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Œuvres de P. Corneille, Tome 07

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ACTE II.


SCÈNE PREMIÈRE.

SPITRIDATE, MANDANE.

SPITRIDATE.

Que nous avons, ma sœur, brisé de rudes chaînes!

En Perse il n'est point de sujets;

Ce ne sont qu'esclaves abjets [22],

Qu'écrasent d'un coup d'œil les têtes souveraines:

Le monarque, ou plutôt le tyran général,415

N'y suit pour loi que son caprice,

N'y veut point d'autre règle et point d'autre justice,

Et souvent même impute à crime capital

Le plus rare mérite et le plus grand service;

Il abat à ses pieds les plus hautes vertus,420

S'immole insolemment les plus illustres vies,

Et ne laisse aujourd'hui que les cœurs abattus

A couvert de ses tyrannies.

Vous autres, s'il vous daigne honorer de son lit,

Ce sont indignités égales: 425

La gloire s'en partage entre tant de rivales,

Qu'elle est moins un honneur qu'un sujet de dépit.

Toutes n'ont pas le nom de reines,

Mais toutes portent mêmes chaînes,

Et toutes, à parler sans fard,430

Servent à ses plaisirs sans part à son empire;

Et même en ses plaisirs elles n'ont autre part

Que celle qu'à son cœur brutalement inspire

Ou ce caprice, ou le hasard.

Voilà, ma sœur, à quoi vous avoit destinée,435

A quel infâme honneur vous avoit condamnée

Pharnabaze [23], son lieutenant:

Il auroit fait de vous un présent à son prince,

Si pour nous affranchir mon soin le prévenant

N'eût à sa tyrannie arraché ma province.440

La Grèce a de plus saintes lois,

Elle a des peuples et des rois

Qui gouvernent avec justice:

La raison y préside, et la sage équité;

Le pouvoir souverain par elles limité,445

N'y laisse aucun droit de caprice [24].

L'hymen de ses rois même y donne cœur pour cœur;

Et si vous aviez le bonheur

Que l'un d'eux vous offrît son trône avec son âme,

Vous seriez, par ce nœud charmant,450

Et reine véritablement,

Et véritablement sa femme.

MANDANE.

Je veux bien l'espérer: tout est facile aux Dieux;

Et peut-être que de bons yeux

En auroient déjà vu quelque flatteuse marque;455

Mais il en faut de bons pour faire un si grand choix.

Si le roi dans la Perse est un peu trop monarque,

En Grèce il est des rois qui ne sont pas trop rois:

Il en est dont le peuple est le suprême arbitre;

Il en est d'attachés aux ordres d'un sénat;460

Il en est qui ne sont enfin, sous ce grand titre,

Que premiers sujets de l'État.

Je ne sais si le ciel pour régner m'a fait naître,

Et quoi qu'en ma faveur j'aye encor vu paroître,

Je doute si l'on m'aime ou non;465

Mais je pourrois être assez vaine

Pour dédaigner le nom de reine

Que m'offriroit un roi qui n'en eût [25] que le nom.

SPITRIDATE.

Vous en savez beaucoup, ma sœur, et vos mérites

Vous ouvrent fort les yeux sur ce que vous valez. 470

MANDANE.

Je réponds simplement à ce que vous me dites,

Et parle en général comme vous me parlez.

SPITRIDATE.

Cependant et des rois et de leur différence

Je vous trouve en effet plus instruite que moi.

MANDANE.

Puisque vous m'ordonnez qu'ici j'espère un roi, 475

Il est juste, Seigneur, que quelquefois j'y pense.

SPITRIDATE.

N'y pensez-vous point trop?

MANDANE.

Je sais que c'est à vous

A régler mes desirs sur le choix d'un époux:

Mon devoir n'en fera point d'autre;

Mais quand vous daignerez choisir pour une sœur,480

Daignez songer, de grâce, à faire son bonheur

Mieux que vous n'avez fait le vôtre.

D'un choix que vous m'aviez vous-même tant loué,

Votre cœur et vos yeux vous ont désavoué;

Et si j'ai, comme vous, quelques pentes secrètes, 485

Seigneur, si c'est ainsi que vous les rencontrez,

Jugez, par le trouble où vous êtes,

De l'état où vous me mettrez [26].

