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Œuvres de P. Corneille, Tome 07

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LISTE DES ÉDITIONS QUI ONT ÉTÉ COLLATIONNÉES
POUR LES VARIANTES DE PULCHÉRIE.

ÉDITION SÉPARÉE.
1673 in-12;
RECUEIL.
1682 in-12.

ACTEURS [372].

PULCHÉRIE, impératrice d'Orient.
MARTIAN, vieux sénateur, ministre d'État sous Théodose le jeune [373].
LÉON, amant de Pulchérie.
ASPAR, amant d'Irène.
IRÈNE, sœur de Léon.
JUSTINE, fille de Martian.

La scène est à Constantinople, dans le palais impérial.

PULCHÉRIE.
COMÉDIE HÉROÏQUE.

ACTE I.


SCÈNE PREMIÈRE.

PULCHÉRIE, LÉON.

PULCHÉRIE.

Je vous aime, Léon, et n'en fais point mystère [374]:

Des feux tels que les miens n'ont rien qu'il faille taire.

Je vous aime, et non point de cette folle ardeur

Que les yeux éblouis font maîtresse du cœur,

Non d'un amour conçu par les sens en tumulte,5

A qui l'âme applaudit sans qu'elle se consulte,

Et qui ne concevant que d'aveugles désirs,

Languit dans les faveurs, et meurt dans les plaisirs:

Ma passion pour vous, généreuse et solide,

A la vertu pour âme, et la raison pour guide,10

La gloire pour objet, et veut sous votre loi

Mettre en ce jour illustre et l'univers et moi.

Mon aïeul Théodose, Arcadius mon père,

Cet empire quinze ans gouverné pour un frère [375],

L'habitude à régner, et l'horreur d'en déchoir, 15

Vouloient [376] dans un mari trouver même pouvoir.

Je vous en ai cru digne; et dans ces espérances,

Dont un penchant flatteur m'a fait des assurances,

De tout ce que sur vous j'ai fait tomber d'emplois

Aucun n'a démenti l'attente de mon choix;20

Vos hauts faits à grands pas nous [377] portoient à l'empire;

J'avois réduit mon frère à ne m'en point dédire:

Il vous y donnoit part, et j'étois toute à vous;

Mais ce malheureux prince est mort trop tôt pour nous.

L'empire est à donner, et le sénat s'assemble 25

Pour choisir une tête à ce grand corps qui tremble [378],

Et dont les Huns, les Goths, les Vandales, les Francs,

Bouleversent la masse et déchirent les flancs.

Je vois de tous côtés des partis et des ligues:

Chacun s'entre-mesure et forme ses intrigues. 30

Procope, Gratian, Aréobinde, Aspar [379]

Vous peuvent enlever ce grand nom de César:

Ils ont tous du mérite; et ce dernier s'assure

Qu'on se souvient encor de son père Ardabure,

Qui terrassant Mitrane en combat singulier, 35

Nous acquit sur la Perse un avantage entier,

Et rassurant par là nos aigles alarmées,

Termina seul la guerre aux yeux des deux armées [380].

Mes souhaits, mon crédit, mes amis, sont pour vous;

Mais à moins que ce rang, plus d'amour, point d'époux:

Il faut, quelques douceurs que cet amour propose,

Le trône ou la retraite au sang de Théodose;

Et si par le succès mes desseins sont trahis,

Je m'exile en Judée auprès d'Athénaïs [381].

LÉON.

Je vous suivrois, Madame; et du moins sans ombrage 45

De ce que mes rivaux ont sur moi d'avantage,

Si vous ne m'y faisiez quelque destin plus doux,

J'y mourrois de douleur d'être indigne de vous:

J'y mourrois à vos yeux en adorant vos charmes.

Peut-être essuieriez-vous quelqu'une de mes larmes; 50

Peut-être ce grand cœur, qui n'ose s'attendrir,

S'y défendroit si mal de mon dernier soupir,

Qu'un éclat imprévu de douleur et de flamme

Malgré vous à son tour voudroit suivre mon âme.

