Œuvres de P. Corneille, Tome 07
BÉRÉNICE.
Avez-vous su, Philon, quel bruit et quel murmure
Fait mon retour à Rome en cette conjoncture [256]?
Oui, Madame: j'ai vu presque tous vos amis,
Et su d'eux quel espoir vous peut être permis.
Il est peu de Romains qui penchent la balance1055
Vers l'extrême hauteur ou l'extrême indulgence:
La plupart d'eux embrasse un avis modéré
Par qui votre retour n'est pas déshonoré,
Mais à l'hymen de Tite il vous ferme la porte:
La fière Domitie est partout la plus forte;1060
La vertu de son père et son illustre sang
A son ambition assure [257] ce haut rang.
Il est peu sur ce point de voix qui se divisent,
Madame; et quant à vous, voici ce qu'ils en disent:
«Elle a bien servi Rome, il le faut avouer;1065
L'Empereur et l'empire ont lieu de s'en louer:
On lui doit des honneurs, des titres sans exemples;
Mais enfin elle est reine, elle abhorre nos temples,
Et sert un Dieu jaloux qui ne peut endurer
Qu'aucun autre que lui se fasse révérer;1070
Elle traite à nos yeux les nôtres de fantômes.
On peut lui prodiguer des villes, des royaumes:
Il est des rois pour elle; et déjà Polémon [258]
De ce Dieu qu'elle adore invoque le seul nom;
Des nôtres pour lui plaire il dédaigne le culte:1075
Qu'elle règne avec lui sans nous faire d'insulte.
Si ce trône et le sien ne lui suffisent pas,
Rome est prête d'y joindre encor d'autres États [259],
Et de faire éclater avec magnificence
Un juste et plein effet de sa reconnoissance.»1080
BÉRÉNICE.
Qu'elle répande ailleurs ces effets éclatants,
Et ne m'enlève point le seul où je prétends.
Elle n'a point de part en ce que je mérite:
Elle ne me doit rien, je n'ai servi que Tite.
Si j'ai vu sans douleur mon pays désolé,1085
C'est à Tite, à lui seul, que j'ai tout immolé;
Sans lui, sans l'espérance à mon amour offerte,
J'aurois servi Solyme, ou péri dans sa perte;
Et quand Rome s'efforce à m'arracher son cœur,
Elle sert le courroux d'un Dieu juste vengeur.1090
Mais achevez, Philon; ne dit-on autre chose?
PHILON.
On parle des périls où votre amour l'expose:
«De cet hymen, dit-on, les nœuds si desirés
Serviront de prétexte à mille conjurés;
Ils pourront soulever jusqu'à son propre frère.1095
Il se voulut jadis cantonner contre un père;
N'eût été Mucian qui le tint dans Lyon,
Il se faisoit le chef de la rébellion,
Avouoit Civilis, appuyoit ses Bataves,
Des Gaulois belliqueux soulevoit les plus braves;1100
Et les deux bords du Rhin l'auroient pour empereur,
Pour peu qu'eût Céréal écouté sa fureur [260].»
Il aime Domitie, et règne dans son âme;
Si Tite ne l'épouse, il en fera sa femme.
Vous savez de tous deux quelle est l'ambition:1105
Jugez ce qui peut suivre une telle union.
BÉRÉNICE.
Ne dit-on rien de plus?
PHILON.
Ah! Madame, je tremble
A vous dire encor....
BÉRÉNICE.
Quoi?
PHILON.
BÉRÉNICE.
Quelle est l'occasion qui le fait assembler?
PHILON.
L'occasion n'a rien qui vous doive troubler;1110
Et ce n'est qu'à dessein de pourvoir aux dommages
Que du Vésuve ardent ont causés [261] les ravages [262];
Mais Domitie aura des amis, des parents,
Qui pourront bien après vous mettre sur les rangs.
BÉRÉNICE.
Quoi que sur mes destins ils usurpent d'empire,1115
Je ne vois pas leur maître en état d'y souscrire.
Philon, laissons-les faire: ils n'ont qu'à me bannir
Pour trouver hautement l'art de me retenir.
Contre toutes leurs voix je ne veux qu'un suffrage,
Et l'ardeur de me nuire achèvera l'ouvrage.1120
Ce n'est pas qu'en effet la gloire où je prétends
N'offre trop de prétexte aux esprits mécontents:
Je ne puis jeter l'œil sur ce que je suis née
Sans voir que de périls suivront cet hyménée.
