Œuvres de P. Corneille, Tome 07
ILDIONE.
On vous a consulté, Seigneur; m'apprendrez-vous
Comment votre Attila dispose enfin de nous?
ARDARIC.
Comment disposez-vous vous-même de mon âme?
Attila va choisir; il faut parler, Madame:
Si son choix est pour vous, que ferez-vous pour moi?595
ILDIONE.
Tout ce que peut un cœur qu'engage ailleurs ma foi.
C'est devers vous qu'il penche; et si je ne vous aime,
Je vous plaindrai du moins à l'égal de moi-même:
J'aurai mêmes ennuis, j'aurai mêmes douleurs;
Mais je n'oublierai point que je me dois ailleurs. 600
ARDARIC.
Cette foi que peut-être on est près de vous rendre,
Si vous aviez du cœur, vous sauriez la reprendre.
ILDIONE.
J'en ai, s'il faut me vaincre, autant qu'on peut avoir,
Et n'en aurai jamais pour vaincre mon devoir.
ARDARIC.
Mais qui s'engage à deux dégage l'une et l'autre [139]. 605
ILDIONE.
Ce seroit ma pensée aussi bien que la vôtre;
Et si je n'étois pas, Seigneur, ce que je suis,
J'en prendrois quelque droit de finir mes ennuis;
Mais l'esclavage fier d'une haute naissance,
Où toute autre peut tout, me tient dans l'impuissance; 610
Et victime d'État, je dois sans reculer
Attendre aveuglément qu'on me daigne immoler.
ARDARIC.
Attendre qu'Attila, l'objet de votre haine,
Daigne vous immoler à la fierté romaine?
ILDIONE.
Qu'un pareil sacrifice auroit pour moi d'appas! 615
Et que je souffrirai s'il ne s'y résout pas!
ARDARIC.
Qu'il seroit glorieux de le faire vous-même,
D'en épargner la honte à votre diadème!
J'entends celui des Francs, qu'au lieu de maintenir....
ILDIONE.
C'est à mon frère alors de venger et punir; 620
Mais ce n'est point à moi de rompre une alliance
Dont il vient d'attacher vos Huns avec sa France,
Et me faire par là du gage de la paix
Le flambeau d'une guerre à ne finir jamais.
Il faut qu'Attila parle; et puisse être Honorie 625
La plus considérée, ou moi la moins chérie!
Puisse-t-il se résoudre à me manquer de foi!
C'est tout ce que je puis et pour vous et pour moi.
S'il vous faut des souhaits, je n'en suis point avare;
S'il vous faut des regrets, tout mon cœur s'y prépare,630
Et veut bien....ARDARIC.
Que feront d'inutiles souhaits
Que laisser à tous deux d'inutiles regrets?
Pouvez-vous espérer qu'Attila vous dédaigne?
ILDIONE.
Rome est encor puissante, il se peut qu'il la craigne.
ARDARIC.
A moins que pour appui Rome n'ait vos froideurs, 635
Vos yeux l'emporteront sur toutes ses grandeurs:
Je le sens en moi-même, et ne vois point d'empire
Qu'en mon cœur d'un regard ils ne puissent détruire.
Armez-les de rigueurs, Madame, et par pitié
D'un charme si funeste ôtez-leur la moitié: 640
C'en sera trop encore, et pour peu qu'ils éclatent,
Il n'est aucun espoir dont mes désirs se flattent.
Faites donc davantage: allez jusqu'au refus,
Ou croyez qu'Ardaric déjà n'espère plus,
Qu'il ne vit déjà plus, et que votre hyménée 645
A déjà par vos mains tranché sa destinée.
ILDIONE.
Ai-je si peu de part en de tels déplaisirs,
Que pour m'y voir en prendre il faille vos soupirs?
Me voulez-vous forcer à la honte des larmes?
ARDARIC.
Si contre tant de maux vous m'enviez leurs charmes, 650
Faites quelque autre grâce à mes sens alarmés,
Madame, et pour le moins dites que vous m'aimez.
ILDIONE.
Ne vouloir pas m'en croire à moins d'un mot si rude,
C'est pour une belle âme un peu d'ingratitude.
De quelques traits pour vous que mon cœur soit frappé, 655
Ce grand mot jusqu'ici ne m'est point échappé;
Mais haïr un rival, endurer d'être aimée,
Comme vous de ce choix avoir l'âme alarmée,
A votre espoir flottant donner tous mes souhaits,
A votre espoir déçu donner tous mes regrets, 660
N'est-ce point dire trop ce qui sied mal à dire?
ARDARIC.
Mais vous épouserez Attila.
ILDIONE.
ARDARIC.
Que fait-il, ce cœur, que m'abuser,
Si, même en n'osant rien, il craint de trop oser?
Non, si vous en aviez, vous sauriez la reprendre,665
Cette foi que peut-être on est prêt [140] de vous rendre.
Je ne m'en dédis point, et ma juste douleur
Ne peut vous dire assez que vous manquez de cœur.
ILDIONE.
Il faut donc qu'avec vous tout à fait je m'explique.
Écoutez, et surtout, Seigneur, plus de réplique.670
Je vous aime: ce mot me coûte à prononcer;
Mais puisqu'il vous plaît tant, je veux bien m'y forcer.
Permettez toutefois que je vous die [141] encore
Que si votre Attila de ce grand choix m'honore,
Je recevrai sa main d'un œil aussi content 675
Que si je me donnois ce que mon cœur prétend:
Non que de son amour je ne prenne un tel gage
Pour le dernier supplice et le dernier outrage,
Et que le dur effort d'un si cruel moment
Ne redouble ma haine et mon ressentiment;680
Mais enfin mon devoir veut une déférence
Où même il ne soupçonne aucune répugnance.
Je l'épouserai donc, et réserve pour moi
La gloire de répondre à ce que je me doi.
J'ai ma part, comme un autre, à la haine publique685
Qu'aime à semer partout son orgueil tyrannique;
Et le hais d'autant plus, que son ambition
A voulu s'asservir toute ma nation;
Qu'en dépit des traités et de tout leur mystère
Un tyran qui déjà s'est immolé son frère,690
Si jamais sa fureur ne redoutoit plus rien,
Auroit peut-être peine à faire grâce au mien.
Si donc ce triste choix m'arrache à ce que j'aime,
S'il me livre à l'horreur qu'il me fait de lui-même,
S'il m'attache à la main qui veut tout saccager, 695
Voyez que d'intérêts, que de maux à venger!
Mon amour, et ma haine, et la cause commune
Crieront à la vengeance, en voudront trois pour une;
Et comme j'aurai lors sa vie entre mes mains,
Il a lieu de me craindre autant que je vous plains. 700
Assez d'autres tyrans ont péri par leurs femmes:
Cette gloire aisément touche les grandes âmes,
Et de ce même coup qui brisera mes fers,
Il est beau que ma main venge tout l'univers [142].
Voilà quelle je suis, voilà ce que je pense, 705
Voilà ce que l'amour prépare à qui l'offense.
Vous, faites-moi justice; et songez mieux, Seigneur,
S'il faut me dire encor que je manque de cœur.
(Elle s'en va [143].)
ARDARIC.
Vous préserve le ciel de l'épreuve cruelle
Où veut un cœur si grand mettre une âme si belle!710
Et puisse Attila prendre un esprit assez doux
Pour vouloir qu'on vous doive autant à lui qu'à vous!
FIN DU SECOND ACTE.