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Œuvres de P. Corneille, Tome 07

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AGÉSILAS.
TRAGÉDIE.

ACTE I.


SCÈNE PREMIÈRE.

ELPINICE, AGLATIDE.

AGLATIDE.

Ma sœur, depuis un mois nous voilà dans Éphèse [13],

Prêtes à recevoir ces illustres époux

Que Lysander, mon père, a su choisir pour nous;

Et ce choix bienheureux n'a rien qui ne vous plaise.

Dites-moi toutefois, et parlons librement,5

Vous semble-t-il que votre amant

Cherche avec grande ardeur votre chère présence?

Et trouvez-vous qu'il montre, attendant ce grand jour,

Cette obligeante impatience

Que donne, à ce qu'on dit, le véritable amour?10

ELPINICE.

Cotys est roi, ma sœur; et comme sa couronne

Parle suffisamment pour lui,

Assuré de mon cœur, que son trône lui donne,

De le trop demander il s'épargne l'ennui.

Ce me doit être assez qu'en secret il soupire,15

Que je puis deviner ce qu'il craint de trop dire,

Et que moins son amour a d'importunité,

Plus il a de sincérité.

Mais vous ne dites rien de votre Spitridate:

Prend-il autant de peine à mériter vos feux20

Que l'autre à retenir mes vœux?

AGLATIDE.

C'est environ ainsi que son amour éclate:

Il m'obsède à peu près comme l'autre vous sert.

On diroit que tous deux agissent de concert,

Qu'ils ont juré de n'être importuns l'un ni l'autre:25

Ils en font grand scrupule; et la sincérité

Dont mon amant se pique, à l'exemple du vôtre,

Ne met pas son bonheur en l'assiduité.

Ce n'est pas qu'à vrai dire il ne soit excusable:

Je préparai pour lui, dès Sparte, une froideur30

Qui, dès l'abord, étoit capable

D'éteindre la plus vive ardeur;

Et j'avoue entre nous qu'alors qu'il [14] me néglige,

Qu'il se montre à son tour si froid, si retenu,

Loin de m'offenser, il m'oblige,35

Et me remet un cœur qu'il n'eût pas obtenu.

ELPINICE.

J'admire cette antipathie

Qui vous l'a fait haïr avant que de le voir,

Et croirois que sa vue auroit eu le pouvoir

D'en dissiper une partie;40

Car enfin Spitridate a l'entretien charmant,

L'œil vif, l'esprit aisé, le cœur bon, l'âme belle.

A tant de qualités s'il joignoit un vrai zèle....

AGLATIDE.

Ma sœur, il n'est pas roi, comme l'est votre amant.

ELPINICE.

Mais au parti des Grecs il unit deux provinces;45

Et ce Perse vaut bien la plupart de nos princes [15].

AGLATIDE.

Il n'est pas roi, vous dis-je, et c'est un grand défaut.

Ce n'est point avec vous que je le dissimule,

J'ai peut-être le cœur trop haut;

Mais aussi bien que vous je sors du sang d'Hercule [16];50

Et lorsqu'on vous destine un roi pour votre époux,

J'en veux un aussi bien que vous.

J'aurois quelque chagrin à vous traiter de reine,

A vous voir dans un trône assise en souveraine,

S'il me falloit ramper dans un degré plus bas;55

Et je porte une âme assez vaine

Pour vouloir jusque-là vous suivre pas à pas.

Vous êtes mon aînée, et c'est un avantage

Qui me fait vous devoir grande civilité;

Aussi veux-je céder le pas devant [17] à l'âge, 60

Mais je ne puis souffrir autre inégalité.

ELPINICE.

Vous êtes donc jalouse, et ce trône vous gêne

Où la main de Cotys a droit de me placer!

Mais si je renonçois au rang de souveraine,

Voudriez-vous y renoncer? 65

AGLATIDE.

Non, pas sitôt: j'ai quelque vue

Qui me peut encore amuser.

Mariez-vous, ma sœur; quand vous serez pourvue,

On trouvera peut-être un roi pour m'épouser.

J'en aurois un déjà, n'étoit ce rang d'aînée70

Qui demandoit pour vous ce qu'il vouloit m'offrir,

Ou s'il eût reconnu qu'un père eût pu souffrir

Qu'à l'hymen avant vous on me vît destinée.