Mais pour y parvenir s'il faut trop hasarder,1125
Je veux donner le bien que je n'ose garder;
Je veux du moins, je veux ôter à ma rivale
Ce miracle vivant, cette âme sans égale:
Qu'en dépit des Romains, leur digne souverain,
S'il prend une moitié, la prenne de ma main;1130
Et pour tout dire enfin, je veux que Bérénice
Ait une créature en leur impératrice.
Je vois Domitian. Contre tous leurs arrêts
Il n'est pas malaisé d'unir nos intérêts.
SCÈNE II.
DOMITIAN, BÉRÉNICE, PHILON,
ALBIN.
BÉRÉNICE.
Auriez-vous au sénat, Seigneur, assez de brigue1135
Pour combattre et confondre une insolente ligue?
S'il ne s'assemble pas exprès pour m'exiler,
J'ai quelques envieux qui pourront en parler.
L'exil m'importe peu, j'y suis accoutumée;
Mais vous perdez l'objet dont votre âme est charmée:
L'audacieux décret de mon bannissement
Met votre Domitie aux bras d'un autre amant;
Et vous pouvez [263] juger que s'il faut qu'on m'exile,
Sa conquête pour vous n'en est pas plus facile.
Voyez si votre amour se veut laisser ravir1145
Cet unique secours qui pourroit le servir [264].
DOMITIAN.
On en pourra parler, Madame, et mon ingrate
En a déjà conçu quelque espoir qui la flatte;
Mais je puis dire aussi que le rang que je tiens
M'a fait assez d'amis pour opposer aux siens;1150
Et que si dès l'abord ils ne les font pas taire,
Ils rompront le grand coup qui seul nous peut déplaire.
Non que tout cet espoir ne coure grand hasard,
Si votre amant volage y prend la moindre part:
On l'aime; et si son ordre à nos amis s'oppose,1155
Leur plus fidèle ardeur osera peu de chose.
BÉRÉNICE.
Ah! Prince, je mourrai de honte et de douleur,
Pour peu qu'il contribue à faire mon malheur;
Mais je n'ai qu'à le voir pour calmer ces alarmes.
DOMITIAN.
N'y perdez point de temps, portez-y tous vos charmes:
N'en oubliez aucun dans un péril si grand.
Peut-être, ainsi que vous, ce dessein le surprend;
Mais je crains qu'après tout son âme irrésolue
Ne relâche un peu trop sa puissance absolue,
Et ne laisse au sénat décider de ses vœux,1165
Pour se faire une excuse [265] envers l'une des deux.
BÉRÉNICE.
Quelques efforts qu'on fasse, et quelque art qu'on déploie,
Je vous réponds de tout, pourvu que je le voie;
Et je ne crois pas même au pouvoir de vos dieux
De lui faire épouser Domitie à mes yeux.1170
Si vous l'aimez encor, ce mot vous doit suffire.
Quant au sénat, qu'il m'ôte ou me donne l'empire,
Je ne vous dirai point à quoi je me résous.
Voici votre inconstante. Adieu, pensez à vous.
SCÈNE III.
DOMITIAN, DOMITIE, ALBIN, PLAUTINE.
DOMITIE.
Prince, si vous m'aimez, l'occasion est belle.1175
DOMITIAN.
Si je vous aime! Est-il un amant plus fidèle?
Mais, Madame, sachons ce que vous souhaitez.
DOMITIE.
Vous me servirez mal, puisque vous en doutez.
L'amant digne du cœur de la beauté qu'il aime
Sait mieux ce qu'elle veut que ce qu'il veut lui-même.
Mais puisque j'ai besoin d'expliquer mon courroux,
J'en veux à Bérénice, à l'Empereur, à vous:
A lui, qui n'ose plus m'aimer en sa présence;
A vous, qui vous mettez de leur intelligence,
Et dont tous les amis vont servir un amour1185
Qui me rend à vos yeux la fable de la cour.
Si vous m'aimez, Seigneur, il faut sauver ma gloire,
M'assurer par vos soins une pleine victoire;
Il faut....
DOMITIAN.
Si vous croyez votre bonheur douteux,
Votre retour vers moi seroit-il si honteux?1190
Suis-je indigne de vous? suis-je si peu de chose
Que toute votre gloire à mon amour s'oppose?
Ne voit-on plus en moi ce que vous estimiez?
Et suis-je moindre enfin qu'alors que vous m'aimiez?
DOMITIE.
Non; mais un autre espoir va m'accabler de honte,1195
Quand le trône m'attend, si Bérénice y monte.
Délivrez-en mes yeux, et prêtez-moi la main
Du moins à soutenir l'honneur du nom romain.