La mort, qui finiroit à vos yeux mes ennuis,55

Auroit plus de douceur que l'état où je suis.

Vous m'aimez [382]; mais, hélas! quel amour est le vôtre,

Qui s'apprête peut-être à pencher vers un autre?

Que servent ces désirs, qui n'auront point d'effet

Si votre illustre orgueil ne se voit satisfait? 60

Et que peut cet amour dont vous êtes maîtresse,

Cet amour dont le trône a toute la tendresse,

Esclave ambitieux du suprême degré,

D'un titre qui l'allume et l'éteint à son gré?

Ah! ce n'est point par là que je vous considère; 65

Dans le plus triste exil vous me seriez plus chère:

Là mes yeux, sans relâche attachés à vous voir,

Feroient de mon amour mon unique devoir;

Et mes soins, réunis à ce noble esclavage,

Sauroient de chaque instant vous rendre un plein hommage.

Pour être heureux amant, faut-il que l'univers

Ait place dans un cœur qui ne veut que vos fers;

Que les plus dignes soins d'une flamme si pure

Deviennent partagés à toute la nature?

Ah! que ce cœur, Madame, a lieu d'être alarmé, 75

Si sans être empereur je ne suis plus aimé!

PULCHÉRIE.

Vous le serez toujours; mais une âme bien née

Ne confond pas toujours l'amour et l'hyménée:

L'amour entre deux cœurs ne veut que les unir;

L'hyménée a de plus leur gloire à soutenir; 80

Et je vous l'avouerai, pour les plus belles vies

L'orgueil de la naissance a bien des tyrannies:

Souvent les beaux désirs n'y servent qu'à gêner;

Ce qu'on se doit combat ce qu'on se veut donner:

L'amour gémit en vain sous ce devoir sévère....85

Ah! si je n'avois eu qu'un sénateur pour père!

Mais mon sang dans mon sexe a mis les plus grands cœurs;

Eudoxe et Placidie [383] ont eu des empereurs:

Je n'ose leur céder en grandeur de courage;

Et malgré mon amour je veux même partage: 90

Je pense en être sûre, et tremble toutefois

Quand je vois mon bonheur dépendre d'une voix.

LÉON.

Qu'avez-vous à trembler? Quelque empereur qu'on nomme,

Vous aurez votre amant, ou du moins un grand homme,

Dont le nom, adoré du peuple et de la cour, 95

Soutiendra votre gloire, et vaincra votre amour.

Procope, Aréobinde, Aspar, et leurs semblables,

Parés de ce grand nom, vous deviendront aimables;

Et l'éclat de ce rang, qui fait tant de jaloux,

En eux, ainsi qu'en moi, sera charmant pour vous. 100

PULCHÉRIE.

Que vous m'êtes cruel, que vous m'êtes injuste

D'attacher tout mon cœur au seul titre d'Auguste!

Quoi que de ma naissance exige la fierté,

Vous seul ferez ma joie et ma félicité:

De tout autre empereur la grandeur odieuse.... 105

LÉON.

Mais vous l'épouserez, heureuse ou malheureuse?

PULCHÉRIE.

Ne me pressez point tant, et croyez avec moi

Qu'un choix si glorieux vous donnera ma foi,

Ou que si le sénat à nos vœux est contraire,

Le ciel m'inspirera ce que je devrai faire. 110

LÉON.

Il vous inspirera quelque sage douleur,

Qui n'aura qu'un soupir à perdre en ma faveur.

Oui, de si grands rivaux....

PULCHÉRIE.

Ils ont tous des maîtresses.

LÉON.

Le trône met une âme au-dessus des tendresses.

Quand du grand Théodose on aura pris le rang,115

Il y faudra placer les restes de son sang:

Il voudra, ce rival, qui que l'on puisse élire,

S'assurer par l'hymen de vos droits à l'empire.

