Œuvres de P. Corneille, Tome 07
LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES
POUR LES VARIANTES DE TITE ET BÉRÉNICE.
ÉDITIONS SÉPARÉES.
1671 in-12;   |  1679 in-12.
RECUEIL.
1682 in-12 [206].
ACTEURS [207].
| TITE, | empereur de Rome, et amant de Bérénice. | 
| DOMITIAN, | frère de Tite, et amant de Domitie. | 
| BÉRÉNICE, | reine d'une partie de la Judée. | 
| DOMITIE, | fille de Corbulon. | 
| PLAUTINE, | confidente de Domitie. | 
| FLAVIAN, | confident de Tite. | 
| ALBIN, | confident de Domitian. | 
| PHILON, | ministre d'État, confident de Bérénice. | 
La scène est à Rome, dans le palais impérial.
TITE ET BÉRÉNICE.
COMÉDIE HÉROÏQUE.
ACTE I.
SCÈNE PREMIÈRE.
DOMITIE, PLAUTINE.
Laisse-moi mon chagrin, tout injuste qu'il est:
Je le chasse, il revient; je l'étouffe, il renaît [208];
Et plus nous approchons de ce grand hyménée,
Plus en dépit de moi je m'en trouve gênée.
Il fait toute ma gloire, il fait tous mes désirs:5
Ne devroit-il pas faire aussi tous mes plaisirs [209]?
Depuis plus de six mois la pompe s'en apprête,
Rome s'en fait d'avance en l'esprit une fête,
Et tandis qu'à l'envi tout l'empire l'attend,
Mon cœur dans tout l'empire est le seul mécontent.10
PLAUTINE.
Que trouvez-vous, Madame, ou d'amer ou de rude
A voir qu'un tel bonheur n'ait plus d'incertitude?
Et quand dans quatre jours vous devez y monter,
Quel importun chagrin pouvez-vous écouter?
Si vous n'en êtes pas tout à fait la maîtresse,15
Du moins à l'Empereur cachez cette tristesse:
Le dangereux soupçon de n'être pas aimé
Peut le rendre à l'objet dont il fut trop charmé.
Avant qu'il vous aimât, il aimoit Bérénice;
Et s'il n'en put alors faire une impératrice,20
A présent il est maître, et son père au tombeau
Ne peut plus le forcer d'éteindre un feu si beau.
DOMITIE.
C'est là ce qui me gêne, et l'image importune
Qui trouble les douceurs de toute ma fortune:
J'ambitionne et crains l'hymen d'un empereur25
Dont j'ai lieu de douter si j'aurai tout le cœur.
Ce pompeux appareil, où sans cesse il ajoute,
Recule chaque jour un nœud qui le dégoûte.
Il souffre chaque jour que le gouvernement
Vole ce qu'à me plaire il doit d'attachement;30
Et ce qu'il en étale agit d'une manière
Qui ne m'assure point d'une âme toute entière.
Souvent même, au milieu des offres de sa foi,
Il semble tout à coup qu'il n'est pas avec moi,
Qu'il a quelque plus douce ou noble inquiétude.35
Son feu de sa raison est l'effet et l'étude;
Il s'en fait un plaisir bien moins qu'un embarras,
Et s'efforce à m'aimer; mais il ne m'aime pas.
PLAUTINE.
A cet effort pour vous qui pourroit le contraindre?
Maître de l'univers, a-t-il un maître à craindre?40
DOMITIE.
J'ai quelques droits, Plautine, à l'empire romain.
Que le choix d'un époux peut mettre en bonne main:
Mon père, avant le sien élu pour cet empire,
Préféra.... Tu le sais, et c'est assez t'en dire [210].
C'est par cet intérêt qu'il m'apporte sa foi; 45
Mais pour le cœur, te dis-je, il n'est pas tout à moi.
PLAUTINE.
La chose est bien égale, il n'a pas tout le vôtre:
S'il aime un autre objet, vous en aimez un autre;
Et comme sa raison vous donne tous ses vœux,
Votre ardeur pour son rang fait pour lui tous vos feux.
DOMITIE.
Ne dis point qu'entre nous la chose soit égale.
Un divorce avec moi n'a rien qui le ravale:
Sans avilir son sort, il me renvoie au mien;
Et du rang qui lui reste, il ne me reste rien.
PLAUTINE.
Que ce que vous avez d'ambitieux caprice,55
Pardonnez-moi ce mot, vous fait un dur supplice!