Si ce roi jusqu'ici ne s'est point déclaré,

Peut-être qu'après tout il n'a que différé,75

Qu'il attend votre hymen pour rompre son silence.

Je pense avoir encor ce qui le sut charmer;

Et s'il faut vous en faire entière confidence,

Agésilas m'aimoit, et peut encor m'aimer.

ELPINICE.

Que dites-vous, ma sœur? Agésilas vous aime!80

AGLATIDE.

Je vous dis qu'il m'aimoit, et que sa passion

Pourroit bien être encor la même;

Mais cet amusement de mon ambition

Peut n'être qu'une illusion.

Ce prince tient son trône et sa haute puissance85

De ce même héros dont nous tenons le jour;

Et si ce n'étoit lors que par reconnoissance

Qu'il me temoignoit de l'amour,

Puis-je être sans inquiétude

Quand il n'a plus pour lui que de l'ingratitude,90

Qu'il n'écoute plus rien qui vienne de sa part [18]?

Je ne sais si sa flamme est pour moi foible ou forte;

Mais la reconnoissance morte,

L'amour doit courir grand hasard.

ELPINICE.

Ah! s'il n'avoit voulu que par reconnoissance95

Être gendre de Lysander,

Son choix auroit suivi l'ordre de la naissance,

Et Sparte, au lieu de vous, l'eût vu me demander;

Mais pour mettre chez nous l'éclat de sa couronne

Attendre que l'hymen m'ait engagée ailleurs,100

C'est montrer que le cœur s'attache à la personne.

Ayez, ayez pour lui des sentiments meilleurs.

Ce cœur qu'il vous donna, ce choix qui considère

Autant et plus encor la fille que le père,

Feront que le devoir aura bientôt son tour;105

Et pour vous faire seoir où vos desirs aspirent,

Vous verrez, et dans peu, comme pour vous conspirent

La reconnoissance et l'amour.

AGLATIDE.

Vous voyez cependant qu'à peine il me regarde:

Depuis notre arrivée il ne m'a point parlé;110

Et quand ses yeux vers moi se tournent par mégarde....

ELPINICE.

Comme avec lui mon père a quelque démêlé,

Cette petite négligence,

Qui vous fait douter de sa foi,

Vient de leur mésintelligence, 115

Et dans le fond de l'âme il vit sous votre loi.

AGLATIDE.

A tous hasards, ma sœur, comme j'en suis mal sûre,

Si vous me pouviez faire un don de votre amant,

Je crois que je pourrois l'accepter sans murmure.

Vous venez de parler du mien si dignement....120

ELPINICE.

Aimeriez-vous Cotys, ma sœur?

AGLATIDE.

Moi? nullement.

ELPINICE.

Pourquoi donc vouloir qu'il vous aime?

AGLATIDE.

Les hommages qu'Agésilas

Daigna rendre en secret au peu que j'ai d'appas,

M'ont si bien imprimé l'amour du diadème,125

Que pourvu qu'un amant soit roi,

Il est trop aimable pour moi.

Mais sans trône on perd temps: c'est la première idée

Qu'à l'amour en mon cœur il ait plu de tracer;

Il l'a fidèlement gardée, 130

Et rien ne peut plus l'effacer.

ELPINICE.

Chacune a son humeur: la grandeur souveraine,

Quelque main qui vous l'offre, est digne de vos feux;

Et vous ne ferez point d'heureux

Qui de vous ne fasse une reine. 135

Moi, je m'éblouis moins de la splendeur du rang;

Son éclat au respect plus qu'à l'amour m'invite:

Cet heureux avantage ou du sort ou du sang

Ne tombe pas toujours sur le plus de mérite.

Si mon cœur, si mes yeux en étoient consultés, 140

Leur choix iroit à la personne,

Et les hautes vertus, les rares qualités

L'emporteroient sur la couronne.

AGLATIDE.

Avouez tout, ma sœur: Spitridate vous plaît.

ELPINICE.

Un peu plus que Cotys; et si votre intérêt 145

Vous pouvoit résoudre à l'échange....

AGLATIDE.

Qu'en pouvons-nous ici résoudre vous et moi?

