Œuvres de P. Corneille, Tome 07
PROLOGUE.
La scène représente sur le devant un lieu champêtre, et dans l'enfoncement un rocher percé à jour, à travers duquel on voit la mer en éloignement.
Flore paroît au milieu du théâtre, accompagnée de Vertumne, dieu des arbres et des fruits, et de Palæmon, dieu des eaux. Chacun de ces dieux conduit une troupe de divinités: l'un mène à sa suite des Dryades et des Sylvains; et l'autre des dieux des fleuves, et des Naïades. Flore chante ce récit pour inviter Vénus à descendre en terre:
Ce n'est plus le temps de la guerre:
Le plus puissant des rois
Interrompt ses exploits
Pour donner la paix à la terre.
Descendez, mère des Amours; 5
Venez nous donner de beaux jours.
(Vertumne et Palæmon, avec les divinités qui les accompagnent,
joignent leurs voix à celle de Flore, et chantent ces paroles:)
CHŒUR DES DIVINITÉS DE LA TERRE ET DES EAUX, COMPOSÉ DE
FLORE, NYMPHES, PALÆMON, VERTUMNE, SYLVAINS, FAUNES,
DRYADES ET NAÏADES.
Nous goûtons une paix profonde;
Les plus doux jeux sont ici-bas:
On doit ce repos, plein d'appas,
Au plus grand roi du monde. 10
Descendez, mère des Amours;
Venez nous donner de beaux jours.
(Il se fait ensuite une entrée de ballet, composée de deux Dryades, quatre Sylvains, deux Fleuves et deux Naïades; après laquelle Vertumne et Palæmon chantent ce dialogue:)
VERTUMNE.
Rendez-vous, beautés cruelles;
Soupirez à votre tour.
PALÆMON.
Voici la reine des belles,15
Qui vient inspirer l'amour.
VERTUMNE.
Un bel objet toujours sévère
Ne se fait jamais bien aimer.
PALÆMON.
C'est la beauté qui commence de plaire;
Mais la douceur achève de charmer. 20
(Ils répètent ensemble ces derniers vers:)
C'est la beauté qui commence de plaire;
Mais la douceur achève de charmer.
VERTUMNE.
Souffrons tous qu'Amour nous blesse:
Languissons, puisqu'il le faut.
PALÆMON.
Que sert un cœur sans tendresse?25
Est-il un plus grand défaut?
VERTUMNE.
Un bel objet toujours sévère
Ne se fait jamais bien aimer.
PALÆMON.
C'est la beauté qui commence de plaire;
Mais la douceur achève de charmer.30
Flore répond au dialogue de Vertumne et de Palæmon par ce menuet, et les autres divinités y mêlent leurs danses:)
Est-on sage,
Dans le bel âge,
Est-on sage
De n'aimer pas?
Que sans cesse 35
L'on se presse
De goûter les plaisirs ici-bas.
La sagesse
De la jeunesse,
C'est de savoir jouir de ses appas.40
L'Amour charme
Ceux qu'il désarme;
L'Amour charme,
Cédons-lui tous:
Notre peine 45
Seroit vaine
De vouloir résister à ses coups.
Quelque chaîne
Qu'un amant prenne,
La liberté n'a rien qui soit si doux.50
(Vénus descend du ciel dans une grande machine avec l'Amour, son fils, et deux petites Grâces, nommées Ægiale et Phaène; et les divinités de la terre et des eaux recommencent de joindre toutes leurs voix, et continuent par leurs danses de lui témoigner la joie qu'elles ressentent à son abord.)
CHŒUR DE TOUTES LES DIVINITÉS DE LA TERRE ET DES EAUX.
Nous goûtons une paix profonde;
Les plus doux jeux sont ici-bas;
On doit ce repos, plein d'appas,
Au plus grand roi du monde.
Descendez, mère des Amours; 55
Venez nous donner de beaux jours.
VÉNUS, dans sa machine.
Cessez, cessez pour moi tous vos chants d'allégresse:
De si rares honneurs ne m'appartiennent pas,
Et l'hommage qu'ici votre bonté m'adresse
Doit être réservé pour de plus doux appas. 60
C'est une trop vieille méthode
De me venir faire sa cour;
Toutes les choses ont leur tour,
Et Vénus n'est plus à la mode.
Il est d'autres attraits naissants, 65
Où l'on va porter son encens:
Psyché, Psyché la belle, aujourd'hui tient ma place;
Déjà tout l'univers s'empresse à l'adorer,
Et c'est trop que dans ma disgrâce
Je trouve encor quelqu'un qui me daigne honorer. 70
On ne balance point entre nos deux mérites:
A quitter mon parti tout s'est licencié,
Et du nombreux amas de Grâces favorites
Dont je traînois partout les soins et l'amitié,
Il ne m'en est resté que deux des plus petites,75
Qui m'accompagnent par pitié.