SPITRIDATE.

Je le vois bien, ma sœur, il faut vous laisser faire:

Qui choisit mal pour soi choisit mal pour autrui;490

Et votre cœur, instruit par le malheur d'un frère,

A déjà fait son choix sans lui.

MANDANE.

Peut-être; mais enfin vous suis-je nécessaire?

Parlez: il n'est desirs ni tendres sentiments

Que je ne sacrifie à vos contentements. 495

Faut-il donner ma main pour celle d'Elpinice?

SPITRIDATE.

Que sert de m'en offrir un entier sacrifice,

Si je n'ose et ne puis même déterminer

A qui pour mon bonheur vous devez la donner?

Cotys me la demande, Agésilas l'espère.500

MANDANE.

Agésilas, Seigneur! Et le savez-vous bien?

SPITRIDATE.

Parler de vous sans cesse, aimer votre entretien,

Vous donner tout crédit, ne chercher qu'à vous plaire....

MANDANE.

Ce sont civilités envers une étrangère,

Qui font beaucoup d'éclat, et ne produisent rien.505

Il jette par là des amorces

A ceux qui, comme nous, voudront grossir ses forces;

Mais quelque haut crédit qu'il me donne en sa cour,

De toute sa conduite il est si bien le maître,

Qu'au simple nom d'hymen vous verriez disparoître510

Tout ce qu'en ses faveurs vous prenez pour amour.

SPITRIDATE.

Vous penchez vers Cotys, et savez qu'Elpinice

Ne veut point être à moi qu'il ne soit à sa sœur!

MANDANE.

Je vous réponds de tout, si vous avez son cœur.

SPITRIDATE.

Et Lysander pourra souffrir cette injustice?515

MANDANE.

Lysander est si mal auprès d'Agésilas,

Que ce sera beaucoup s'il en obtient un gendre;

Et peut-être sans moi ne l'obtiendra-t-il pas:

Pour deux, il auroit tort [27], s'il osoit y prétendre.

Mais, Seigneur, le voici; tâchez de pressentir520

Ce qu'en votre faveur il pourroit consentir.

SPITRIDATE.

Ma sœur, vous êtes plus adroite;

Souffrez que je ménage un moment de retraite:

J'aurois trop à rougir, pour peu que devant moi

Vous fissiez deviner de ce manque de foi.525

SCÈNE II.

LYSANDER, SPITRIDATE, MANDANE, CLÉON.

LYSANDER.

Quoique en matière d'hyménées

L'importune langueur des affaires traînées

Attire assez souvent de fâcheux embarras,

J'ai voulu qu'à loisir vous pussiez [28] voir mes filles,

Avant que demander l'aveu d'Agésilas530

Sur l'union de nos familles.

Dites-moi donc, Seigneur, ce qu'en jugent vos yeux,

S'ils laissent votre cœur d'accord de vos promesses,

Et si vous y sentez plus d'aimables tendresses

Que de justes desirs de pouvoir choisir mieux.535

Parlez avec franchise, avant que je m'expose

A des refus presque assurés,

Que j'estimerai peu de chose

Quand vous serez plus déclarés;

Et n'appréhendez point l'emportement d'un père:540

Je sais trop que l'amour de ses droits est jaloux,

Qu'il dispose de nous sans nous,

Que les plus beaux objets ne sont pas sûrs de plaire.

L'aveugle sympathie est ce qui fait agir

La plupart des feux qu'il excite;545

Il ne l'attache pas toujours au vrai mérite:

Et quand il la dénie, on n'a point à rougir.

SPITRIDATE.

Puisque vous le voulez, je ne puis me défendre,

Seigneur, de vous parler avec sincérité:

Ma seule ambition est d'être votre gendre; 550

Mais apprenez, de grâce, une autre vérité:

Ce bonheur que j'attends, cette gloire où j'aspire,

Et qui rendroit mon sort égal au sort des Dieux,

N'a pour objet.... Seigneur, je tremble à vous le dire;

Ma sœur vous l'expliquera mieux. 555

SCÈNE III.

LYSANDER, MANDANE, CLÉON.

LYSANDER.

Que veut dire, Madame, une telle retraite?

Se plaint-il d'Aglatide, et la jeune indiscrète

Répondroit-elle mal aux honneurs qu'il lui fait?

