Œuvres de P. Corneille, Tome 07
SCÈNE PREMIÈRE.
AGÉSILAS, XÉNOCLÈS.
XÉNOCLÈS.
Je remets en vos mains et l'une et l'autre lettre
Que l'esclave Damis aux miennes vient de mettre. 1705
Vous y verrez, Seigneur, quels sont les attentats....
(Il lui donne deux lettres, dont il lit l'inscription.)
AGÉSILAS.
Au sénateur Cratès, a l'éphore Arsidas.
Spitridate et Cotys sont de l'intelligence?
XÉNOCLÈS.
Non; il s'est caché d'eux en cette conférence;
Il a plaint leur malheur, et de tout son pouvoir;1710
Mais sa prudence enfin tous deux vous les renvoie,
Sans leur donner aucun espoir
D'obtenir que de vous ce qui feroit leur joie.
AGÉSILAS.
Par cette déférence il croit les mieux aigrir;
Et rejetant sur moi ce qu'ils ont à souffrir.... 1715
XÉNOCLÈS.
Vous avez mandé Spitridate,
Il entre ici.
AGÉSILAS.
Gardons qu'à ses yeux rien n'éclate.
SCÈNE II.
AGÉSILAS, SPITRIDATE, XÉNOCLÈS.
Aglatide, Seigneur, a-t-elle encor vos vœux?
SPITRIDATE.
Non, Seigneur; mais enfin ils ne vont pas loin d'elle,
Et sa sœur a fait naître une flamme nouvelle 1720
En la place des premiers feux.
AGÉSILAS.
Elpinice?
Elle-même.
AGÉSILAS.
Ainsi toujours pour gendre
Vous vous donnez à Lysander?
SPITRIDATE.
Seigneur, contre l'amour peut-on bien se défendre?
A peine attaque-t-il qu'on brûle de se rendre: 1725
Le plus ferme courage est ravi de céder;
Et j'ai trouvé ma foi plus facile à reprendre
Que mon cœur à redemander.
AGÉSILAS.
Si vous considériez....
SPITRIDATE.
Seigneur, que considère
Un cœur d'un vrai mérite heureusement charmé? 1730
L'amour n'est plus amour sitôt qu'il délibère,
Et vous le sauriez trop si vous aviez aimé.
AGÉSILAS.
Seigneur, j'aimois à Sparte et j'aime dans Éphèse.
L'un et l'autre objet est charmant;
Mais bien que l'un m'ait plu, bien que l'autre me plaise, 1735
Ma raison m'en a su défendre également.
SPITRIDATE.
La mienne suivroit mieux un plus commun exemple.
Si vous aimez, Seigneur, ne vous refusez rien,
Ou souffrez que je vous contemple
Comme un cœur au-dessus du mien. 1740
Des climats différents la nature est diverse:
La Grèce a des vertus qu'on ne voit point en Perse.
Permettez qu'un Persan n'ose vous imiter,
Que sur votre partage il craigne d'attenter,
Qu'il se contente à moins de gloire, 1745
Et trouve en sa foiblesse un destin assez doux
Pour ne point envier cette haute victoire,
Que vous seul avez droit de remporter sur vous.
AGÉSILAS.
Mais de mon ennemi rechercher l'alliance!
SPITRIDATE.
De votre ennemi!
AGÉSILAS.
Non, Lysander ne l'est pas; 1750
Mais s'il faut vous le dire, il y court à grands pas.
SPITRIDATE.
C'en est assez: je dois me faire violence
Et renonce à plus croire ou mes yeux, ou mon cœur.
Ne m'ordonnez-vous rien sur l'hymen de ma sœur?
Cotys l'aime.
AGÉSILAS.
Il est roi, je ne suis pas son maître;1755
Et Mandane ni vous n'êtes pas mes sujets.
L'aime-t-elle?
SPITRIDATE.
AGÉSILAS.
C'est me connoître mal; je ne contrains personne.
SPITRIDATE.
Peut-être qu'elle n'aime encor que sa couronne; 1760
Et je ne sais pas bien où pencheroit son choix,
Si le ciel lui donnoit à choisir de deux rois.
Vous l'avez jusqu'ici de tant d'honneurs comblée,
De tant de faveurs accablée,
Qu'à vos ordres ses vœux sans peine assujettis.... 1765
AGÉSILAS.
L'ingrate!
SPITRIDATE.
Je réponds de sa reconnoissance,
Et qu'elle ne consent à l'espoir de Cotys
Que pour le maintenir dans votre dépendance.
