Œuvres de P. Corneille, Tome 07
ACTE IV.
SCÈNE PREMIÈRE.
AGLAURE, CYDIPPE.
AGLAURE.
Je n'en puis plus, ma sœur; j'ai vu trop de merveilles:
L'avenir aura peine à les bien concevoir;
Le soleil, qui voit tout, et qui nous fait tout voir,1280
N'en a vu jamais [331] de pareilles.
Elles me chagrinent l'esprit;
Et ce brillant palais, ce pompeux équipage,
Font un odieux étalage
Qui m'accable de honte autant que de dépit. 1285
Que la fortune indignement nous traite [332]!
Et que sa largesse indiscrète
Prodigue aveuglément, épuise, unit d'efforts,
Pour faire de tant de trésors
Le partage d'une cadette! 1290
CYDIPPE.
J'entre dans tous vos sentiments,
J'ai les mêmes chagrins; et dans ces lieux charmants,
Tout ce qui vous déplaît me blesse;
Tout ce que vous prenez pour un mortel affront,
Comme vous, m'accable et me laisse 1295
L'amertume dans l'âme et la rougeur au front.
AGLAURE.
Non, ma sœur, il n'est point de reines
Qui dans leur propre État parlent en souveraines
Comme Psyché parle en ces lieux.
On l'y voit obéie avec exactitude, 1300
Et de ses volontés une amoureuse étude
Les cherche jusque dans ses yeux.
Mille beautés s'empressent autour d'elle,
Et semblent dire à nos regards jaloux:
«Quels que soient nos attraits, elle est encor plus belle;
Et nous, qui la servons, le sommes plus que vous.»
Elle prononce, on exécute;
Aucun ne s'en défend, aucun ne s'en rebute.
Flore, qui s'attache à ses pas,
Répand à pleines mains autour de sa personne 1310
Ce qu'elle a de plus doux appas;
Zéphire vole aux ordres qu'elle donne [333];
Et son amante et lui, s'en laissant trop charmer,
Quittent pour la servir les soins de s'entr'aimer.
CYDIPPE.
Elle a des Dieux à son service, 1315
Elle aura bientôt des autels [334];
Et nous ne commandons qu'à de chétifs mortels
De qui l'audace et le caprice,
Contre nous à toute heure en secret révoltés,
Opposent à nos volontés 1320
Ou le murmure ou l'artifice!
AGLAURE.
C'étoit peu que dans notre cour
Tant de cœurs à l'envi nous l'eussent préférée;
Ce n'étoit pas assez que de nuit et de jour
D'une foule d'amants elle y fût adorée: 1325
Quand nous nous consolions de la voir au tombeau
Par l'ordre imprévu d'un oracle,
Elle a voulu de son destin nouveau
Faire en notre présence éclater le miracle,
Et choisi nos yeux pour témoins 1330
De ce qu'au fond du cœur nous souhaitions le moins.
CYDIPPE.
Ce qui le plus me désespère,
C'est cet amant parfait et si digne de plaire
Qui se captive sous ses lois.
Quand nous pourrions choisir entre tous les monarques,
En est-il un, de tant de rois,
Qui porte de si nobles marques?
Se voir du bien par delà ses souhaits,
N'est souvent qu'un bonheur qui fait des misérables;
Il n'est ni train pompeux, ni superbes palais 1340
Qui n'ouvrent quelque porte à des maux incurables;
Mais avoir un amant d'un mérite achevé,
Et s'en voir chèrement aimée,
C'est un bonheur si haut, si relevé,
Que sa grandeur ne peut être exprimée [335].1345
AGLAURE.
SCÈNE II.
PSYCHÉ, AGLAURE, CYDIPPE.
PSYCHÉ.
Je viens vous dire adieu; mon amant vous renvoie,
Et ne sauroit plus endurer
Que vous lui retranchiez un moment de la joie
Qu'il prend de se voir seul à me considérer: 1355
Dans un simple regard, dans la moindre parole,
Son amour trouve des douceurs,
Qu'en faveur du sang je lui vole,
Quand je les partage à des sœurs.
AGLAURE.
La jalousie est assez fine; 1360
Et ces délicats sentiments
Méritent bien qu'on s'imagine
Que celui qui pour vous a ces empressements
Passe le commun des amants.
Je vous en parle ainsi, faute de le connoître. 1365
Vous ignorez son nom et ceux dont il tient l'être;
Nos esprits en sont alarmés.
Je le tiens un grand prince, et d'un pouvoir suprême,
Bien au delà du diadème;
Ses trésors sous vos pas confusément semés. 1370
Ont de quoi faire honte à l'abondance même.
Vous l'aimez autant qu'il vous aime;
Il vous charme, et vous le charmez:
Votre félicité, ma sœur, seroit extrême
Si vous saviez qui vous aimez. 1375
PSYCHÉ.
Que m'importe? j'en suis aimée:
Plus il me voit, plus je lui plais.
Il n'est point de plaisirs dont l'âme soit charmée
Qui ne préviennent mes souhaits;
Et je vois mal de quoi la vôtre est alarmée, 1380
Quand tout me sert dans ce palais.
Qu'importe qu'ici tout vous serve,
Si toujours cet amant vous cache ce qu'il est?
Nous ne nous alarmons que pour votre intérêt.
En vain tout vous y rit, en vain tout vous y plaît;1385
Le véritable amour ne fait point de réserve;
Et qui s'obstine à se cacher
Sent quelque chose en soi qu'on lui peut reprocher.
Si cet amant devient volage,
Car souvent en amour le change est assez doux;1390
Et j'ose le dire entre nous,
Pour grand que soit l'éclat dont brille ce visage,
Il en peut être ailleurs d'aussi belles que vous;
Si, dis-je, un autre objet sous d'autres lois l'engage,
Si dans l'état où je vous voi,1395
Seule en ses mains et sans défense,
Il va jusqu'à la violence,
Sur qui vous vengera le Roi,
Ou de ce changement ou de cette insolence?
PSYCHÉ.