Le cœur rempli d'amour, vous prenez un époux,
Sans en avoir pour lui, sans qu'il en ait pour vous.
Aimez pour être aimée, et montrez-lui vous-même,
En l'aimant comme il faut, comme il faut qu'il vous aime;
Et si vous vous aimez, gagnez sur vous ce point
De vous donner entière, ou ne vous donnez point.
DOMITIE.
Si l'amour quelquefois souffre qu'on le contraigne,
Il souffre rarement qu'une autre ardeur l'éteigne;
Et quand l'ambition en met l'empire à bas,65
Elle en fait son esclave, et ne l'étouffe pas.
Mais un si fier esclave, ennemi de sa chaîne,
La secoue à toute heure, et la porte avec gêne,
Et maître de nos sens, qu'il appelle au secours,
Il échappe souvent, et murmure toujours.70
Veux-tu que je te fasse un aveu tout sincère?
Je ne puis aimer Tite, ou n'aimer pas son frère;
Et malgré cet amour, je ne puis m'arrêter
Qu'au degré le plus haut où je puisse monter.
Laisse-moi retracer ma vie en ta mémoire:75
Tu me connois assez pour en savoir l'histoire;
Mais tu n'as pu connoître, à chaque événement,
De mon illustre orgueil quel fut le sentiment.
En naissant, je trouvai l'empire en ma famille.
Néron m'eut pour parente, et Corbulon pour fille [211];80
Et le bruit qu'en tous lieux fit sa haute valeur,
Autant que ma naissance enfla mon jeune cœur.
De l'éclat des grandeurs par là préoccupée,
Je vis d'un œil jaloux Octavie et Poppée [212];
Et Néron, des mortels et l'horreur et l'effroi,85
M'eût paru grand héros, s'il m'eût offert sa foi.
Après tant de forfaits et de morts entassées,
Les troupes du Levant, d'un tel monstre lassées,
Pour César en sa place élurent Corbulon.
Son austère vertu rejeta ce grand nom: 90
Un lâche assassinat en fut le prompt salaire [213].
Mais mon orgueil, sensible à ces honneurs d'un père,
Prit de tout autre rang une assez forte horreur
Pour me traiter dans l'âme en fille d'empereur.
Néron périt enfin. Trois empereurs de suite [214] 95
Virent de leur fortune une assez prompte fuite.
L'Orient de leurs noms fut à peine averti,
Qu'il fit Vespasian chef d'un plus fort parti.
Le ciel l'en avoua: ce guerrier magnanime
Par Tite, son aîné, fit assiéger Solyme; 100
Et tandis qu'en Égypte il prit d'autres emplois,
Domitian ici vint dispenser ses lois.
Je le vis et l'aimai. Ne blâme point ma flamme:
Rien de plus grand que lui n'éblouissoit mon âme;
Je ne voyois point Tite, un hymen me l'ôtoit;105
Mille soupirs aidoient au rang qui me flattoit.
Pour remplir tous nos vœux nous n'attendions qu'un père:
Il vint, mais d'un esprit à nos vœux si contraire,
Que quoi qu'on lui pût dire, on n'en put arracher
Ce qu'attendoit un feu qui nous étoit si cher.110
On n'en sut point la cause; et divers bruits coururent,
Qui tous à notre amour également déplurent.
J'en eus un long chagrin. Tite fit tôt après
De Bérénice à Rome admirer les attraits.
Pour elle avec Martie il avoit fait divorce [215]; 115
Et cette belle reine eut sur lui tant de force,
Que pour montrer à tous sa flamme, et hautement,
Il lui fit au palais prendre un appartement [216].
L'Empereur, bien qu'en l'âme il prévît quelle haine
Concevroit tout l'État pour l'époux d'une reine,120
Sembla voir cet amour d'un œil indifférent,
Et laisser un cours libre aux flots de ce torrent.
Mais sous les vains dehors de cette complaisance,
On ménagea ce prince avec tant de prudence,
Qu'en dépit de son cœur, que charmoient tant d'appas,
Il l'obligea lui-même à revoir ses États.
A peine je le vis sans maîtresse et sans femme,
Que mon orgueil vers lui tourna toute mon âme;
Et s'étant emparé des plus doux de mes soins,
Son frère commença de me plaire un peu moins: 130
Non qu'il ne fût toujours maître de ma tendresse,
Mais je la regardois ainsi qu'une foiblesse,
Comme un honteux effet d'un amour éperdu
Qui me voloit un rang que je me croyois dû.