Pourroit-elle, Seigneur, davantage pour vous [66]?
AGÉSILAS.
Non; mais qui la pressoit de choisir un époux? 1770
SPITRIDATE.
L'occasion d'un roi, Seigneur, est bien pressante.
Les plus dignes objets ne l'ont pas chaque jour;
Elle échappe à la moindre attente
Dont on veut éprouver l'amour.
A moins que de la prendre au moment qu'elle arrive, 1775
On s'expose aux périls de l'accepter trop tard,
Et l'asile est si beau pour une fugitive,
Qu'elle ne peut sans crime en rien mettre au hasard.
AGÉSILAS.
Elle eût peu hasardé peut-être pour attendre.
SPITRIDATE.
AGÉSILAS.
Comme l'amour n'entend que ce qu'il veut entendre,
Il ne voit que ce qu'il veut voir.
Si je l'ai jusqu'ici de tant d'honneurs comblée,
De tant de faveurs accablée,
Ces faveurs, ces honneurs ne lui disoient-ils rien?1785
Elle les entendoit [67] trop bien en dépit d'elle:
Mais l'ingrate! mais la cruelle!...
Seigneur, à votre tour vous m'entendez trop bien.
Qu'elle aille chez Cotys partager sa couronne;
Je n'y mets point d'obstacle, et n'en veux rien savoir:1790
Soit que l'ambition, soit que l'amour la donne,
Vous avez tous deux tout pouvoir.
Si pourtant vous m'aimiez....
SPITRIDATE.
Soyez sûr de mon zèle.
Ma parole à Cotys est encore à donner.
Mais si cet hyménée a de quoi vous gêner, 1795
Mandane que deviendra-t-elle?
AGÉSILAS.
Allez, encore un coup, allez en d'autres lieux
Épargner par pitié cette gêne à mes yeux;
Sauvez-moi du chagrin de montrer que je l'aime.
SPITRIDATE.
Elle vient recevoir vos ordres elle-même. 1800
SCÈNE III.
AGÉSILAS, SPITRIDATE, MANDANE,
XÉNOCLÈS.
O vue! ô sur mon cœur regards trop absolus!
Que vous allez troubler mes vœux irrésolus!
Ne partez pas, Madame. O ciel! j'en vais trop dire.
MANDANE.
Je conçois mal, Seigneur, de quoi vous me parlez.
Moi partir?
AGÉSILAS.
Oui, partez, encor que j'en soupire. 1805
Que ce mot ne peut-il suffire!
MANDANE.
Je conçois encor moins pourquoi vous m'exilez.
AGÉSILAS.
J'aime trop à vous voir et je vous ai trop vue:
C'est, Madame, ce qui me tue.
Partez, partez, de grâce.
MANDANE.
Où me bannissez-vous? 1810
AGÉSILAS.
Nommez-vous un exil le trône d'un époux?
MANDANE.
Quel trône, et quel époux?
AGÉSILAS.
Cotys....
MANDANE.
Je crois qu'il m'aime;
Mais si je vous regarde ici comme mon roi
Et comme un protecteur que j'ai choisi moi-même,
Puis-je sans votre aveu l'assurer de ma foi? 1815
Après tant de bontés et de marques d'estime,
A vous moins déférer je croirois faire un crime;
Et mon âme....
AGÉSILAS.
Ah! c'est trop déférer, et trop peu.
Quoi? pour cet hyménée exiger mon aveu!
MANDANE.
Jusque-là mon bonheur n'aura qu'incertitude; 1820
Et bien qu'une couronne éblouisse aisément....
SPITRIDATE.
Ma sœur, il faut parler un peu plus clairement:
Le Roi s'est plaint à moi de votre ingratitude.
MANDANE.
Et je me plains à lui des inégalités
Qu'il me force de voir lui-même en ses bontés.1825
Tout ce que pour un autre a voulu ma prière,
Vous me l'avez, Seigneur, et sur l'heure accordé [68];
Et pour mes intérêts ce qu'on a demandé
Prête à de prompts refus une digne matière!
AGÉSILAS.
Si vous vouliez avoir des yeux1830
Pour voir de ces refus la véritable cause....
SPITRIDATE.
N'est-ce pas assez dire, et faut-il autre chose?
Voyez mieux sa pensée, ou répondez-y mieux.