Ma sœur, vous me faites trembler. 1400
Juste ciel! pourrois-je être assez infortunée....
CYDIPPE.
Que sait-on si déjà les nœuds de l'hyménée....
PSYCHÉ.
AGLAURE.
Je n'ai plus qu'un mot à vous dire.
Ce prince qui vous aime, et qui commande aux vents,1405
Qui nous donne pour char les ailes du Zéphire,
Et de nouveaux plaisirs vous comble à tous moments,
Quand il rompt à vos yeux l'ordre de la nature,
Peut-être à tant d'amour mêle un peu d'imposture;
Peut-être ce palais n'est qu'un enchantement; 1410
Et ces lambris dorés, ces amas de richesses
Dont il achète vos tendresses,
Dès qu'il sera lassé de souffrir vos caresses,
Disparoîtront en un moment.
Vous savez comme nous ce que peuvent les charmes. 1415
PSYCHÉ.
Que je sens à mon tour de cruelles alarmes!
AGLAURE.
Notre amitié ne veut que votre bien.
PSYCHÉ.
Adieu, mes sœurs: finissons l'entretien;
J'aime, et je crains qu'on ne s'impatiente.
Partez; et demain, si je puis, 1420
Vous me verrez ou plus contente,
Ou dans l'accablement des plus mortels ennuis.
AGLAURE.
Nous allons dire au Roi quelle nouvelle gloire,
Quel excès de bonheur le ciel répand sur vous.
CYDIPPE.
Nous allons lui conter d'un changement si doux 1425
La surprenante et merveilleuse histoire.
PSYCHÉ.
Ne l'inquiétez point, ma sœur, de vos soupçons;
Et quand vous lui peindrez un si charmant empire....
AGLAURE.
SCÈNE III.
L'AMOUR, PSYCHÉ.
L'AMOUR.
Enfin vous êtes seule, et je puis vous redire,
Sans avoir pour témoins vos importunes sœurs,
Ce que des yeux si beaux ont pris sur moi d'empire,
Et quel excès ont les douceurs
Qu'une sincère ardeur inspire, 1435
Sitôt qu'elle assemble deux cœurs.
Je puis vous expliquer de mon âme ravie
Les amoureux empressements,
Et vous jurer qu'à vous seule asservie
Elle n'a pour objet de ses ravissements 1440
Que de voir cette ardeur, de même ardeur suivie,
Ne concevoir plus d'autre envie
Que de régler mes vœux sur vos désirs,
Et de ce qui vous plaît faire tous mes plaisirs.
Mais d'où vient qu'un triste nuage 1445
Semble offusquer l'éclat de ces beaux yeux?
Vous manque-t-il quelque chose en ces lieux?
Des vœux qu'on vous y rend dédaignez-vous l'hommage?
PSYCHÉ.
Non, Seigneur.
L'AMOUR.
Qu'est-ce donc? et d'où vient mon malheur?
J'entends moins de soupirs d'amour que de douleur; 1450
Je vois de votre teint les roses amorties
Marquer un déplaisir secret;
Vos sœurs à peine sont parties
Que vous soupirez de regret.
Ah! Psyché, de deux cœurs quand l'ardeur est la même, 1455
Ont-ils des soupirs différents?
Et quand on aime bien, et qu'on voit ce qu'on aime,
Peut-on songer à des parents?
PSYCHÉ.
Ce n'est point là ce qui m'afflige.
L'AMOUR.
Est-ce l'absence d'un rival, 1460
Et d'un rival aimé, qui fait qu'on me néglige?
PSYCHÉ.
Dans un cœur tout à vous que vous pénétrez mal!
Je vous aime, Seigneur, et mon amour s'irrite
De l'indigne soupçon que vous avez formé.
Vous ne connoissez pas quel est votre mérite,1465
Si vous craignez de n'être pas aimé.
Je vous aime; et depuis que j'ai vu la lumière,
Je me suis montrée assez fière
Pour dédaigner les vœux de plus d'un roi;
Et s'il vous faut ouvrir mon âme toute entière, 1470
Je n'ai trouvé que vous qui fût digne de moi.
Cependant j'ai quelque tristesse
Qu'en vain je voudrois vous cacher:
Un noir chagrin se mêle à toute ma tendresse,
Dont je ne la puis détacher. 1475
Ne m'en demandez point la cause:
Peut-être la sachant voudrez-vous m'en punir,
Et si j'ose aspirer encore à quelque chose,
Je suis sûre du moins de ne point l'obtenir.
L'AMOUR.
Et ne craignez-vous point qu'à mon tour je m'irrite1480
Que vous connoissiez mal quel est votre mérite,
Ou feigniez de ne pas savoir
Quel est sur moi votre absolu pouvoir?
Ah! si vous en doutez, soyez désabusée.
Parlez.
PSYCHÉ.
J'aurai l'affront de me voir refusée. 1485
L'AMOUR.
Prenez en ma faveur de meilleurs sentiments,
L'expérience en est aisée:
Parlez, tout se tient prêt à vos commandements.
Si pour m'en croire il vous faut des serments,
J'en jure vos beaux yeux, ces maîtres de mon âme,1490
Ces divins auteurs de ma flamme;
Et si ce n'est assez d'en jurer vos beaux yeux,
J'en jure par le Styx, comme jurent les Dieux.
PSYCHÉ.
J'ose craindre un peu moins après cette assurance.
Seigneur, je vois ici la pompe et l'abondance,1495
Je vous adore, et vous m'aimez,
Mon cœur en est ravi, mes sens en sont charmés;
Mais parmi ce bonheur suprême,
J'ai le malheur de ne savoir qui j'aime.
Dissipez cet aveuglement, 1500
Et faites-moi connoître un si parfait amant.
L'AMOUR.
Psyché, que venez-vous de dire?
PSYCHÉ.
Que c'est le bonheur où j'aspire;
Et si vous ne me l'accordez....
L'AMOUR.
Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître;1505
Mais vous ne savez pas ce que vous demandez.
