
Et braver avec moi le plus fier des humains?
VALAMIR.
Il n'en est pas besoin, Madame: il vous respecte,
Et bien que sa fierté vous puisse être suspecte,
A vos moindres froideurs, à vos moindres dégoûts,
Je sais que ses respects me donneroient à vous.480
HONORIE.
Que j'estime assez peu le sang de Théodose
Pour souffrir qu'en moi-même un tyran en dispose,
Qu'une main qu'il me doit me choisisse un mari,
Et me présente un roi comme son favori!
Pour peu que vous m'aimiez, Seigneur, vous devez croire
Que rien ne m'est sensible à l'égal de ma gloire.
Régnez comme Attila, je vous préfère à lui;
Mais point d'époux qui n'ose en dédaigner l'appui,
Point d'époux qui m'abaisse au rang de ses sujettes.
Enfin, je veux un roi: regardez si vous l'êtes;490
Et quoi que sur mon cœur vous ayez d'ascendant,
Sachez qu'il n'aimera qu'un prince indépendant.
Voyez à quoi, Seigneur, on connoît les monarques:
Ne m'offrez plus de vœux qui n'en portent les marques;
Et soyez satisfait qu'on vous daigne assurer495
Qu'à tous les rois ce cœur voudroit vous préférer.
SCÈNE III.
VALAMIR, FLAVIE.
VALAMIR.
FLAVIE.
Seigneur, laissez-la faire:
L'amour sera le maître; et la même hauteur
Qui vous dispute ici l'empire de son cœur,500
Vous donne en même temps le secours de la haine
Pour triompher bientôt de la fierté romaine.
L'orgueil qui vous dédaigne en dépit de ses feux
Fait haïr Attila de se promettre à deux;
Non que cette fierté n'en soit assez jalouse 505
Pour ne pouvoir souffrir qu'Ildione l'épouse:
A son frère, à ses Francs faites-la renvoyer,
Vous verrez tout ce cœur soudain se déployer,
Suivre ce qui lui plaît, braver ce qui l'irrite,
Et livrer hautement la victoire au mérite.510
Ne vous rebutez point d'un peu d'emportement:
Quelquefois malgré nous il vient un bon moment.
L'amour fait des heureux lorsque moins on y pense;
Et je ne vous dis rien sans beaucoup d'apparence.
Ardaric vous apporte un entretien plus doux.515
Adieu: comme le cœur, le temps sera pour vous.
SCÈNE IV.
ARDARIC, VALAMIR.
ARDARIC.
Qu'avez-vous obtenu, Seigneur, de la Princesse?
VALAMIR.
Beaucoup, et rien: j'ai vu pour moi quelque tendresse;
Mais elle sait d'ailleurs si bien ce qu'elle vaut,
Que si celle des Francs a le cœur aussi haut, 520
Si c'est à même prix, Seigneur, qu'elle se donne,
Vous lui pourrez longtemps offrir votre couronne.
Mon rival est haï, je n'en saurois douter;
Tout le cœur est à moi, j'ai lieu de m'en vanter;
Au reste des mortels je sais qu'on me préfère, 525
Et ne sais toutefois ce qu'il faut que j'espère.
Voyez votre Ildione; et puissiez-vous, Seigneur,
Y trouver plus de jour à lire dans son cœur,
Une âme plus tournée à remplir votre attente,
Un esprit plus facile! Octar sort de sa tente. 530
Adieu.
SCÈNE V.
ARDARIC, OCTAR.
ARDARIC.
Pourrai-je voir la Princesse à mon tour?
OCTAR.
Non, à moins qu'il vous plaise attendre son retour;
Mais, à ce que ses gens, Seigneur, m'ont fait entendre,
Vous n'avez en ce lieu qu'un moment à l'attendre.
ARDARIC.
Dites-moi cependant: vous fûtes prisonnier535
Du roi des Francs, son frère, en ce combat dernier?
OCTAR.
Le désordre, Seigneur, des Champs catalauniques
Me donna peu de part aux disgrâces publiques.
Si j'y fus prisonnier de ce roi généreux,
Il me fit dans sa cour un sort assez heureux:540
Ma prison y fut libre; et j'y trouvai sans cesse
Une bonté si rare au cœur de la Princesse,
Que de retour ici je pense lui devoir
Les plus sacrés respects qu'un sujet puisse avoir.
ARDARIC.
OCTAR.
Vous savez toutefois qu'Attila ne l'est pas,
Et combien son trop d'heur lui cause d'embarras.
ARDARIC.
Ah! puisqu'il a des yeux, sans doute il la préfère.
Mais vous vous louez fort aussi du roi son frère.550
Ne me déguisez rien: a-t-il des qualités
A se faire admirer ainsi de tous côtés?
Est-ce une vérité que ce que j'entends dire,
Ou si c'est sans raison que l'univers l'admire?
OCTAR.
Je ne sais pas, Seigneur, ce qu'on vous en a dit [133];555
Mais si pour l'admirer ce que j'ai vu suffit,
Je l'ai vu dans la paix, je l'ai vu dans la guerre,
Porter partout un front de maître de la terre.
J'ai vu plus d'une fois de fières nations
Désarmer son courroux par leurs soumissions [134].560
J'ai vu tous les plaisirs de son âme héroïque
N'avoir rien que d'auguste et que de magnifique;
Et ses illustres soins ouvrir à ses sujets
L'école de la guerre au milieu de la paix [135].
Par ces délassements sa noble inquiétude 565
De ses justes desseins faisoit l'heureux prélude;
Et si j'ose le dire, il doit nous être doux
Que ce héros les tourne ailleurs que contre nous.
Je l'ai vu, tout couvert de poudre et de fumée,
Donner le grand exemple à toute son armée [136],570
Semer par ses périls l'effroi de toutes parts,
Bouleverser les murs d'un seul de ses regards,
Et sur l'orgueil brisé des plus superbes têtes
De sa course rapide entasser les conquêtes [137].
Ne me commandez point de peindre un si grand roi:575
Ce que j'en ai vu passe un homme tel que moi;
Mais je ne puis, Seigneur, m'empêcher de vous dire
Combien son jeune prince est digne qu'on l'admire.
Il montre un cœur si haut sous un front délicat
Que dans son premier lustre il est déjà soldat: 580
Le corps attend les ans, mais l'âme est toute prête.
D'un gros de cavaliers il se met à la tête,
Et l'épée à la main, anime l'escadron
Qu'enorgueillit l'honneur de marcher sous son nom.
Tout ce qu'a d'éclatant la majesté du père,585
Tout ce qu'ont de charmant les grâces de la mère,
Tout brille sur ce front, dont l'aimable fierté
Porte empreints et ce charme et cette majesté [138].
L'amour et le respect qu'un si jeune mérite....
Mais la Princesse vient, Seigneur, et je vous quitte. 590