S'il a pu faire ailleurs quelque offre de sa foi,

C'est qu'il a cru ce cœur trop prévenu pour moi; 120

Mais se voyant au trône et moi dans la poussière,

Il se promettra tout de votre humeur altière;

Et s'il met à vos pieds ce charme de vos yeux,

Il deviendra l'objet que vous verrez le mieux.

PULCHÉRIE.

Vous pourriez un peu loin pousser ma patience, 125

Seigneur: j'ai l'âme fière, et tant de prévoyance

Demande à la souffrir encor plus de bonté

Que vous ne m'avez vu jusqu'ici de fierté.

Je ne condamne point ce que l'amour inspire;

Mais enfin on peut craindre, et ne le point tant dire.130

Je n'en tiendrai pas moins tout ce que j'ai promis.

Vous avez mes souhaits, vous aurez mes amis [384];

De ceux de Martian vous aurez le suffrage:

Il a, tout vieux qu'il est, plus de vertus que d'âge;

Et s'il briguoit pour lui, ses glorieux travaux 135

Donneroient fort à craindre à vos plus grands rivaux.

LÉON.

Notre empire, il est vrai, n'a point de plus grand homme:

Séparez-vous du rang, Madame, et je le nomme.

S'il me peut enlever celui de souverain,

Du moins je ne crains pas qu'il m'ôte votre main: 140

Ses vertus le pourroient; mais je vois sa vieillesse.

PULCHÉRIE.

Quoi qu'il en soit, pour vous ma bonté l'intéresse:

Il s'est plu sous mon frère à dépendre de moi,

Et je me viens encor d'assurer de sa foi.

Je vois entrer Irène; Aspar la trouve belle: 145

Faites agir pour vous l'amour qu'il a pour elle;

Et comme en ce dessein rien n'est à négliger,

Voyez ce qu'une sœur vous pourra ménager.

SCÈNE II.

PULCHÉRIE, LÉON, IRÈNE.

PULCHÉRIE.

M'aiderez-vous, Irène, à couronner un frère?

IRÈNE.

Un si foible secours vous est peu nécessaire,150

Madame, et le sénat....

PULCHÉRIE.

N'en agissez pas moins:

Joignez vos vœux aux miens, et vos soins à mes soins,

Et montrons ce que peut en cette conjoncture

Un amour secondé de ceux de la nature.

Je vous laisse y penser.

SCÈNE III.

LÉON, IRÈNE.

IRÈNE.

Vous ne me dites rien,155

Seigneur: attendez-vous que j'ouvre l'entretien?

LÉON.

A dire vrai, ma sœur, je ne sais que vous dire.

Aspar m'aime, il vous aime: il y va de l'empire;

Et s'il faut qu'entre nous on balance aujourd'hui,

La princesse est pour moi, le mérite est pour lui. 160

Vouloir qu'en ma faveur à ce grade il renonce,

C'est faire une prière indigne de réponse;

Et de son amitié je ne puis l'exiger,

Sans vous voler un bien qu'il vous doit partager.

C'est là ce qui me force à garder le silence: 165

Je me réponds pour vous à tout ce que je pense,

Et puisque j'ai souffert qu'il ait tout votre cœur,

Je dois souffrir aussi vos soins pour sa grandeur.

IRÈNE.

J'ignore encor quel fruit je pourrois en attendre.

Pour le trône, il est sûr qu'il a droit d'y prétendre;170

Sur vous et sur tout autre il le peut emporter:

Mais qu'il m'y donne part, c'est dont j'ose douter.

Il m'aime en apparence, en effet il m'amuse;

Jamais pour notre hymen il ne manque d'excuse,

Et vous aime à tel point, que si vous l'en croyez,175

Il ne peut être heureux que vous ne le soyez:

Non que votre bonheur fortement l'intéresse;

Mais sachant quel amour a pour vous la princesse,

Il veut voir quel succès aura son grand dessein,

Pour ne point m'épouser qu'en sœur de souverain. 180

Ainsi depuis deux ans vous [385] voyez qu'il diffère.