Laissez-moi mon secret. Si je me fais connoître,
Je vous perds, et vous me perdez.
Le seul remède est de vous en dédire.
PSYCHÉ.
C'est là sur vous mon souverain empire? 1510
L'AMOUR.
Vous pouvez tout, et je suis tout à vous;
Mais si nos feux vous semblent doux,
Ne mettez point d'obstacle à leur charmante suite;
Ne me forcez point à la fuite:
C'est le moindre malheur qui nous puisse arriver1515
D'un souhait qui vous a séduite.
PSYCHÉ.
Seigneur, vous voulez m'éprouver;
Mais je sais ce que j'en dois croire.
De grâce, apprenez-moi tout l'excès de ma gloire,
Et ne me cachez plus pour quel illustre choix1520
J'ai rejeté les vœux de tant de rois.
L'AMOUR.
Le voulez-vous?
PSYCHÉ.
Souffrez que je vous en conjure.
L'AMOUR.
Si vous saviez, Psyché, la cruelle aventure
Que par là vous vous attirez....
PSYCHÉ.
Seigneur, vous me désespérez. 1525
L'AMOUR.
Pensez-y bien, je puis encor me taire.
PSYCHÉ.
Faites-vous des serments pour n'y point satisfaire?
L'AMOUR.
Eh bien! je suis le dieu le plus puissant des Dieux,
Absolu sur la terre, absolu dans les cieux;
Dans les eaux, dans les airs mon pouvoir est suprême: 1530
En un mot, je suis l'Amour même,
Qui de mes propres traits m'étois blessé pour vous [338];
Et sans la violence, hélas! que vous me faites,
Et qui vient de changer mon amour en courroux,
Vous m'alliez avoir pour époux. 1535
Vos volontés sont satisfaites,
Vous avez su qui vous aimiez,
Vous connoissez l'amant que vous charmiez;
Psyché, voyez où vous en êtes:
Vous me forcez vous-même à vous quitter; 1540
Vous me forcez vous-même à vous ôter
Tout l'effet de votre victoire.
Peut-être vos beaux yeux ne me reverront plus.
Ce palais, ces jardins, avec moi disparus,
Vont faire évanouir votre naissante gloire. 1545
Vous n'avez pas voulu m'en croire [339];
Et pour tout fruit de ce doute éclairci,
Le Destin, sous qui le ciel tremble,
Plus fort que mon amour, que tous les Dieux ensemble,
Vous va montrer sa haine, et me chasse d'ici. 1550
(L'Amour disparoît, et dans l'instant qu'il s'envole, le superbe jardin s'évanouit. Psyché demeure seule au milieu d'une vaste campagne, et sur le bord sauvage d'un grand fleuve où elle se veut précipiter. Le dieu du fleuve paroît, assis sur un amas de joncs et de roseaux, et appuyé sur une grande urne, d'où sort une grosse source d'eau.)
SCÈNE IV.
PSYCHÉ [340].
PSYCHÉ.
Cruel destin! funeste inquiétude!
Fatale curiosité!
Qu'avez-vous fait, affreuse solitude,
De toute ma félicité?
J'aimois un dieu, j'en étois adorée,1555
Mon bonheur redoubloit de moment en moment;
Et je me vois seule, éplorée,
Au milieu d'un désert, où pour accablement,
Et confuse et désespérée,
Je sens croître l'amour, quand j'ai perdu l'amant.1560
Le souvenir m'en charme et m'empoisonne;
Sa douceur tyrannise un cœur infortuné
Qu'aux plus cuisants chagrins ma flamme a condamné.
O ciel! quand l'Amour m'abandonne,
Pourquoi me laisse-t-il l'amour qu'il m'a donné? 1565
Source de tous les biens, inépuisable et pure,
Maître des hommes et des Dieux,
Cher auteur des maux que j'endure,
Êtes-vous pour jamais disparu de mes yeux [341]?
Je vous en ai banni moi-même: 1570
Dans un excès d'amour, dans un bonheur extrême,
D'un indigne soupçon mon cœur s'est alarmé.
Cœur ingrat, tu n'avois qu'un feu mal allumé;
Et l'on ne peut vouloir, du moment que l'on aime,
Que ce que veut l'objet aimé. 1575
Mourons, c'est le parti qui seul me reste à suivre
Après la perte que je fais.
Pour qui, grands Dieux! voudrois-je vivre?
Et pour qui former des souhaits?
Fleuve, de qui les eaux baignent ces tristes sables,1580
Ensevelis mon crime dans tes flots;
Et pour finir des maux si déplorables,
Laisse-moi dans ton lit assurer mon repos.
LE DIEU DU FLEUVE.
Ton trépas souilleroit mes ondes,
Psyché [342]: le ciel te le défend; 1585
Et peut-être qu'après des douleurs si profondes
Un autre sort t'attend.
Fuis plutôt de Vénus l'implacable colère.
Je la vois qui te cherche et qui te veut punir:
L'amour du fils a fait la haine de la mère. 1590
Fuis, je saurai la retenir.
PSYCHÉ.
J'attends ses fureurs vengeresses:
Qu'auront-elles pour moi qui ne me soit trop doux?
Qui cherche le trépas ne craint dieux ni déesses,
Et peut braver tout leur courroux. 1595
SCÈNE V.
VÉNUS, PSYCHÉ.
VÉNUS.
Orgueilleuse Psyché, vous m'osez donc attendre
Après m'avoir sur terre enlevé mes honneurs,
Après que vos traits suborneurs
Ont reçu les encens qu'aux miens seuls on doit rendre?
J'ai vu mes temples désertés; 1600
J'ai vu tous les mortels, séduits par vos beautés,
Idolâtrer en vous la beauté souveraine,
Vous offrir des respects jusqu'alors inconnus,
Et ne se mettre pas en peine
S'il étoit une autre Vénus; 1605
Et je vous vois encor l'audace
De n'en pas redouter les justes châtiments,
Et de me regarder en face,
Comme si c'étoit peu que mes ressentiments!
PSYCHÉ.