Tite à peine sur moi jetoit alors la vue:135
Cent fois avec douleur je m'en suis aperçue;
Mais ce qui consoloit ce juste et long ennui,
C'est que Vespasian me regardoit pour lui.
Je commençois pourtant à n'en plus rien attendre,
Quand je vis en ses yeux quelque chose de tendre;140
Il me rendit visite, et fit tout ce qu'on fait
Alors qu'on veut aimer, ou qu'on aime en effet.
Je veux bien t'avouer que j'y crus du mystère,
Qu'il ne me disoit rien que par l'ordre d'un père;
Mais qui ne pencheroit à s'en désabuser,145
Lorsque, ce père mort, il songe à m'épouser?
Toi qui vois tout mon cœur, juge de son martyre:
L'ambition l'entraîne, et l'amour le déchire.
Quand je crois m'être mise au-dessus de l'amour,
L'amour vers son objet me ramène à son tour:150
Je veux régner, et tremble à quitter ce que j'aime,
Et ne me saurois voir d'accord avec moi-même.
PLAUTINE.
Ah! si Domitian devenoit empereur,
Que vous auriez bientôt calmé tout ce grand cœur!
Que bientôt.... Mais il vient. Ce grand cœur en soupire!
DOMITIE.
Hélas! plus je le vois, moins je sais que lui dire.
Je l'aime, et le dédaigne; et n'osant m'attendrir,
Je me veux mal des maux que je lui fais souffrir.
SCÈNE II.
DOMITIAN, DOMITIE, ALBIN, PLAUTINE.
DOMITIAN.
Faut-il mourir, Madame? et si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme, 160
Que les restes d'un feu que j'avois cru si fort
Puissent dans quatre jours se promettre ma mort [217]?
DOMITIE.
Ce qu'on m'offre, Seigneur, me feroit peu d'envie,
S'il en coûtoit à Rome une si belle vie;
Et ce n'est pas un mal qui vaille en soupirer165
Que de faire une perte aisée à réparer.
DOMITIAN.
Aisée à réparer! Un choix qui m'a su plaire,
Et qui ne plaît pas moins à l'Empereur mon frère,
Charme-t-il l'un et l'autre avec si peu d'appas
Que vous sachiez leur prix [218], et le mettiez si bas?170
DOMITIE.
Quoi qu'on ait pour soi-même ou d'amour ou d'estime,
Ne s'en croire pas trop n'est pas faire un grand crime.
Mais n'examinons point en cet excès d'honneur
Si j'ai quelque mérite, ou n'ai que du bonheur.
Telle que je puis être, obtenez-moi d'un frère. 175
DOMITIAN.
Hélas! si je n'ai pu vous obtenir d'un père,
Si même je ne puis vous obtenir de vous,
Qu'obtiendrai-je d'un frère amoureux et jaloux?
DOMITIE.
Et moi, résisterai-je à sa toute-puissance,
Quand vous n'y répondez qu'avec obéissance? 180
Moi qui n'ai sous les cieux que vous seul pour soutien,
Que puis-je contre lui, quand vous n'y pouvez rien?
DOMITIAN.
Je ne puis rien sans vous, et pourrois tout, Madame,
Si je pouvois encor m'assurer de votre âme.
DOMITIE.
Pouvez-vous en douter, après deux ans de pleurs185
Qu'à vos yeux j'ai donnés à nos communs malheurs?
Durant un déplaisir si long et si sensible
De voir toujours un père à nos vœux inflexible.
Ai-je écouté quelqu'un de tant de soupirants
Qui m'accabloient partout de leurs regards mourants?
Quel que fût leur amour, quel que fût leur mérite....
DOMITIAN.
Oui, vous m'avez aimé jusqu'à l'amour de Tite.
Mais de ces soupirants qui vous offroient leur foi
Aucun ne vous eût mise alors si haut que moi;
Votre âme ambitieuse à mon rang attachée 195
N'en voyoit point en eux dont elle fût touchée:
Ainsi de ces rivaux aucun n'a réussi.
Mais les temps sont changés, Madame, et vous aussi.
DOMITIE.
Non, Seigneur: je vous aime, et garde au fond de l'âme
Tout ce que j'eus pour vous de tendresse et de flamme:
L'effort que je me fais me tue autant que vous;
Mais enfin l'Empereur veut être mon époux.
DOMITIAN.
Ah! si vous n'acceptez sa main qu'avec contrainte,
Venez, venez, Madame, autoriser ma plainte.