Du reste à Pulchérie il prend grand soin de plaire,

Avec exactitude il suit toutes ses lois;

Et dans ce que sous lui vous avez eu d'emplois,

Votre tête aux périls à toute heure exposée 185

M'a pour vous et pour moi presque désabusée;

La gloire d'un ami, la haine d'un rival,

La hasardoient peut-être avec un soin égal.

Le temps est arrivé qu'il faut qu'il se déclare;

Et de son amitié l'effort sera bien rare190

Si mis à cette épreuve, ambitieux qu'il est,

Il cherche à vous servir contre son intérêt.

Peut-être il promettra; mais quoi qu'il vous promette,

N'en ayons pas, Seigneur, l'âme moins inquiète;

Son ardeur trouvera pour vous si peu d'appui,195

Qu'on le fera lui-même empereur malgré lui;

Et lors, en ma faveur quoi que l'amour oppose,

Il faudra faire grâce au sang de Théodose;

Et le sénat voudra qu'il prenne d'autres yeux

Pour mettre la princesse au rang de ses aïeux.200

Son cœur suivra le sceptre, en quelque main qu'il brille:

Si Martian l'obtient, il aimera sa fille;

Et l'amitié du frère et l'amour de la sœur

Céderont à l'espoir de s'en voir successeur.

En un mot, ma fortune est encor fort douteuse:205

Si vous n'êtes heureux, je ne puis être heureuse;

Et je n'ai plus d'amant non plus que vous d'ami,

A moins que dans le trône il vous voie affermi.

LÉON.

Vous présumez bien mal d'un héros qui vous aime.

IRÈNE.

Je pense le connoître à l'égal de moi-même;210

Mais croyez-moi, Seigneur, et l'empire est à vous.

LÉON.

Ma sœur!

IRÈNE.

Oui, vous l'aurez malgré lui, malgré tous.

LÉON.

N'y perdons aucun temps: hâtez-vous de m'instruire;

Hâtez-vous de m'ouvrir la route à m'y conduire;

Et si votre bonheur peut dépendre du mien....215

IRÈNE.

Apprenez le secret de ne hasarder rien.

N'agissez point pour vous; il s'en offre trop d'autres

De qui les actions brillent plus que les vôtres,

Que leurs emplois plus hauts ont mis en plus d'éclat,

Et qui, s'il faut tout dire, ont plus servi l'État: 220

Vous les passez peut-être en grandeur de courage;

Mais il vous a manqué l'occasion et l'âge;

Vous n'avez commandé que sous des généraux,

Et n'êtes pas encor du poids de vos rivaux.

Proposez la princesse; elle a des avantages225

Que vous verrez sur l'heure unir tous les suffrages:

Tant qu'a vécu son frère, elle a régné pour lui;

Ses ordres de l'empire ont été tout l'appui;

On vit depuis quinze ans sous son obéissance:

Faites qu'on la maintienne en sa toute-puissance,230

Qu'à ce prix le sénat lui demande un époux;

Son choix tombera-t-il sur un autre que vous?

Voudroit-elle de vous une action plus belle

Qu'un respect amoureux qui veut tenir tout d'elle?

L'amour en deviendra plus fort qu'auparavant, 235

Et vous vous servirez vous-même en la servant.

LÉON.

Ah! que c'est me donner un conseil salutaire!

A-t-on jamais vu sœur qui servît mieux un frère?

Martian avec joie embrassera l'avis:

A peine parle-t-il que les siens sont suivis;240

Et puisqu'à la princesse il a promis un zèle

A tout oser pour moi sur l'ordre qu'il a d'elle,

Comme sa créature, il fera hautement

Bien plus en sa faveur qu'en faveur d'un amant.