Si de quelques mortels on m'a vue adorée,1610
Est-ce un crime pour moi d'avoir eu des appas
Dont leur âme inconsidérée
Laissoit charmer des yeux qui ne vous voyoient pas?
Je suis ce que le ciel m'a faite,
Je n'ai que les beautés qu'il m'a voulu prêter.1615
Si les vœux qu'on m'offroit vous ont mal satisfaite,
Pour forcer tous les cœurs à vous les reporter,
Vous n'aviez qu'à vous présenter,
Qu'à ne leur cacher plus cette beauté parfaite
Qui pour les rendre à leur devoir, 1620
Pour se faire adorer, n'a qu'à se faire voir.
VÉNUS.
Il falloit vous en mieux défendre.
Ces respects, ces encens, se devoient refuser [343];
Et pour les mieux désabuser,
Il falloit à leurs yeux vous-même me les rendre. 1625
Vous avez aimé cette erreur
Pour qui vous ne deviez avoir que de l'horreur;
Vous avez bien fait plus: votre humeur arrogante,
Sur le mépris de mille rois,
Jusques aux cieux a porté de son choix 1630
L'ambition extravagante.
PSYCHÉ.
J'aurois porté mon choix, Déesse, jusqu'aux cieux?
VÉNUS.
Votre insolence est sans seconde.
Dédaigner tous les rois du monde,
N'est-ce pas aspirer aux Dieux? 1635
PSYCHÉ.
Si l'Amour pour eux tous m'avoit endurci l'âme,
Et me réservoit toute à lui,
En puis-je être coupable? et faut-il qu'aujourd'hui,
Pour prix d'une si belle flamme,
Vous vouliez m'accabler d'un éternel ennui? 1640
VÉNUS.
Psyché, vous deviez mieux connoître
Qui vous étiez, et quel étoit ce dieu.
PSYCHÉ.
Et m'en a-t-il donné ni le temps ni le lieu,
Lui qui de tout mon cœur d'abord s'est rendu maître?
VÉNUS.
Tout votre cœur s'en est laissé charmer,1645
Et vous l'avez aimé, dès qu'il vous a dit: «J'aime.»
PSYCHÉ.
Pouvois-je n'aimer pas le dieu qui fait aimer,
Et qui me parloit pour lui-même?
C'est votre fils: vous savez son pouvoir;
Vous en connoissez le mérite. 1650
VÉNUS.
Oui, c'est mon fils; mais un fils qui m'irrite;
Un fils qui me rend mal ce qu'il sait me devoir;
Un fils qui fait qu'on m'abandonne,
Et qui pour mieux flatter ses indignes amours,
Depuis que vous l'aimez ne blesse plus personne1655
Qui vienne à mes autels implorer mon secours.
Vous m'en avez fait un rebelle,
On m'en verra vengée, et hautement, sur vous;
Et je vous apprendrai s'il faut qu'une mortelle
Souffre qu'un dieu soupire à ses genoux.1660
Suivez-moi; vous verrez, par votre expérience,
A quelle folle confiance
Vous portoit cette ambition.
Venez, et préparez autant de patience
Qu'on vous voit de présomption. 1665
QUATRIÈME INTERMÈDE.
La scène représente les enfers. On y voit une mer toute de feu, dont les flots sont dans une perpétuelle agitation. Cette mer effroyable est bornée par des ruines enflammées; et au milieu de ses flots agités, au travers d'une gueule affreuse, paroît le palais infernal de Pluton. Huit Furies en sortent, et forment une entrée de ballet, où elles se réjouissent de la rage qu'elles ont allumée dans l'âme de la plus douce des divinités. Un Lutin mêle quantité de sauts périlleux à leurs danses, cependant que Psyché, qui a passé aux enfers par le commandement de Vénus, repasse dans la barque de Charon avec la boîte qu'elle a reçue de Proserpine pour cette déesse.
ACTE V.
SCÈNE PREMIÈRE.
PSYCHÉ.
Effroyables replis des ondes infernales,
Noirs palais où Mégère et ses sœurs font leur cour,
Éternels ennemis du jour,
Parmi vos Ixions et parmi vos Tantales,
Parmi tant de tourments qui n'ont point d'intervalles, 1670
Est-il dans votre affreux séjour
Quelques peines qui soient égales
Aux travaux où Vénus condamne mon amour?
Elle n'en peut être assouvie;
Et depuis qu'à ses lois je me trouve asservie,1675
Depuis qu'elle me livre à ses ressentiments,
Il m'a fallu dans ces cruels moments
Plus d'une âme et plus d'une vie,
Pour remplir ses commandements.
Je souffrirois tout avec joie, 1680
Si parmi les rigueurs que sa haine déploie
Mes yeux pouvoient revoir, ne fût-ce qu'un moment,
Ce cher, cet adorable amant.
Je n'ose le nommer: ma bouche, criminelle
D'avoir trop exigé de lui, 1685
S'en est rendue indigne; et dans ce dur ennui,
La souffrance la plus mortelle
Dont m'accable à toute heure un renaissant trépas,
Est celle de ne le voir pas.
Si son courroux duroit encore, 1690
Jamais aucun malheur n'approcheroit du mien;
Mais s'il avoit pitié d'une âme qui l'adore,
Quoi qu'il fallût souffrir, je ne souffrirois rien.
Oui, destins, s'il calmoit cette juste colère,
Tous mes malheurs seroient finis: 1695
Pour me rendre insensible aux fureurs de la mère,
Il ne faut qu'un regard du fils [344].
Je n'en veux plus douter, il partage ma peine:
Il voit ce que je souffre et souffre comme moi;
Tout ce que j'endure le gêne; 1700
Lui-même il s'en impose une amoureuse loi.
En dépit de Vénus, en dépit de mon crime,
C'est lui qui me soutient, c'est lui qui me ranime
Au milieu des périls où l'on me fait courir;
Il garde la tendresse où son feu le convie, 1705
Et prend soin de me rendre une nouvelle vie,
Chaque fois qu'il me faut mourir.