MANDANE.

Elle y répond, Seigneur, ainsi qu'il le souhaite,

Et je l'en vois fort satisfait; 560

Mais je ne vois pas bien que par les sympathies

Dont vous venez de nous parler,

Leurs âmes soient fort assorties [29],

Ni que l'amour encore ait daigné s'en mêler.

Ce n'est pas qu'il n'aspire à se voir votre gendre,565

Qu'il n'y mette sa gloire, et borne ses plaisirs;

Mais puisque par son ordre il me faut vous l'apprendre,

Elpinice est l'objet de ses plus chers desirs.

LYSANDER.

Elpinice! Et sa main n'est plus en ma puissance!

MANDANE.

Je sais qu'il n'est plus temps de vous la demander;570

Mais je vous répondrois de son obéissance,

Si Cotys la vouloit céder.

Que sait-on si l'amour, dont la bizarrerie

Se joue assez souvent du fond de notre cœur,

N'aura point fait au sien même supercherie?575

S'il n'y préfère point Aglatide à sa sœur?

Cet échange, Seigneur, pourroit-il vous déplaire,

S'il les rendoit tous quatre heureux?

LYSANDER.

Madame, doutez-vous de la bonté d'un père?

MANDANE.

Voyez donc si Cotys sera plus rigoureux: 580

Je vous laisse avec lui, de peur que ma présence

N'empêche une sincère et pleine confiance.

(A Cotys.)

Seigneur, ne cachez plus le véritable amour [30]

Dont l'idée en secret vous flatte.

J'ai dit à Lysander celui de Spitridate; 585

Dites le vôtre à votre tour.

SCÈNE IV.

LYSANDER, COTYS, CLÉON.

COTYS.

Puisqu'elle vous l'a dit, pourrois-je vous le taire?

Jugez, Seigneur, de mes ennuis:

Une autre qu'Elpinice à mes yeux a su plaire;

Et l'aimer est un crime en l'état où je suis. 590

LYSANDER.

Ne traitez point, Seigneur, ce nouveau feu de crime:

Le choix que font les yeux est le plus légitime;

Et comme un beau desir ne peut bien s'allumer

S'ils n'instruisent le cœur de ce qu'il doit aimer,

C'est ôter à l'amour tout ce qu'il a d'aimable,595

Que les tenir captifs sous une aveugle foi;

Et le don le plus favorable

Que ce cœur sans leur ordre ose faire de soi

Ne fut jamais irrévocable.

COTYS.

Seigneur, ce n'est point par mépris, 600

Ce n'est point qu'Elpinice aux miens n'ait paru belle;

Mais enfin (le dirai-je?) oui, Seigneur, on m'a pris,

On m'a volé ce cœur que j'apportois pour elle:

D'autres yeux, malgré moi, s'en sont faits les tyrans,

Et ma foi s'est armée en vain pour ma défense;605

Ce lâche, qui s'est mis de leur intelligence,

Les a soudain reçus en justes conquérants.

LYSANDER.

Laissez-leur garder leur conquête.

Peut-être qu'Elpinice avec plaisir s'apprête

A vous laisser ailleurs trouver un sort plus doux,610

Quand un autre pour elle a d'autres yeux que vous,

Qu'elle cède ce cœur à celle qui le vole,

Et qu'en ce même instant qu'on vous le surprenoit,

Un pareil attentat sur sa propre parole

Lui déroboit celui qu'elle vous destinoit.615

Surtout ne craignez rien du côté d'Aglatide:

Je puis répondre d'elle, et quand j'aurai parlé,

Vous verrez tout son cœur, où mon vouloir [31] préside,

Vous payer de celui qu'elle vous a volé.

COTYS.

Ah! Seigneur, pour ce vol je ne me plains pas d'elle. 620

LYSANDER.

Et de qui donc?

COTYS.

L'amour s'y sert d'une autre main.

LYSANDER.

L'amour!

COTYS.

Oui, cet amour qui me rend infidèle....

LYSANDER.

Seigneur, du nom d'amour n'abusez point en vain,

Dites d'Agésilas la haine insatiable:

C'est elle dont l'aigreur auprès de vous m'accable, 625

Et qui de jour en jour s'animant contre moi,

Pour me perdre d'honneur m'enlève votre foi.