Ces refus obligeants veulent qu'on les entende:
Ils sont de ses faveurs le comble, et la plus grande. 1835
Tout roi qu'est votre amant, perdez-le sans ennui,
Lorsqu'on vous en destine un plus puissant que lui.
M'en désavouerez-vous, Seigneur?
AGÉSILAS.
Non, Spitridate.
C'est inutilement que ma raison me flatte:
Comme vous j'ai mon foible; et j'avoue à mon tour 1840
Qu'un si triste secours défend mal de l'amour.
Je vois par mon épreuve avec quelle injustice
Je vous refusois Elpinice:
Je cesse de vous faire une si dure loi.
Allez; elle est à vous, si Mandane est à moi. 1845
Ce que pour Lysander je semble avoir de haine
Fera place aux douceurs de cette double chaîne,
Dont vous serez le nœud commun;
Et cet heureux hymen, accompagné du vôtre,
Nous rendant entre nous garant de l'un vers l'autre,1850
Réduira nos trois cœurs en un.
Madame, parlez donc.
SPITRIDATE.
Seigneur, l'obéissance
S'exprime assez par le silence.
Trouvez bon que je puisse apprendre à Lysander
La grâce qu'à ma flamme il vous plaît d'accorder.1855
SCÈNE IV.
AGÉSILAS, MANDANE, XÉNOCLÈS.
AGÉSILAS.
En puis-je pour la mienne espérer une égale,
Madame? ou ne sera-ce en effet qu'obéir?
MANDANE.
Seigneur, je croirois vous trahir
Et n'avoir pas pour vous une âme assez royale,
Si je vous cachois rien des justes sentiments1860
Que m'inspire le ciel pour deux rois mes amants.
J'ai vu que vous m'aimiez; et sans autre interprète
J'en ai cru vos faveurs qui m'ont si peu coûté;
J'en ai cru vos bontés, et l'assiduité
Qu'apporte à me chercher votre ardeur inquiète. 1865
Ma gloire y vouloit consentir;
Mais ma reconnoissance a pris soin de la vôtre.
Vos feux la hasardoient, et pour les amortir
J'ai réduit mes desirs à pencher vers un autre.
Pour m'épouser, vous le pouvez, 1870
Je ne saurois former de vœux plus élevés;
Mais avant que juger ma conquête assez haute,
De l'œil dont il faut voir ce que vous vous devez,
Voyez ce qu'elle donne, ou plutôt ce qu'elle ôte.
Votre Sparte si haut porte sa royauté, 1875
Que tout sang étranger la souille et la profane:
Jalouse de ce trône où vous êtes monté,
Y faire seoir une Persane,
C'est pour elle une étrange et dure nouveauté;
Et tout votre pouvoir ne peut m'y donner place, 1880
Que vous n'y renonciez pour toute votre race.
Vos éphores peut-être oseront encor plus;
Et si votre sénat avec eux se soulève,
Si de me voir leur reine indignés et confus,
Ils m'arrachent d'un trône où votre choix m'élève.... 1885
Pensez bien à la suite avant que d'achever,
Et si ce sont périls que vous deviez braver.
Vous les voyez si bien que j'ai mauvaise grâce
De vous en faire souvenir;
Mais mon zèle a voulu cette indiscrète audace, 1890
Et moi je n'ai pas cru devoir la retenir.
Que la suite, après tout, vous flatte ou vous traverse,
Ma gloire est sans pareille aux yeux de l'univers,
S'il voit qu'une Persane au vainqueur de la Perse
Donne à son tour des lois, et l'arrête en ses fers. 1895
Comme votre intérêt m'est plus considérable,
Je tâche de vous rendre à des destins meilleurs.
Mon amour peut vous perdre, et je m'attache ailleurs,
Pour être pour vous moins aimable.
Voilà ce que devoit un cœur reconnoissant. 1900
Quant au reste, parlez en maître,
Vous êtes ici tout-puissant.
AGÉSILAS.
Quand peut-on être ingrat, si c'est là reconnoître?
Et que puis-je sur vous si le cœur n'y consent?
MANDANE.
Seigneur, il est donné; la main n'est pas donnée; 1905
Et l'inclination ne fait pas l'hyménée.
Au défaut de ce cœur, je vous offre une foi
Sincère, inviolable, et digne enfin de moi.
Voyez si ce partage aura pour vous des charmes.
Contre l'amour d'un roi c'est assez raisonner. 1910
J'aime, et vais toutefois attendre sans alarmes
Ce qu'il lui plaira m'ordonner.