Mais que me veulent ces deux ombres
Qu'à travers le faux jour de ces demeures sombres
J'entrevois s'avancer vers moi? 1710
SCÈNE II.
PSYCHÉ, CLÉOMÈNE, AGÉNOR.
PSYCHÉ.
Cléomène, Agénor, est-ce vous que je voi?
Qui vous a ravi la lumière?
CLÉOMÈNE.
La plus juste douleur qui d'un beau désespoir
Nous eût pu fournir la matière;
Cette pompe funèbre où du sort le plus noir 1715
Vous attendiez la rigueur la plus fière,
L'injustice la plus entière.
AGÉNOR.
Sur ce même rocher où le ciel en courroux
Vous promettoit, au lieu d'époux,
Un serpent dont soudain vous seriez dévorée, 1720
Nous tenions la main préparée
A repousser sa rage, ou mourir avec vous.
Vous le savez, princesse; et lorsqu'à notre vue
Par le milieu des airs vous êtes disparue,
Du haut de ce rocher, pour suivre vos beautés, 1725
Ou plutôt pour goûter cette amoureuse joie
D'offrir pour vous au monstre une première proie,
D'amour et de douleur l'un et l'autre emportés,
Nous nous sommes précipités.
CLÉOMÈNE.
Heureusement déçus au sens de votre oracle, 1730
Nous en avons ici reconnu le miracle,
Et su que le serpent prêt à vous dévorer
Étoit le dieu qui fait qu'on aime,
Et qui, tout dieu qu'il est, vous adorant lui-même,
Ne pouvoit endurer 1735
Qu'un mortel comme nous osât vous adorer.
AGÉNOR.
Pour prix de vous avoir suivie,
Nous jouissons ici d'un trépas assez doux.
Qu'avions-nous affaire de vie,
Si nous ne pouvions être à vous? 1740
Nous revoyons ici vos charmes,
Qu'aucun des deux là-haut n'auroit revus jamais.
Heureux si nous voyons la moindre de vos larmes
Honorer des malheurs que vous nous avez faits!
PSYCHÉ.
Puis-je avoir des larmes de reste, 1745
Après qu'on a porté les miens au dernier point?
Unissons nos soupirs dans un sort si funeste,
Les soupirs ne s'épuisent point;
Mais vous soupireriez, princes, pour une ingrate.
Vous n'avez point voulu survivre à mes malheurs; 1750
Et quelque douleur qui m'abatte,
Ce n'est point pour vous que je meurs.
CLÉOMÈNE.
L'avons-nous mérité, nous dont toute la flamme
N'a fait que vous lasser du récit de nos maux?
PSYCHÉ.
Vous pouviez mériter, princes, toute mon âme, 1755
Si vous n'eussiez été rivaux.
Ces qualités incomparables
Qui de l'un et de l'autre accompagnoient les vœux
Vous rendoient tous deux trop aimables
Pour mépriser aucun des deux. 1760
AGÉNOR.
Vous avez pu, sans être injuste ni cruelle,
Nous refuser un cœur réservé pour un dieu.
Mais revoyez Vénus. Le Destin nous rappelle,
Et nous force à vous dire adieu.
PSYCHÉ.
Ne vous donne-t-il point le loisir de me dire 1765
Quel est ici votre séjour?
CLÉOMÈNE.
Dans des bois toujours verts, où d'amour on respire,
Aussitôt qu'on est mort d'amour:
D'amour on y revit, d'amour on y soupire,
Sous les plus douces lois de son heureux empire; 1770
Et l'éternelle nuit n'ose en chasser le jour
Que lui-même il attire
Sur nos fantômes, qu'il inspire,
Et dont aux enfers même il se fait une cour.
AGÉNOR.
Pour vous perdre se sont perdues;
Et l'une et l'autre tour à tour,
Pour le prix d'un conseil qui leur coûte la vie,
A côté d'Ixion, à côté de Titye,
Souffre tantôt la roue, et tantôt le vautour. 1780
L'Amour, par les Zéphirs, s'est fait prompte justice
De leur envenimée et jalouse malice:
Ces ministres ailés de son juste courroux,
Sous couleur de les rendre encore auprès de vous,
Ont plongé l'une et l'autre au fond d'un précipice,1785
Où le spectacle affreux de leurs corps déchirés
N'étale que le moindre et le premier supplice
De ces conseils dont l'artifice
Fait les maux dont vous soupirez.
PSYCHÉ.
Que je les plains!
CLÉOMÈNE.
Vous êtes seule à plaindre. 1790
Mais nous demeurons trop à vous entretenir:
Adieu: puissions-nous vivre en votre souvenir!
Puissiez-vous, et bientôt, n'avoir plus rien à craindre!
Puisse, et bientôt, l'Amour vous enlever aux cieux,
Vous y mettre à côté des Dieux, 1795
Et rallumant un feu qui ne se puisse éteindre,
Affranchir à jamais l'éclat de vos beaux yeux
D'augmenter le jour en ces lieux!
SCÈNE III.
PSYCHÉ.
Pauvres amants! Leur amour dure encore!
Tous morts [345] qu'ils sont, l'un et l'autre m'adore,
Moi dont la dureté reçut si mal leurs vœux.
Tu n'en fais pas ainsi, toi qui seul m'as ravie,
Amant que j'aime encor cent fois plus que ma vie,
Et qui brises de si beaux nœuds!
Ne me fuis plus, et souffre que j'espère 1805
Que tu pourras un jour rabaisser l'œil sur moi,
Qu'à force de souffrir j'aurai de quoi te plaire,
De quoi me rengager ta foi.
Mais ce que j'ai souffert m'a trop défigurée
Pour rappeler un tel espoir: 1810
L'œil abattu, triste, désespérée,
Languissante et décolorée,
De quoi puis-je me prévaloir,
Si par quelque miracle, impossible à prévoir,
Ma beauté qui t'a plu ne se voit réparée? 1815
Je porte ici de quoi la réparer:
Ce trésor de beauté divine,
Qu'en mes mains pour Vénus a remis Proserpine,
Enferme des appas dont je puis m'emparer [346];
Et l'éclat en doit être extrême, 1820
Puisque Vénus, la beauté même,
Les demande pour se parer.