IRÈNE.

Pour peu qu'il vous appuie, allez, l'affaire est sûre.245

LÉON.

Aspar vient: faites-lui, ma sœur, quelque ouverture;

Voyez....

IRÈNE.

C'est un esprit qu'il faut mieux ménager;

Nous découvrir à lui, c'est tout mettre en danger:

Il est ambitieux, adroit, et d'un mérite....

SCÈNE IV.

ASPAR, LÉON, IRÈNE.

LÉON.

Vous me pardonnez bien, Seigneur, si je vous quitte:250

C'est suppléer assez à ce que je vous doi

Que vous laisser ma sœur, qui vous plaît plus que moi.

ASPAR.

Vous m'obligez, Seigneur; mais en cette occurrence

J'ai besoin avec vous d'un peu de conférence.

Du sort de l'univers nous allons décider: 255

L'affaire vous regarde, et peut me regarder;

Et si tous mes amis ne s'unissent aux vôtres,

Nos partis divisés pourront céder à d'autres.

Agissons de concert; et sans être jaloux,

En ce grand coup d'État, vous de moi, moi de vous,260

Jurons-nous que des deux qui que l'on puisse élire

Fera de son ami son collègue à l'empire;

Et pour nous l'assurer, voyons sur qui des deux

Il est plus à propos de jeter tant de vœux:

Quel nom seroit plus propre à s'attirer le reste. 265

Pour moi, j'y suis tout prêt, et dès ici j'atteste....

LÉON.

Votre nom pour ce choix est plus fort que le mien,

Et je n'ose douter que vous n'en usiez bien.

Je craindrois de tout autre un dangereux partage;

Mais de vous je n'ai pas, Seigneur, le moindre ombrage,270

Et l'amitié voudroit vous en donner ma foi;

Mais c'est à la princesse à disposer de moi:

Je ne puis que par elle, et n'ose rien sans elle.

ASPAR.

Certes, s'il faut choisir l'amant le plus fidèle,

Vous l'allez emporter sur tous sans contredit; 275

Mais ce n'est pas, Seigneur, le point dont il s'agit:

Le plus flatteur effort de la galanterie

Ne peut....

LÉON.

Que voulez-vous? j'adore Pulchérie;

Et n'ayant rien d'ailleurs par où la mériter,

J'espère en ce doux titre, et j'aime à le porter. 280

ASPAR.

Mais il y va du trône, et non d'une maîtresse.

LÉON.

Je vais faire, Seigneur, votre offre à la princesse;

Elle sait mieux que moi les besoins de l'État.

Adieu: je vous dirai sa réponse au sénat.

SCÈNE V.

ASPAR, IRÈNE.

IRÈNE.

Il a beaucoup d'amour.

ASPAR.

Oui, Madame; et j'avoue 285

Qu'avec quelque raison la princesse s'en loue:

Mais j'aurois souhaité qu'en cette occasion

L'amour concertât mieux avec l'ambition,

Et que son amitié, s'en laissant moins séduire,

Ne nous exposât point à nous entre-détruire.290

Vous voyez qu'avec lui j'ai voulu m'accorder.

M'aimeriez-vous encor si j'osois lui céder,

Moi qui dois d'autant plus mes soins à ma fortune,

Que l'amour entre nous la doit rendre commune?

IRÈNE.

Seigneur, lorsque le mien vous a donné mon cœur, 295

Je n'ai point prétendu la main d'un empereur:

Vous pouviez être heureux sans m'apporter ce titre;

Mais du sort de Léon Pulchérie est l'arbitre,

Et l'orgueil de son sang avec quelque raison

Ne peut souffrir d'époux à moins de ce grand nom. 300

Avant que ce cher frère épouse la princesse,

Il faut que le pouvoir s'unisse à la tendresse,

Et que le plus haut rang mette en leur plus beau jour

La grandeur du mérite et l'excès de l'amour.