COTYS.

Ah! s'il y va de votre gloire,

Ma parole est donnée, et dussé-je en mourir,

Je la tiendrai, Seigneur, jusqu'au dernier soupir; 630

Mais quoi que la surprise ait pu vous faire croire,

N'accusez, point Agésilas

D'un crime de mon cœur, que même il ne sait pas.

Mandane, qui m'ordonne à vos yeux de le dire,

Vous montre assez par là quel souverain empire635

L'amour lui donne sur ce cœur.

Ne considérez point si j'aime ou si l'on m'aime;

En matière d'honneur ne voyez que vous-même,

Et disposez de moi comme veut cet honneur.

LYSANDER.

L'amour le fera mieux; ce que j'en viens d'apprendre640

M'offre un sujet de joie où j'en voyois d'ennui:

Épouser la sœur de mon gendre,

C'est le devenir comme lui.

Aglatide d'ailleurs n'est pas si délaissée

Que votre exemple n'aide à lui trouver un roi;645

Et pour peu que le ciel réponde à ma pensée,

Ce sera plus de gloire et plus d'appui pour moi.

Aussi ferai-je plus: je veux que de moi-même

Vous teniez cet objet qui vous fait soupirer;

Et Spitridate, à moins que de m'en assurer, 650

N'obtiendra jamais ce qu'il aime.

Je veux dès aujourd'hui savoir d'Agésilas

S'il pourra consentir à ce double hyménée,

Dont ma parole étoit donnée.

Sa haine apparemment ne m'en avouera pas: 655

Si pourtant par bonheur il m'en laisse le maître,

J'en userai, Seigneur, comme je le promets;

Sinon, vous lui ferez connoître

Vous-même quels sont vos souhaits.

COTYS.

Ah! que Mandane et moi n'avons-nous mille vies, 660

Seigneur, pour vous les immoler!

Car je ne saurois plus vous le dissimuler,

Nos âmes en seront également ravies.

Souffrez-lui donc sa part en ces ravissements;

Et pardonnez, de grâce, à mon impatience.... 665

LYSANDER.

Allez: on m'a vu jeune, et par expérience

Je sais ce qui se passe au cœur des vrais amants.

SCÈNE V.

LYSANDER, CLÉON.

CLÉON.

Seigneur, n'êtes-vous point d'une humeur bien facile

D'applaudir à Cotys sur son manque de foi?

LYSANDER.

Je prends pour l'attacher à moi 670

Ce qui s'offre de plus utile.

D'un emportement indiscret

Je ne voyois rien à prétendre:

Vouloir par force en faire un gendre,

Ce n'est qu'en vouloir faire un ennemi secret. 675

Je veux me l'acquérir: je veux, s'il m'est possible,

A force d'amitiés si bien le ménager,

Que quand je voudrai me venger,

J'en tire un secours infaillible.

Ainsi je flatte ses desirs,680

J'applaudis, je défère à ses nouveaux soupirs,

Je me fais l'auteur de sa joie,

Je sers sa passion, et sous cette couleur

Je m'ouvre dans son âme une infaillible voie

A m'en faire à mon tour servir avec chaleur.685

CLÉON.

Oui, mais Agésilas, Seigneur, aime Mandane:

Du moins toute sa cour ose le deviner;

Et promettre à Cotys cette illustre Persane,

C'est lui promettre tout pour ne lui rien donner.

LYSANDER.

Qu'à ses vœux mon tyran l'accorde ou la refuse,690

De la manière dont j'en use,

Il ne peut m'ôter son appui;

Et de quelque façon que la chose se passe,

Ou je fais la première grâce,

Ou j'aigris puissamment ce rival contre lui.695

J'ai même à souhaiter que son feu se déclare.

Comme de notre Sparte il choquera les lois,

C'est une occasion que lui-même il prépare,

Et qui peut la résoudre à mieux choisir ses rois.

Nous avons trop longtemps asservi sa couronne 700

A la vaine splendeur du sang;

Il est juste à son tour que la vertu la donne,

Et que le seul mérite ait droit à ce haut rang.

Ma ligue est déjà forte, et ta harangue est prête [32]

A faire éclater la tempête, 705

Sitôt qu'il aura mis ma patience à bout.