En dérober un peu seroit-ce un si grand crime?
Pour plaire aux yeux d'un dieu qui s'est fait mon amant,
Pour regagner son cœur et finir mon tourment, 1825
Tout n'est-il pas trop légitime?
Ouvrons. Quelles vapeurs m'offusquent le cerveau,
Et que vois-je sortir de cette boîte ouverte [347]?
Amour, si ta pitié ne s'oppose à ma perte,
Pour ne revivre plus je descends au tombeau. 1830
(Elle s'évanouit, et l'Amour descend auprès d'elle en volant.)
SCÈNE IV.
L'AMOUR, PSYCHÉ évanouie.
L'AMOUR.
Votre péril, Psyché, dissipe ma colère,
Ou plutôt de mes feux l'ardeur n'a point cessé;
Et bien qu'au dernier point vous m'ayez su déplaire,
Je ne me suis intéressé
Que contre celle de ma mère. 1835
J'ai vu tous vos travaux, j'ai suivi vos malheurs,
Mes soupirs ont partout accompagné vos pleurs.
Tournez les yeux vers moi, je suis encor le même.
Quoi? je dis et redis tout haut que je vous aime,
Et vous ne dites point, Psyché, que vous m'aimez! 1840
Est-ce que pour jamais vos beaux yeux sont fermés,
Qu'à jamais la clarté leur vient d'être ravie?
O mort! devois-tu prendre un dard si criminel,
Et sans aucun respect pour mon être éternel,
Attenter à ma propre vie? 1845
Combien de fois, ingrate déité,
Ai-je grossi ton noir empire
Par les mépris et par la cruauté
D'une orgueilleuse ou farouche beauté!
Combien même, s'il le faut dire,1850
T'ai-je immolé de fidèles amants
A force de ravissements!
Va, je ne blesserai plus d'âmes,
Je ne percerai plus de cœurs,
Qu'avec des dards trempés aux divines liqueurs 1855
Qui nourrissent du ciel les immortelles flammes,
Et n'en lancerai plus que pour faire à tes yeux
Autant d'amants, autant de dieux.
Et vous, impitoyable mère,
Qui la forcez à m'arracher 1860
Tout ce que j'avois de plus cher,
Craignez, à votre tour, l'effet de ma colère.
Vous me voulez faire la loi,
Vous qu'on voit si souvent la recevoir de moi!
Vous qui portez un cœur sensible comme un autre, 1865
Vous enviez au mien les délices du vôtre!
Mais dans ce même cœur j'enfoncerai des coups
Qui ne seront suivis que de chagrins jaloux;
Je vous accablerai de honteuses surprises,
Et choisirai partout à vos vœux les plus doux1870
Des Adonis et des Anchises
Qui n'auront que haine pour vous.
SCÈNE V.
VÉNUS, L'AMOUR, PSYCHÉ évanouie.
VÉNUS.
La menace est respectueuse;
Et d'un enfant qui fait le révolté
La colère présomptueuse.... 1875
L'AMOUR.
VÉNUS.
L'impétuosité s'en devroit retenir,
Et vous pourriez vous souvenir
Que vous me devez la naissance. 1880
L'AMOUR.
Et vous pourriez n'oublier pas
Que vous avez un cœur et des appas
Qui relèvent de ma puissance;
Que mon arc de la vôtre est l'unique soutien;
Que sans mes traits elle n'est rien; 1885
Et que si les cœurs les plus braves
En triomphe par vous se sont laissé traîner [348],
Vous n'avez jamais fait d'esclaves
Que ceux qu'il m'a plu d'enchaîner.
Ne me vantez donc plus ces droits de la naissance 1890
Qui tyrannisent mes desirs;
Et si vous ne voulez perdre mille soupirs,
Songez, en me voyant, à la reconnoissance,
Vous qui tenez de ma puissance
Et votre gloire et vos plaisirs. 1895
VÉNUS.
Comment l'avez-vous défendue,
Cette gloire dont vous parlez?
Comment me l'avez-vous rendue?
Et quand vous avez vu mes autels désolés,
Mes temples violés, 1900
Mes honneurs ravalés,
Si vous avez pris part à tant d'ignominie,
Comment en a-t-on vu punie
Psyché qui me les a volés?
Je vous ai commandé de la rendre charmée 1905
Du plus vil de tous les mortels,
Qui ne daignât répondre à son âme enflammée
Que par des rebuts éternels,
Par les mépris les plus cruels;
Et vous-même l'avez aimée! 1910
Vous avez contre moi séduit des immortels:
C'est pour vous qu'à mes yeux les Zéphirs l'ont cachée;
Qu'Apollon même, suborné
Par un oracle adroitement tourné,
Me l'avoit si bien arrachée, 1915
Que si sa curiosité,
Par une aveugle défiance,
Ne l'eût rendue à ma vengeance,
Elle échappoit à mon cœur irrité.
Voyez l'état où votre amour l'a mise, 1920
Votre Psyché: son âme va partir;
Voyez; et si la vôtre en est encore éprise,
Recevez son dernier soupir.
Menacez, bravez-moi, cependant qu'elle expire:
Tant d'insolence vous sied bien!1925
Et je dois endurer quoi qu'il vous plaise dire,
Moi qui sans vos traits ne puis rien!
L'AMOUR.
Vous ne pouvez que trop, déesse impitoyable:
Le Destin l'abandonne à tout votre courroux;
Mais soyez moins inexorable 1930
Aux prières, aux pleurs d'un fils à vos genoux.
Ce doit vous être un spectacle assez doux
De voir d'un œil Psyché mourante,
Et de l'autre ce fils, d'une voix suppliante,
Ne vouloir plus tenir son bonheur que de vous. 1935
Rendez-moi ma Psyché, rendez-lui tous ses charmes;
Rendez-la, Déesse, à mes larmes;
Rendez à mon amour, rendez à ma douleur
Le charme de mes yeux et le choix de mon cœur.