De quel œil verrez-vous qu'une reine étrangère....
DOMITIAN.
De l'œil dont je verrois que l'Empereur, mon frère,1200
En prît d'autres pour vous, ranimât son espoir,
Et pour se rendre heureux, usât de son pouvoir.
DOMITIE.
Ne vous y trompez pas: s'il me donne le change,
Je ne suis point à vous, je suis à qui me venge,
Et trouverai peut-être à Rome assez d'appui1205
Pour me venger de vous aussi bien que de lui.
DOMITIAN.
Et c'est du nom romain la gloire qui vous touche.
Madame? et vous l'avez au cœur comme en la bouche?
Ah! que le nom de Rome est un nom précieux,
Alors qu'en la servant on se sert encor mieux,1210
Qu'avec nos intérêts ce grand devoir conspire,
Et que pour récompense on se promet l'empire!
Parlons à cœur ouvert, Madame, et dites-moi
Quel fruit je dois attendre enfin d'un tel emploi.
DOMITIE.
Voulez-vous pour servir être sûr du salaire,1215
Seigneur? et n'avez-vous qu'un amour mercenaire [266]?
DOMITIAN.
Je n'en connois point d'autre, et ne conçois pas bien
Qu'un amant puisse plaire en ne prétendant rien.
DOMITIE.
Que ces prétentions sentent les âmes basses!
DOMITIAN.
Les Dieux à qui les sert font espérer des grâces.1220
DOMITIE.
Les exemples des Dieux s'appliquent mal sur nous.
DOMITIAN.
Je ne veux donc, Madame, autre exemple que vous.
N'attendez-vous de Tite, et n'avez-vous pour Tite
Qu'une stérile ardeur qui s'attache au mérite?
De vos destins aux siens pressez-vous l'union1225
Sans vouloir aucun fruit de tant de passion?
DOMITIE.
Peut-être en ce dessein ne suis-je intéressée
Que par l'intérêt seul de ma gloire blessée.
Croyez-moi généreuse, et soyez généreux:
N'aimez plus, ou n'aimez que comme je le veux.1230
Je sais ce que je dois à l'amant qui m'oblige;
Mais j'aime qu'on l'attende et non pas qu'on l'exige:
Et qui peut immoler son intérêt au mien,
Peut se promettre tout de qui ne promet rien.
Peut-être qu'en l'état où je suis avec Tite,1235
Je veux bien le quitter, mais non pas qu'il me quitte.
Vous en dis-je trop peu pour vous l'imaginer?
Et depuis quand l'amour n'ose-t-il deviner?
Tous mes emportements pour la grandeur suprême
Ne vous déguisent point, Seigneur, que je vous aime;
Et l'on ne voit que trop quel droit j'ai de haïr
Un empereur sans foi qui meurt de me trahir.
Me condamnerez-vous à voir que Bérénice
M'enlève de hauteur le rang d'impératrice?
Lui pourrez-vous aider à me perdre d'honneur?1245
DOMITIAN.
Ne pouvez-vous le mettre à faire mon bonheur?
DOMITIE.
J'ai quelque orgueil encor, Seigneur, je le confesse.
De tout ce qu'il attend rendez-moi la maîtresse,
Et laissez à mon choix l'effet de votre espoir:
Que ce soit une grâce, et non pas un devoir;1250
Et que....
DOMITIAN.
Me faire grâce après tant d'injustice!
De tant de vains détours je vois trop l'artifice,
Et ne saurois douter du choix que vous ferez
Quand vous aurez par moi ce que vous espérez.
Épousez, j'y consens, le rang de souveraine;1255
Faites l'impératrice, en donnant une reine;
Disposez de sa main, et pour première loi,
Madame, ordonnez-lui d'abaisser l'œil sur moi.
DOMITIE.
Cet objet de ma haine a pour vous quelque charme.
DOMITIAN.
Son nom seul prononcé vous a mise en alarme:1260
Me puis-je mieux venger, si vous me trahissez,
Que d'aimer à vos yeux ce que vous haïssez?
DOMITIE.
Parlons à cœur ouvert. Aimez-vous Bérénice?
DOMITIAN.
Autant qu'il faut l'aimer pour vous faire un supplice.
DOMITIE.
Ce sera donc le vôtre encor plus que le mien.1265
Après cela, Seigneur, je ne vous dis plus rien.
S'il n'a pas pour votre âme une assez rude gêne,
J'y puis joindre au besoin une implacable haine.
DOMITIAN.