En l'état où le ciel nous range,

Il faut l'ordre d'un père, il faut l'aveu d'un roi,

Que je plaise à Cotys, et vous à Spitridate. 150

ELPINICE.

Pour l'un je ne sais quoi m'en flatte,

Pour l'autre je n'en réponds pas;

Et je craindrois fort que Mandane,

Cette incomparable Persane,

N'eût pour lui des attraits plus forts que vos appas.155

AGLATIDE.

Ma sœur, Spitridate est son frère,

Et si jamais sur lui vous aviez du pouvoir....

ELPINICE.

Le voilà qui nous considère.

AGLATIDE.

Est-ce vous ou moi qu'il vient voir?

Voulez-vous que je vous le laisse?160

ELPINICE.

Ma sœur, auparavant engagez l'entretien;

Et s'il s'en offre lieu, jouez d'un peu d'adresse,

Pour votre intérêt et le mien.

AGLATIDE.

Il est juste en effet, puisqu'il n'a su me plaire,

Que je vous aide à m'en défaire. 165

SCÈNE II.

SPITRIDATE, ELPINICE, AGLATIDE.

ELPINICE.

Seigneur, je me retire: entre les vrais amants

Leur amour seul a droit d'être de confidence,

Et l'on ne peut mêler d'agréable présence

A de si précieux moments.

SPITRIDATE.

Un vertueux amour n'a rien d'incompatible170

Avec les regards d'une sœur.

Ne m'enviez point la douceur

De pouvoir à vos yeux convaincre une insensible:

Soyez juge et témoin de l'indigne succès

Qui se prépare pour ma flamme; 175

Voyez jusqu'au fond de mon âme

D'une si pure ardeur où va le digne excès;

Voyez tout mon espoir au bord du précipice;

Voyez des maux sans nombre et hors de guérison;

Et quand vous aurez vu toute cette injustice,180

Faites-m'en un peu de raison.

AGLATIDE.

Si vous me permettez, Seigneur, de vous entendre,

De l'air dont votre amour commence à m'accuser,

Je crains que pour en bien user

Je ne me doive mal défendre. 185

Je sais bien que j'ai tort, j'avoue et hautement

Que ma froideur doit vous déplaire;

Mais en cette froideur un heureux changement

Pourroit-il fort vous satisfaire?

SPITRIDATE.

En doutez-vous, Madame, et peut-on concevoir...?190

AGLATIDE.

Je vous entends, Seigneur, et vois ce qu'il faut voir:

Un aveu plus précis est d'une conséquence

Qui pourroit vous embarrasser;

Et même à notre sexe il est de bienséance

De ne pas trop vous en presser. 195

A Lysander mon père il vous plut de promettre

D'unir par notre hymen votre sang et le sien;

La raison, à peu près, Seigneur, je la pénètre,

Bien qu'aux raisons d'État je ne connoisse rien.

Vous ne m'aviez point vue, et facile ou cruelle,200

Petite ou grande, laide ou belle,

Qu'à votre humeur ou non je pusse m'accorder,

La chose étoit égale à votre ardeur nouvelle,

Pourvu que vous fussiez gendre de Lysander.

Ma sœur vous auroit plu s'il vous l'eût proposée;205

J'eusse agréé Cotys s'il me l'eût proposé.

Vous trouvâtes tous deux la politique aisée;

Nous crûmes toutes deux notre devoir aisé.

Comme à traiter cette alliance

Les tendresses des cœurs n'eurent aucune part,210

Le vôtre avec le mien a peu d'intelligence,

Et l'amour en tous deux pourra naître un peu tard.

Quand il faudra que je vous aime,

Que je l'aurai promis à la face des Dieux,

Vous deviendrez cher à mes yeux;215

Et j'espère de vous le même.

Jusque-là votre amour assez mal se fait voir;

Celui que je vous garde encor plus mal s'explique:

Vous attendez le temps de votre politique,

Et moi celui de mon devoir. 220

Voilà, Seigneur, quel est mon crime;

Vous m'en vouliez convaincre, il n'en est plus besoin;

J'en ai fait, comme vous, ma sœur juge et témoin:

Que ma froideur lui semble injuste ou légitime,

La raison que vous peut en faire sa bonté225

Je consens qu'elle vous la fasse;

Et pour vous en laisser tous deux en liberté,

Je veux bien lui quitter la place.

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