VÉNUS.
Quelque amour que Psyché vous donne, 1940
De ses malheurs par moi n'attendez pas la fin:
Si le Destin me l'abandonne,
Je l'abandonne à son destin.
Ne m'importunez plus; et dans cette infortune,
Laissez-la sans Vénus triompher ou périr. 1945
L'AMOUR.
Hélas! si je vous importune,
Je ne le ferois pas si je pouvois mourir.
VÉNUS.
Cette douleur n'est pas commune,
Qui force un immortel à souhaiter la mort.
L'AMOUR.
Voyez par son excès si mon amour est fort.1950
Ne lui ferez-vous grâce aucune?
VÉNUS.
Je vous l'avoue, il me touche le cœur,
Votre amour: il désarme, il fléchit ma rigueur.
Votre Psyché reverra la lumière.
L'AMOUR.
Que je vous vais partout faire donner d'encens!1955
VÉNUS.
Oui, vous la reverrez dans sa beauté première;
Mais de vos vœux reconnoissants
Je veux la déférence entière;
Je veux qu'un vrai respect laisse à mon amitié
Vous choisir une autre moitié. 1960
L'AMOUR.
Et moi je ne veux plus de grâce,
Je reprends toute mon audace:
Je veux Psyché, je veux sa foi;
Je veux qu'elle revive, et revive pour moi,
Et tiens indifférent que votre haine lasse 1965
En faveur d'une autre se passe.
Jupiter, qui paroît, va juger entre nous
De mes emportements et de votre courroux.
(Après quelques éclairs et roulements de tonnerre, Jupiter paroît en l'air sur son aigle.)
SCÈNE VI.
JUPITER, VÉNUS, L'AMOUR, PSYCHÉ.
L'AMOUR.
Vous à qui seul tout est possible,
Père des Dieux, souverain des mortels, 1970
Fléchissez la rigueur d'une mère inflexible,
Qui sans moi n'auroit point d'autels.
J'ai pleuré, j'ai prié, je soupire, menace,
Et perds menaces et soupirs.
Elle ne veut pas voir que de mes déplaisirs 1975
Dépend du monde entier l'heureuse ou triste face,
Et que si Psyché perd le jour,
Si Psyché n'est à moi, je ne suis plus l'Amour.
Oui, je romprai mon arc, je briserai mes flèches,
J'éteindrai jusqu'à mon flambeau, 1980
Je laisserai languir la nature au tombeau;
Ou si je daigne aux cœurs faire encor quelques brèches
Avec ces pointes d'or qui me font obéir,
Je vous blesserai tous là-haut pour des mortelles,
Et ne décocherai sur elles 1985
Que des traits émoussés qui forcent à haïr,
Et qui ne font que des rebelles,
Des ingrates et des cruelles.
Par quelle tyrannique loi
Tiendrai-je à vous servir mes armes toujours prêtes, 1990
Et vous ferai-je à tous conquêtes sur conquêtes,
Si vous me défendez d'en faire une pour moi?
JUPITER.
Ma fille, sois-lui moins sévère.
Tu tiens de sa Psyché le destin en tes mains:
La Parque, au moindre mot, va suivre ta colère;1995
Parle, et laisse-toi vaincre aux tendresses de mère,
Ou [349] redoute un courroux que moi-même je crains.
Veux-tu donner le monde en proie
A la haine, au désordre, à la confusion;
Et d'un dieu d'union, 2000
D'un dieu de douceurs et de joie,
Faire un dieu d'amertume et de division?
Considère ce que nous sommes,
Et si les passions doivent nous dominer:
Plus la vengeance a de quoi plaire aux hommes, 2005
Plus il sied bien aux Dieux de pardonner.
VÉNUS.
Je pardonne à ce fils rebelle.
Mais voulez-vous qu'il me soit reproché
Qu'une misérable mortelle,
L'objet de mon courroux, l'orgueilleuse Psyché, 2010
Sous ombre qu'elle est un peu belle,
Par un hymen dont je rougis
Souille mon alliance et le lit de mon fils?
JUPITER.
Eh bien! je la fais immortelle [350],
Afin d'y rendre tout égal.2015
VÉNUS.
Je n'ai plus de mépris ni de haine pour elle,
Et l'admets à l'honneur de ce nœud conjugal.
Psyché, reprenez la lumière
Pour ne la reperdre jamais.
Jupiter a fait votre paix,2020
Et je quitte cette humeur fière
Qui s'opposoit à vos souhaits.
PSYCHÉ.
C'est donc vous, ô grande déesse,
Qui redonnez la vie à ce cœur innocent!VÉNUS.
Jupiter vous fait grâce, et ma colère cesse. 2025
Vivez, Vénus l'ordonne; aimez, elle y consent.
PSYCHÉ, à l'Amour.
Je vous revois enfin, cher objet de ma flamme!
L'AMOUR, à Psyché.
Je vous possède enfin, délices de mon âme!
JUPITER.
Venez, amants, venez aux cieux
Achever un si grand et si digne hyménée. 2030
Viens-y, belle Psyché, changer de destinée;
Viens prendre place au rang des Dieux.
Deux grandes machines descendent aux deux côtés de Jupiter, cependant qu'il dit ces derniers vers. Vénus avec sa suite monte dans l'une, l'Amour avec Psyché dans l'autre, et tous ensemble remontent au ciel.
Les divinités, qui avoient été partagées entre Vénus et son fils, se réunissent en les voyant d'accord; et toutes ensemble, par des concerts, des chants et des danses, célèbrent la fête des noces de l'Amour.
Apollon paroît le premier, et comme dieu de l'harmonie, commence à chanter, pour inviter les autres dieux à se réjouir.
RÉCIT D'APOLLON.
Unissons-nous, troupe immortelle:
Le dieu d'amour devient heureux amant,
Et Vénus a repris sa douceur naturelle 2035
En faveur d'un fils si charmant:
Il va goûter en paix, après un long tourment,
Une felicité qui doit être éternelle.