L'Empereur m'aime assez pour quitter vos liens,205
Quand je lui porterai vos vœux avec les miens.
Dites que vous m'aimez, et que tout son empire....
DOMITIE.
C'est ce qu'à dire vrai j'aurai peine à lui dire,
Seigneur; et le respect qui n'y peut consentir....
DOMITIAN.
Non, votre ambition ne se peut démentir.210
Ne la déguisez plus, montrez-la toute entière,
Cette âme que le trône a su rendre si fière,
Cette âme dont j'ai fait les plaisirs les plus doux,
Cette âme....
DOMITIE.
Voyez-la cette âme toute à vous,
Voyez-y tout ce feu que vous y fîtes naître;215
Et soyez satisfait, si vous le pouvez être.
Je ne veux point, Seigneur, vous le dissimuler,
Mon cœur va tout à vous quand je le laisse aller;
Mais sans dissimuler j'ose aussi vous le dire,
Ce n'est pas mon dessein qu'il m'en coûte l'empire; 220
Et je n'ai point une âme à se laisser charmer
Du ridicule honneur de savoir bien aimer.
La passion du trône est seule toujours belle,
Seule à qui l'âme doive une ardeur immortelle.
J'ignorois de l'amour quel est le doux poison,225
Quand elle s'empara de toute ma raison.
Comme elle est la première, elle est la dominante.
Non qu'à trahir l'amour je ne me violente;
Mais il est juste enfin que des soupirs secrets
Me punissent d'aimer contre mes intérêts.
Daignez donc voir, Seigneur, quelle route il faut prendre
Pour ne point m'imposer la honte de descendre.
Tout mon cœur vous préfère à cet heureux rival;
Pour m'avoir toute à vous, devenez son égal.
Vous dites qu'il vous aime; et je ne puis le croire [219],235
Si je ne vois sur vous un rayon de sa gloire.
On vous a vus tous deux sortir d'un même flanc;
Ayez mêmes honneurs ainsi que même sang.
Dites-lui que le droit qu'a ce sang à l'empire [220]....
DOMITIAN.
C'est là ce qu'à mon tour j'aurai peine à lui dire,
Madame; et le devoir qui n'y peut consentir....
DOMITIE.
A mes vives douleurs daignez donc compatir,
Seigneur: j'achète assez le rang d'impératrice,
Sans qu'un reproche injuste augmente mon supplice.
DOMITIAN.
Eh bien! dans cet hymen, qui n'en a que pour moi,245
J'applaudirai moi-même à votre peu de foi;
Je dirai que le ciel doit à votre mérite....
DOMITIE.
Non, Seigneur; faites mieux, et quittez qui vous quitte;
Rome a mille beautés dignes de votre cœur;
Mais dans toute la terre il n'est qu'un empereur.250
Si mon père avoit eu les sentiments du vôtre,
Je vous aurois donné ce que j'attends d'un autre;
Et ma flamme en vos mains eût mis sans balancer
Le sceptre qu'en la mienne il auroit dû laisser.
Laissez à son défaut suppléer la fortune,255
Et n'ayez pas une âme assez basse et commune
Pour s'opposer au ciel qui me rend par autrui
Ce que trop de vertu me fit perdre par lui.
Pour peu que vous m'aimiez, aimez mes avantages:
Il n'est point d'autre amour digne des grands courages.
Voilà toute mon âme. Après cela, Seigneur,
Laissez-moi m'épargner les troubles de mon cœur.
Un plus long entretien ne pourroit rien produire
Qui ne pût malgré moi vous déplaire ou me nuire.
SCÈNE III.
DOMITIAN, ALBIN.
ALBIN.
Elle se défend bien, Seigneur; et dans la cour....265
DOMITIAN.
Aucun n'a plus d'esprit, Albin, et moins d'amour.
J'admire, ainsi que toi, dans ce qu'elle m'oppose,
Son adresse à défendre une mauvaise cause;
Et si pour m'assurer que son cœur n'est qu'à moi,
Tant d'esprit agissoit en faveur de sa foi;270
Si sa flamme au secours appliquoit cette adresse,
L'Empereur convaincu me rendroit ma maîtresse.
ALBIN.
Cependant n'est-ce rien que ce cœur soit à vous?
DOMITIAN.
D'un bonheur si mal sûr je ne suis point jaloux,
Et trouve peu de jour à croire qu'elle m'aime, 275
Quand elle ne regarde et n'aime que soi-même.
ALBIN.