M'aimeriez-vous assez pour n'être point contraire 305

A l'unique moyen de rendre heureux ce frère,

Vous qui, dans votre amour, avez pu sans ennui

Vous défendre de l'être un moment avant lui,

Et qui mériteriez qu'on vous fît mieux connoître

Que s'il ne le devient, vous aurez peine à l'être? 310

ASPAR.

C'est aller un peu vite, et bientôt m'insulter

En sœur de souverain qui cherche à me quitter.

Je vous aime, et jamais une ardeur plus sincère....

IRÈNE.

Seigneur, est-ce m'aimer que de perdre mon frère?

ASPAR.

Voulez-vous que pour lui je me perde d'honneur? 315

Est-ce m'aimer que mettre à ce prix mon bonheur?

Moi, qu'on a vu forcer trois camps et vingt murailles,

Moi qui, depuis dix ans, ai gagné sept batailles,

N'ai-je acquis tant de nom que pour prendre la loi

De qui n'a commandé que sous Procope [386], ou moi, 320

Que pour m'en faire un maître, et m'attacher moi-même

Un joug honteux au front, au lieu d'un diadème?

IRÈNE.

Je suis plus raisonnable, et ne demande pas

Qu'en faveur d'un ami vous descendiez si bas.

Pylade pour Oreste auroit fait davantage; 325

Mais de pareils efforts ne sont plus en usage,

Un grand cœur les dédaigne, et le siècle a changé:

A s'aimer de plus près on se croit obligé,

Et des vertus du temps l'âme persuadée

Hait de ces vieux héros la surprenante idée. 330

ASPAR.

Il y va de ma gloire, et les siècles passés....

IRÈNE.

Elle n'est pas, Seigneur, peut-être où vous pensez;

Et quoi qu'un juste espoir ose vous faire croire,

S'exposer au refus, c'est hasarder sa gloire.

La princesse peut tout, ou du moins plus que vous. 335

Vous vous attirerez sa haine et son courroux.

Son amour l'intéresse, et son âme hautaine....

ASPAR.

Qu'on me fasse empereur, et je crains peu sa haine.

IRÈNE.

Mais s'il faut qu'à vos yeux un autre préféré

Monte, en dépit de vous, à ce rang adoré, 340

Quel déplaisir! quel trouble! et quelle ignominie

Laissera pour jamais votre gloire ternie!

Non, Seigneur, croyez-moi, n'allez point au sénat,

De vos hauts faits pour vous laissez parler l'éclat.

Qu'il sera glorieux que sans briguer personne, 345

Ils fassent à vos pieds apporter la couronne,

Que votre seul mérite emporte ce grand choix,

Sans que votre présence ait mendié de voix!

Si Procope, ou Léon, ou Martian, l'emporte,

Vous n'aurez jamais eu d'ambition si forte, 350

Et vous désavouerez tous ceux de vos amis

Dont la chaleur pour vous se sera trop permis.

ASPAR.

A ces hauts sentiments s'il me falloit répondre,

J'aurois peine, Madame, à ne me point confondre:

J'y vois beaucoup d'esprit, j'y trouve encor plus d'art;

Et ce que j'en puis dire à la hâte et sans fard,

Dans ces grands intérêts vous montrer si savante,

C'est être bonne sœur et dangereuse amante.

L'heure me presse: adieu. J'ai des amis à voir

Qui sauront accorder ma gloire et mon devoir: 360

Le ciel me prêtera par eux quelque lumière

A mettre l'un et l'autre en assurance entière,

Et répondre avec joie à tout ce que je doi

A vous, à ce cher frère, à la princesse, à moi.

IRÈNE, seule.

Perfide, tu n'es pas encore où tu te penses. 365

J'ai pénétré ton cœur, j'ai vu tes espérances:

De ton amour pour moi je vois l'illusion;

Mais tu n'en sortiras qu'à ta confusion.

FIN DU PREMIER ACTE.

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