Si pourtant je voyois sa haine enfin bornée

Ne mettre aucun obstacle à ce double hyménée,

Je crois que je pourrois encore oublier tout.

En perdant cet ingrat, je détruis mon ouvrage;710

Je vois dans sa grandeur le prix de mon courage,

Le fruit de mes travaux, l'effet de mon crédit.

Un reste d'amitié tient mon âme en balance:

Quand je veux le haïr je me fais violence,

Et me force à regret à ce que je t'ai dit.715

Il faut, il faut enfin qu'avec lui je m'explique,

Que j'en sache qui peut causer

Cette haine si lâche, et qu'il rend si publique,

Et fasse un digne effort à le désabuser.

CLÉON.

Il n'appartient qu'à vous de former ces pensées;720

Mais vous ne songez point avec quels sentiments

Vos deux filles intéressées

Apprendront de tels changements.

LYSANDER.

Aglatide est d'humeur à rire de sa perte:

Son esprit enjoué ne s'ébranle de rien.725

Pour l'autre, elle a, de vrai, l'âme un peu moins ouverte,

Mais elle n'eut jamais de vouloir que le mien.

Ainsi je me tiens sûr de leur obéissance.

CLÉON.

Quand cette obéissance a fait un digne choix,

Le cœur, tombé par là sous une autre puissance,730

N'obéit pas toujours une seconde fois.

LYSANDER.

Les voici: laisse-nous, afin qu'avec franchise

Leurs âmes s'en ouvrent à moi.

SCÈNE VI.

LYSANDER, ELPINICE, AGLATIDE.

LYSANDER.

J'apprends avec quelque surprise,

Mes filles, qu'on vous manque à toutes deux de foi:735

Cotys aime en secret une autre qu'Elpinice,

Spitridate n'en fait pas moins.

ELPINICE.

Si l'on nous fait quelque injustice,

Seigneur, notre devoir s'en remet à vos soins.

Je ne sais qu'obéir.

AGLATIDE.

J'en sais donc davantage: 740

Je sais que Spitridate adore d'autres yeux;

Je sais que c'est ma sœur à qui va cet hommage,

Et quelque chose encor qu'elle vous diroit mieux.

ELPINICE.

Ma sœur, qu'aurois-je à dire?

AGLATIDE.

A quoi bon ce mystère?

Dites ce qu'à ce nom le cœur vous dit tout bas,745

Ou je dirai tout haut qu'il ne vous déplaît pas.

ELPINICE.

Moi, je pourrois l'aimer, et sans l'ordre d'un père!

AGLATIDE.

Vous ne savez que c'est d'aimer ou de haïr [33],

Mais vous seriez pour lui fort aise d'obéir.

ELPINICE.

Qu'il faut souffrir de vous, ma sœur!

AGLATIDE.

Le grand supplice

De voir qu'en dépit d'elle on lui rend du service!

LYSANDER.

Rendez-lui la pareille. Aime-t-elle Cotys?

Et s'il falloit changer entre vous de partis....

AGLATIDE.

Je n'ai pas besoin d'interprète,

Et vous en dirai plus, Seigneur, qu'elle n'en sait.755

Cotys pourroit me plaire, et plairoit en effet,

Si pour toucher son cœur j'étois assez bien faite;

Mais je suis fort trompée, ou cet illustre cœur

N'est pas plus à moi qu'à ma sœur.

LYSANDER.

Peut-être ce malheur d'assez près te menace. 760

AGLATIDE.

J'en connois plus de vingt qui mourroient en ma place,

Ou qui sauroient du moins hautement quereller

L'injustice de la fortune;

Mais pour moi, qui n'ai pas une âme si commune,

Je sais l'art de m'en consoler.765

Il est d'autres rois dans l'Asie

Qui seront trop heureux de prendre votre appui;

Et déjà, je ne sais par quelle fantaisie,

J'en crois voir à mes pieds de plus puissants que lui.

LYSANDER.

Donc à moins que d'un roi tu ne veux plus te rendre?770

AGLATIDE.

Je crois pour Spitridate avoir déjà fait voir

Que ma sœur n'a rien à m'apprendre

Sur le chapitre du devoir.