Souffrez que ces demeures sombres
Prêtent leur solitude aux troubles de mon cœur,
Et me laissez parmi leurs ombres
Cacher ma honte et ma douleur. 80
(Flore et les autres déités se retirent, et Vénus avec sa suite sort de sa machine.)
ÆGIALE.
Nous ne savons, Déesse, comment faire,
Dans ce chagrin qu'on voit vous accabler.
Notre respect veut se taire,
Notre zèle veut parler.
VÉNUS.
Parlez, mais si vos soins aspirent à me plaire, 85
Laissez tous vos conseils pour une autre saison,
Et ne parlez de ma colère
Que pour dire que j'ai raison.
C'étoit là, c'étoit là la plus sensible offense
Que ma divinité pût jamais recevoir; 90
Mais j'en aurai la vengeance,
Si les Dieux ont du pouvoir.
PHAÈNE.
Vous avez plus que nous de clartés, de sagesse,
Pour juger ce qui peut être digne de vous;
Mais pour moi, j'aurois cru qu'une grande déesse.95
Devroit moins se mettre en courroux.
VÉNUS.
Et c'est là la raison de ce courroux extrême.
Plus mon rang a d'éclat, plus l'affront est sanglant;
Et si je n'étois pas dans ce degré suprême,
Le dépit de mon cœur seroit moins violent. 100
Moi, la fille du dieu qui lance le tonnerre,
Mère du dieu qui fait aimer,
Moi, les plus doux souhaits du ciel et de la terre,
Et qui ne suis venue au jour que pour charmer,
Moi qui, par tout ce qui respire, 105
Ai vu de tant de vœux encenser mes autels,
Et qui de la beauté, par des droits immortels,
Ai tenu de tout temps le souverain empire,
Moi dont les yeux ont mis deux grandes déités
Au point de me céder le prix de la plus belle, 110
Je me vois ma victoire et mes droits disputés
Par une chétive mortelle!
Le ridicule excès d'un fol entêtement
Va jusqu'à m'opposer une petite fille!
Sur ses traits et les miens j'essuierai constamment115
Un téméraire jugement,
Et du haut des cieux où je brille,
J'entendrai prononcer aux mortels prévenus:
«Elle est plus belle que Vénus!»
ÆGIALE.
Voilà comme l'on fait; c'est le style des hommes: 120
Ils sont impertinents dans leurs comparaisons.
PHAÈNE.
Ils ne sauroient louer, dans le siècle où nous sommes,
Qu'ils n'outragent les plus grands noms.
VÉNUS.
Ah! que de ces trois mots la rigueur insolente
Venge bien Junon et Pallas, 125
Et console leurs cœurs de la gloire éclatante
Que la fameuse pomme acquit à mes appas!
Je les vois s'applaudir de mon inquiétude,
Affecter à toute heure un ris malicieux,
Et d'un fixe regard chercher avec étude 130
Ma confusion dans mes yeux.
Leur triomphante joie, au fort d'un tel outrage,
Semble me venir dire, insultant mon courroux:
«Vante, vante, Vénus, les traits de ton visage:
Au jugement d'un seul, tu l'emportas sur nous;135
Mais par le jugement de tous
Une simple mortelle a sur toi l'avantage.»
Ah! ce coup-là m'achève, il me perce le cœur;
Je n'en puis plus souffrir les rigueurs sans égales,
Et c'est trop de surcroît à ma vive douleur140
Que le plaisir de mes rivales.
Mon fils, si j'eus jamais sur toi quelque crédit,
Et si jamais je te fus chère,
Si tu portes un cœur à sentir le dépit
Qui trouble le cœur d'une mère. 145
Qui si tendrement te chérit,
Emploie, emploie ici l'effort de ta puissance
A soutenir mes intérêts,
Et fais à Psyché par tes traits
Sentir les traits de ma vengeance. 150
Pour rendre son cœur malheureux,
Prends celui de tes traits le plus propre à me plaire,
Le plus empoisonné de ceux
Que tu lances dans ta colère.
Du plus bas, du plus vil, du plus affreux mortel,155
Fais que jusqu'à la rage elle soit enflammée,
Et qu'elle ait à souffrir le supplice cruel
D'aimer et n'être point aimée.
L'AMOUR.
Dans le monde on n'entend que plaintes de l'Amour:
On m'impute partout mille fautes commises, 160
Et vous ne croiriez point le mal et les sottises
Que l'on dit de moi chaque jour.
Si pour servir votre colère....
VÉNUS.
Va, ne résiste point aux souhaits de ta mère;
N'applique tes raisonnements. 165
Qu'à chercher les plus prompts moments
De faire un sacrifice à ma gloire outragée.
Pars, pour toute réponse à mes empressements,
Et ne me revois point que je ne sois vengée.
(L'Amour s'envole, et Vénus se retire avec les Grâces.—La scène est changée en une grande ville, où l'on découvre, des deux côtés, des palais et des maisons de différents ordres d'architecture.)