Seigneur, s'il m'est permis de parler librement,
Dans toute la nature aime-t-on autrement?
L'amour-propre est la source en nous de tous les autres:
C'en est le sentiment qui forme tous les nôtres; 280
Lui seul allume, éteint, ou change nos desirs:
Les objets de nos vœux le sont de nos plaisirs.
Vous-même, qui brûlez d'une ardeur si fidèle,
Aimez-vous Domitie, ou vos plaisirs en elle?
Et quand vous aspirez à des liens si doux,285
Est-ce pour l'amour d'elle, ou pour l'amour de vous?
De sa possession l'aimable et chère idée
Tient vos sens enchantés et votre âme obsédée;
Mais si vous conceviez quelques destins meilleurs,
Vous porteriez bientôt toute cette âme ailleurs.290
Sa conquête est pour vous le comble des délices;
Vous ne vous figurez ailleurs que des supplices:
C'est par là qu'elle seule a droit de vous charmer;
Et vous n'aimez que vous, quand vous croyez l'aimer [221].
DOMITIAN.
En l'état où je suis, les maux dont je soupire 295
M'ôtent la liberté de te rien contredire;
Cherchons-en le remède, au lieu de raisonner
Sur l'amour où le ciel se plaît à m'obstiner.
N'est-il point de secret, n'est-il point d'artifice?...
ALBIN.
Oui, Seigneur, il en est. Rappelons Bérénice;300
Sous le nom de César pratiquons son retour,
Qui retarde l'hymen et suspende l'amour.
DOMITIAN.
Que je verrois, Albin, ma volage punie,
Si de ces grands apprêts pour la cérémonie,
Que depuis si longtemps on dresse à si grand bruit,305
Elle n'avoit que l'ombre, et qu'une autre [222] eût le fruit!
Qu'elle seroit confuse! et que j'aurois de joie!
Mais il faut que le ciel lui-même la renvoie,
Cette belle rivale; et tout notre discours
Ne la sauroit ici rendre dans quatre jours. 310
ALBIN.
N'importe: en l'attendant préparons sa victoire;
Dans l'esprit d'un rival ranimons sa mémoire;
Retraçons à ses yeux l'image du passé,
Et profitons par là du cœur embarrassé [223].
N'y perdez point de temps: allez, sans plus rien taire,
Tâter jusqu'en ce cœur les tendresses de frère.
Si vous ne l'emportez, il pourra s'ébranler;
S'il ne rompt cet hymen, il pourra reculer:
Je me trompe, ou son âme y penche d'elle-même.
S'il s'émeut, redoublez; dites que l'on vous aime;320
Dites qu'un pur respect contraint avec ennui
Une âme toute à vous à se donner à lui.
S'il se trouble, achevez: parlez de Bérénice,
De tant d'amour qu'il traite avec tant d'injustice.
Pour lui donner le temps de venir au secours,325
Nous aurons quatre mois au lieu de quatre jours.
DOMITIAN.
Mais j'aime Domitie; et lui parler contre elle,
C'est me mettre au hasard d'irriter l'infidèle.
Ne me condamne point, Albin, à la trahir,
A joindre à ses mépris le droit de me haïr:330
En vain je veux contre elle écouter ma colère;
Toute ingrate qu'elle est, je tremble à lui déplaire [224].
ALBIN.
Seigneur, quelle mesure avez-vous à garder?
Quand on voit tout perdu, craint-on de hasarder?
Et si l'ambition vers un autre l'entraîne,335
Que vous peut importer son amour ou sa haine?
DOMITIAN.
Qu'un salutaire avis fait une douce loi
A qui peut avoir l'âme aussi libre que toi!
Mais celle d'un amant n'est pas comme une autre âme:
Il ne voit, il n'entend, il ne croit que sa flamme;340
Du plus puissant remède il se fait un poison,
Et la raison pour lui n'est pas toujours raison.
ALBIN.
Et si je vous disois que déjà Bérénice
Est dans Rome, inconnue, et par mon artifice?
Qu'elle surprendra Tite, et qu'elle y vient exprès 345
Pour de ce grand hymen renverser les apprêts?
DOMITIAN.
Albin, seroit-il vrai?
ALBIN.
La nouvelle vous flatte:
Peut-être est-elle fausse; attendez qu'elle éclate;
Surtout à l'Empereur déguisez-la si bien....
DOMITIAN.
Va: je lui parlerai comme n'en sachant rien. 350
FIN DU PREMIER ACTE.