Elle sait obéir, et je le sais comme elle:

C'est l'ordre; et je lui garde un cœur assez fidèle 775

Pour en subir toutes les lois;

Mais pour régler ma destinée,

Si vous vous abaissiez jusqu'à prendre ma voix,

Vous arrêteriez votre choix

Sur une tête couronnée, 780

Et ne m'offririez que des rois.

LYSANDER.

C'est mettre un peu haut ta conquête.

AGLATIDE.

La couronne, Seigneur, orne bien une tête.

Je me la figurois sur celle de ma sœur,

Lorsque Cotys devoit l'y mettre;785

Et quand j'en contemplois la gloire et la douceur,

Que je ne pouvois me promettre,

Un peu de jalousie et de confusion

Mutinoit mes desirs et me soulevoit l'âme;

Et comme en cette occasion790

Mon devoir pour agir n'attendoit point ma flamme....

ELPINICE.

La gloire d'obéir à votre grand regret

Vous faisoit pester en secret:

C'est l'ordre; et du devoir la scrupuleuse idée....

AGLATIDE.

Que dites-vous, ma sœur? qu'osez-vous hasarder,795

Vous qui tantôt...?

ELPINICE.

Ma sœur, laissez-moi vous aider,

Ainsi que vous m'avez aidée.

AGLATIDE.

Pour bien m'aider à dire ici mes sentiments,

Vous vous prenez trop mal aux vôtres;

Et si je suis jamais réduite aux truchements,800

Il m'en faudra [34] bien chercher d'autres.

Seigneur, quoi qu'il en soit, voilà quelle je suis.

J'acceptois Spitridate avec quelques ennuis;

De ce petit chagrin le ciel m'a dégagée,

Sans que mon âme soit changée. 805

Mon devoir règne encor sur mon ambition:

Quoi que vous m'ordonniez, j'obéirai sans peine;

Mais de mon inclination,

Je mourrai fille, ou vivrai reine.

ELPINICE.

Achevez donc, ma sœur: dites qu'Agésilas....810

AGLATIDE.

Ah! Seigneur, ne l'écoutez pas:

Ce qu'elle vous veut dire est une bagatelle;

Et même, s'il le faut, je la dirai mieux qu'elle.

LYSANDER.

Dis donc. Agésilas....

AGLATIDE.

M'aimoit jadis un peu.

Du moins lui-même à Sparte il m'en fit confidence;815

Et s'il me disoit vrai, sa noble impatience

De vous en demander l'aveu

N'attendoit qu'après l'hyménée

De cette aimable et chère aînée.

Mais s'il attendoit là que mon tour arrivé820

Autorisât à ma conquête

La flamme qu'en réserve il tenoit toute prête,

Son amour est encore ici plus réservé;

Et soit que dans Éphèse un autre objet me passe,

Soit que par complaisance il cède à son rival,825

Il me fait à présent la grâce

De ne m'en dire bien ni mal.

LYSANDER.

D'un pareil changement ne cherche point la cause:

Sa haine pour ton père à cet amour s'oppose;

Mais n'importe, il est bon que j'en sois averti.830

J'agirai d'autre sorte avec cette lumière;

Et suivant qu'aujourd'hui nous l'aurons plus entière [35],

Nous verrons à prendre parti [36].

SCÈNE VII.

ELPINICE, AGLATIDE.

ELPINICE.

Ma sœur, je vous admire, et ne saurois comprendre

Cet inépuisable enjouement,835

Qui d'un chagrin trop juste a de quoi vous défendre,

Quand vous êtes si près de vous voir sans amant.

AGLATIDE.

Il est aisé pourtant d'en deviner les causes.

Je sais comme il faut vivre, et m'en trouve fort bien.

La joie est bonne à mille choses,840

Mais le chagrin n'est bon à rien.

Ne perds-je pas assez, sans doubler l'infortune,

Et perdre encor le bien d'avoir l'esprit égal?

Perte sur perte est importune,

Et je m'aime un peu trop pour me traiter si mal. 845

Soupirer quand le sort nous rend une injustice,

C'est lui prêter une aide à nous faire un supplice.

Pour moi, qui ne lui puis souffrir tant de pouvoir,

Le bien que je me veux met sa haine à pis faire.

Mais allons rejoindre mon père:850

J'ai quelque chose encore à lui faire savoir.

FIN DU SECOND ACTE.

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