(Toutes les divinités chantent ensemble ce couplet à la gloire de l'Amour.)
Célébrons ce grand jour;
Célébrons tous une fête si belle; 2040
Que nos chants en tous lieux en portent la nouvelle,
Qu'ils fassent retentir le céleste séjour.
Chantons, répétons tour à tour
Qu'il n'est point d'âme si cruelle
Qui tôt ou tard ne se rende à l'Amour. 2045
APOLLON continue.
Le dieu qui nous engage
A lui faire la cour
Défend qu'on soit trop sage.
Les Plaisirs ont leur tour;
C'est leur plus doux usage 2050
Que de finir les soins du jour.
La nuit est le partage
Des Jeux et de l'Amour.
Ce seroit grand dommage
Qu'en ce charmant séjour 2055
On eût un cœur sauvage.
Les Plaisirs ont leur tour;
C'est leur plus doux usage
Que de finir les soins du jour.
La nuit est le partage 2060
Des Jeux et de l'Amour.
(Deux Muses, qui ont toujours évité de s'engager sous les lois de l'Amour, conseillent aux belles qui n'ont point encore aimé de s'en défendre avec soin, à leur exemple.)
CHANSON DES MUSES.
Gardez-vous, beautés sévères;
Les Amours font trop d'affaires;
Craignez toujours de vous laisser charmer.
Quand il faut que l'on soupire, 2065
Tout le mal n'est pas de s'enflammer:
Le martyre
De le dire
Coûte plus cent fois que d'aimer.
SECOND COUPLET DES MUSES.
On ne peut aimer sans peines; 2070
Il est peu de douces chaînes:
A tout moment on se sent alarmer.
Quand il faut que l'on soupire,
Tout le mal n'est pas de s'enflammer:
Le martyre2075
De le dire
Coûte plus cent fois que d'aimer.
(Bacchus fait entendre qu'il n'est pas si dangereux que l'Amour.)
RÉCIT DE BACCHUS.
Si quelquefois,
Suivant nos douces lois,
La raison se perd et s'oublie, 2080
Ce que le vin nous cause de folie
Commence et finit en un jour;
Mais quand un cœur est enivré d'amour,
Souvent c'est pour toute la vie.
(Mome déclare qu'il n'a point de plus doux emploi que de médire, et que ce n'est qu'à l'Amour seul qu'il n'ose se jouer.)
RÉCIT DE MOME.
Je cherche à médire 2085
Sur la terre et dans les cieux,
Je soumets à ma satire
Les plus grands des Dieux.
Il n'est dans l'univers que l'Amour qui m'étonne:
Il est le seul que j'épargne aujourd'hui. 2090
Il n'appartient qu'à lui
De n'épargner personne.
ENTRÉE DE BALLET,
Composée de deux Mænades et de deux Ægipans, qui suivent Bacchus.
ENTRÉE DE BALLET,
Composée de quatre Polichinelles et de deux Matassins, qui suivent Mome et viennent joindre leur plaisanterie et leur badinage aux divertissements de cette grande fête.
Bacchus et Mome, qui les conduisent, chantent au milieu d'eux chacun une chanson, Bacchus à la louange du vin, et Mome une chanson enjouée sur le sujet et les avantages de la raillerie.
RÉCIT DE BACCHUS.
Admirons le jus de la treille;
Qu'il est puissant! qu'il a d'attraits!
Il sert aux douceurs de la paix, 2095
Et dans la guerre il fait merveille;
Mais surtout pour les amours
Le vin est d'un grand secours.
RÉCIT DE MOME.
Folâtrons, divertissons-nous,
Raillons; nous ne saurions mieux faire: 2100
La raillerie est nécessaire
Dans les jeux les plus doux,
Sans la douceur que l'on goûte à médire,
On trouve peu de plaisirs sans ennui:
Rien n'est si plaisant que de rire, 2105
Quand on rit aux dépens d'autrui.
Plaisantons, ne pardonnons rien,
Rions, rien n'est plus à la mode:
On court péril d'être incommode
En disant trop de bien. 2110
Sans la douceur que l'on goûte à médire,
On trouve peu de plaisirs sans ennui:
Rien n'est si plaisant que de rire,
Quand on rit aux dépens d'autrui.
(Mars arrive au milieu du théâtre, suivi de sa troupe guerrière, qu'il excite à profiter de leur loisir, en prenant part aux divertissements.)
RÉCIT DE MARS.
Laissons en paix toute la terre, 2115
Cherchons de doux amusements;
Parmi les jeux les plus charmants
Mêlons l'image de la guerre.
ENTRÉE DE BALLET.
Suivants de Mars, qui font, en dansant avec des enseignes, une manière d'exercice.
DERNIÈRE ENTRÉE DE BALLET.
Les troupes différentes de la suite d'Apollon, de Bacchus, de Mome et de Mars, après avoir achevé leurs entrées particulières, s'unissent ensemble, et forment la dernière entrée, qui renferme toutes les autres.
Un chœur de toutes les voix et de tous les instruments, qui sont au nombre de quarante, se joint à la danse générale, et termine la fête des noces de l'Amour et de Psyché.
DERNIER CHŒUR.
Chantons les plaisirs charmants
Des heureux amants.2120
Que tout le ciel s'empresse
A leur faire sa cour.
Célébrons ce beau jour
Par mille doux chants d'allégresse;
Célébrons ce beau jour 2125
Par mille doux chants d'amour.
(Dans le grand salon du palais des Tuileries, où Psyché a été représentée devant Leurs Majestés, il y avoit des timbales, des trompettes et des tambours, mêlés dans ces derniers concerts; et ce dernier couplet se chantoit ainsi:)
Chantons les plaisirs charmants
Des heureux amants.
Répondez-nous, trompettes,
Timbales et tambours; 2130
Accordez-vous toujours
Avec le doux son des musettes;
Accordez-vous toujours
Avec le doux chant des amours.
FIN DE PSYCHÉ.