Et moi, dût à jamais croître ce grand courroux,
J'épouserai, Madame, ou Bérénice, ou vous.1270
DOMITIE.
Ou Bérénice, ou moi! La chose est donc égale,
Et vous ne m'aimez plus qu'autant que ma rivale?
DOMITIAN.
La douleur de vous perdre, hélas!...
DOMITIE.
C'en est assez:
Nous verrons cet amour dont vous nous menacez.
Cependant si la Reine, aussi fière que belle,1275
Sait comme il faut répondre aux vœux d'un infidèle,
Ne me rapportez point l'objet de son dédain
Qu'elle n'ait repassé les rives du Jourdain.
SCÈNE IV.
DOMITIAN, ALBIN.
DOMITIAN.
Admire ainsi que moi de quelle jalousie
Au seul nom de la Reine elle a paru saisie;1280
Comme s'il importoit à ses heureux appas
A qui je donne un cœur dont elle ne veut pas!
ALBIN.
Seigneur, telle est l'humeur de la plupart des femmes.
L'amour sous leur empire eût-il rangé mille âmes,
Elles regardent tout comme leur propre bien,1285
Et ne peuvent souffrir qu'il leur échappe rien.
Un captif mal gardé leur semble une infamie:
Qui l'ose recevoir devient leur ennemie;
Et sans leur faire un vol on ne peut disposer
D'un cœur qu'un autre choix les force à refuser:1290
Elles veulent qu'ailleurs par leur ordre il soupire,
Et qu'un don de leur part marque un reste d'empire.
Domitie a pour vous ces communs sentiments
Que les fières beautés ont pour tous leurs amants,
Et craint, si votre main se donne à Bérénice,1295
Qu'elle ne porte en vain le nom d'impératrice,
Quand d'un côté l'hymen, et de l'autre l'amour,
Feront à cette reine un empire en sa cour.
Voilà sa jalousie, et ce qu'elle redoute,
Seigneur. Pour le sénat, n'en soyez point en doute,1300
Il aime l'Empereur, et l'honore à tel point,
Qu'il servira sa flamme, ou n'en parlera point;
Pour le stupide Claude il eut bien la bassesse
D'autoriser l'hymen de l'oncle avec la nièce [267]:
Il ne fera pas moins pour un prince adoré,1305
Et je l'y tiens déjà, Seigneur, tout préparé.
DOMITIAN.
Tu parles du sénat, et je veux parler d'elle,
De l'ingrate qu'un trône a rendue infidèle.
N'est-il point de moyens [268], ne vois-tu point de jour,
A mettre enfin d'accord sa gloire et son amour?1310
ALBIN.
Tout dépendra de Tite et du secret office
Qu'il peut dans le sénat rendre à sa Bérénice.
L'air dont il agira pour un espoir si doux
Tournera l'assemblée ou pour ou contre vous;
Et si sa politique à vos amis s'oppose,1315
Vous l'avez dit vous-même, ils pourront peu de chose.
Sondez ses sentiments, et réglez-vous sur eux:
Votre bonheur est sûr, s'il consent d'être heureux.
Que si son choix balance, ou flatte mal le vôtre,
Demandez Bérénice afin d'obtenir l'autre.1320
Vous l'avez déjà vu sensible à de tels coups;
Et c'est un grand ressort qu'un peu d'amour jaloux.
Au moindre empressement pour cette belle reine,
Il vous fera justice et reprendra sa chaîne.
Songez à pénétrer ce qu'il a dans l'esprit.1325
Le voici.
DOMITIAN.
Je suivrai ce que ton zèle en dit.
SCÈNE V.
TITE, DOMITIAN, FLAVIAN, ALBIN.
Avez-vous regagné le cœur de votre ingrate,
Mon frère?
DOMITIAN.
Sa fierté de plus en plus éclate.
Voyez s'il fut jamais orgueil pareil au sien:
Il veut que je la serve et ne prétende rien,1330
Que j'appuie en l'aimant toute son injustice,
Que je fasse de Rome exiler Bérénice.
Mais, Seigneur, à mon tour puis-je vous demander
Ce qu'à vos plus doux vœux il vous plaît d'accorder?
TITE.
J'aurai peine à bannir la Reine de ma vue.1335
Par quels ordres, grands Dieux, est-elle revenue?
Je souffrois, mais enfin je vivois sans la voir;
J'allois....
DOMITIAN.
N'avez-vous pas un absolu pouvoir,
Seigneur?
TITE.
Oui; mais j'en suis comptable à tout le monde:
Comme dépositaire, il faut que j'en réponde.1340
Un monarque a souvent des lois à s'imposer;
Et qui veut pouvoir tout ne doit pas tout oser.
DOMITIAN.
Que refuserez-vous aux désirs de votre âme,
Si le sénat approuve une si belle flamme?
TITE.
Qu'il parle du Vésuve, et ne se mêle pas1345
De jeter dans mon âme un nouvel embarras.
Est-ce à lui d'abuser de mon inquiétude
Jusqu'à mettre une borne à son incertitude?
Et s'il ose en mon choix prendre quelque intérêt,
Me croit-il en état d'en croire son arrêt?1350
S'il exile la Reine, y pourrai-je souscrire?
DOMITIAN.
S'il parle en sa faveur, pourrez-vous l'en dédire?
Ah! que je vous plaindrois d'avoir si peu d'amour!
TITE.
DOMITIAN.
Si vous en aviez tant, vous auriez peu de peine1355
A rendre Domitie à sa première chaîne.
TITE.
Ah! s'il ne s'agissoit que de vous la céder,
Vous auriez peu de peine à me persuader;
Et pour vous rendre heureux, me rendre à Bérénice
Ne seroit pas vous faire un fort grand sacrifice.1360
Il y va de bien plus.
DOMITIAN.
De quoi, Seigneur?
TITE.
De tout.
Il y va d'épouser sa haine jusqu'au bout,
D'en suivre la furie, et d'être le ministre
De ce qu'un noir dépit conçoit de plus sinistre:
Et peut-être l'aigreur de ces inimitiés1365
Voudra que je vous perde ou que vous me perdiez:
Voilà ce qui peut suivre un si doux hyménée.
Vous voyez dans l'orgueil Domitie obstinée;
Quand pour moi cet orgueil ose vous dédaigner,
Elle ne m'aime pas: elle cherche à régner,1370
Avec vous, avec moi, n'importe la manière.
Tout plairoit, à ce prix, à son humeur altière;
Tout seroit digne d'elle; et le nom d'empereur
A mon assassin même attacheroit son cœur.
DOMITIAN.
Pouvez-vous mieux choisir un frein à sa colère,1375
Seigneur, que de la mettre entre les mains d'un frère?
TITE.
Non: je ne puis la mettre en de plus sûres mains [269];
Mais plus vous m'êtes cher, Prince, et plus je vous crains:
De ceux qu'unit le sang plus douces sont les chaînes,
Plus leur désunion met d'aigreur dans leurs haines;1380
L'offense en est plus rude, et le courroux plus grand,
La suite plus barbare, et l'effet plus sanglant.
La nature en fureur s'abandonne à tout faire,
Et cinquante ennemis sont moins haïs qu'un frère.
Je ne réveille point des soupçons assoupis,1385
Et veux bien oublier le temps de Civilis [270]:
Vous étiez encor jeune, et sans vous bien connoître,
Vous pensiez n'être né que pour vivre sans maître;
Mais les occasions renaissent aisément:
Une femme est flatteuse, un empire est charmant,1390
Et comme avec plaisir on s'en laisse surprendre,
On néglige bientôt les soins de s'en défendre.
Croyez-moi, séparez vos intérêts des siens.
DOMITIAN.
Eh bien! j'en briserai les dangereux liens.
Pour votre sûreté j'accepte ce supplice;1395
Mais pour m'en consoler, donnez-moi Bérénice.
Dût le sénat, dût Rome en frémir de courroux,
Vous n'osez l'épouser, j'oserai plus que vous;
Je l'aime, et l'aimerai si votre âme y renonce.
Quoi? n'osez-vous, Seigneur, me faire de réponse?1400
TITE.
Se donne-t-elle à vous, et ne tient-il qu'à moi?
DOMITIAN.
Elle a droit d'imiter qui lui manque de foi.
TITE.
Elle n'en a que trop; et toutefois je doute
Que son amour trahi prenne la même route.
DOMITIAN.
TITE.
Épousez-la, mon frère, et ne m'en dites rien.
DOMITIAN.
Et si je regagnois l'esprit de Domitie?
Si pour moi sa fierté se montroit adoucie?
Si mes vœux, si mes soins en étoient mieux reçus,
Seigneur?
TITE, en rentrant.
Epousez-la sans m'en parler non plus.1410
DOMITIAN.
Allons, et malgré lui rendons-lui Bérénice.
Albin, de nos projets son amour est complice;
Et puisqu'il l'aime assez pour en être jaloux,
Malgré l'ambition Domitie est à nous.
FIN DU QUATRIÈME ACTE.