Je fais un sacrifice assez noble, assez ample,
S'il en veut un en ce grand jour;
Et s'il peut se résoudre à vaincre son amour,1915
J'en donne à son grand cœur un assez haut exemple.
Qu'il écoute sa gloire ou suive son desir,
Qu'il se fasse grâce ou justice,
Je me tiens prête à tout, et lui laisse à choisir
De l'exemple ou du sacrifice. 1920
SCÈNE V.
AGÉSILAS, XÉNOCLÈS.
AGÉSILAS.
Qu'une Persane m'ose offrir un si grand choix!
Parmi nous qui traitons la Perse de barbare,
Et méprisons jusqu'à ses rois,
Est-il plus haut mérite? est-il vertu plus rare?
Cependant mon destin à ce point est amer, 1925
Que plus elle mérite, et moins je dois l'aimer;
Et que plus ses vertus sont dignes de l'hommage
Que rend toute mon âme à cet illustre objet,
Plus je la dois fermer à tout autre projet
Qu'à celui d'égaler sa grandeur de courage. 1930
XÉNOCLÈS.
Du moins vous rendre heureux, ce n'est plus hasarder.
Puisqu'un si digne amour fait grâce à Lysander,
Il n'a plus lieu de se contraindre:
Vous devenez par là maître de tout l'État;
Et ce grand homme à vous, vous n'avez plus à craindre1935
Ni d'éphores ni de sénat.
AGÉSILAS.
Je n'en suis pas encor d'accord avec moi-même.
J'aime; mais, après tout, je hais autant que j'aime;
Et ces deux passions qui règnent tour à tour
Ont au fond de mon cœur si peu d'intelligence, 1940
Qu'à peine immole-t-il la vengeance à l'amour,
Qu'il voudroit immoler l'amour à la vengeance.
Entre ce digne objet et ce digne ennemi,
Mon âme incertaine et flottante,
Quoi que l'un me promette, et quoi que l'autre attente, 1945
Ne se peut ni dompter, ni croire qu'à demi:
Et plus des deux côtés je la sens balancée,
Plus je vois clairement que si je veux régner,
Moi qui de Lysander vois toute la pensée,
Il le faut tout à fait ou perdre ou regagner;1950
Qu'il est temps de choisir.
XÉNOCLÈS.
Qu'il seroit magnanime
De vaincre et la vengeance et l'amour à la fois!
AGÉSILAS.
XÉNOCLÈS.
Il ne faut que vouloir: tout est possible aux rois.
AGÉSILAS.
Ah! si je pouvois tout, dans l'ardeur qui me presse1955
Pour ces deux passions qui partagent mes vœux,
Peut-être aurois-je la foiblesse
D'obéir à toutes les deux.
SCÈNE VI.
AGÉSILAS, LYSANDER, XÉNOCLÈS.
LYSANDER.
Seigneur, il vous a plu disposer d'Elpinice;
Nous devons, elle et moi, beaucoup à vos bontés;1960
Et je serai ravi qu'elle vous obéisse,
Pourvu que de Cotys les vœux soient acceptés.
J'en ai donné parole, il y va de ma gloire.
Spitridate, sans lui, ne sauroit être heureux;
Et donner mon aveu, s'ils ne le sont tous deux,1965
C'est faire à mon honneur une tache trop noire.
Vous pouvez nous parler en roi.
Ma fille vous doit plus qu'à moi:
Commandez, elle est prête, et je saurai me taire.
N'exigez rien de plus d'un père. 1970
Il a tenu toujours vos ordres à bonheur;
Mais rendez-lui cette justice
De souffrir qu'il emporte au tombeau cet honneur,
Qui fait l'unique prix de trente ans de service.
AGÉSILAS.
Oui, vous l'y porterez, et du moins de ma part 1975
Ce précieux honneur ne court aucun hasard.
On a votre parole, et j'ai donné la mienne;
Et pour faire aujourd'hui que l'une et l'autre tienne,
Il faut vaincre un amour qui m'étoit aussi doux
Que votre gloire l'est pour vous, 1980
Un amour dont l'espoir ne voyoit plus d'obstacle.
Mais enfin il est beau de triompher de soi,
Et de s'accorder ce miracle,
Quand on peut hautement donner à tous la loi,
Et que le juste soin de combler notre [69] gloire 1985
Demande notre cœur pour dernière victoire.
Un roi né pour l'éclat des grandes actions
Dompte jusqu'à ses passions,
Et ne se croit point roi, s'il ne fait sur lui-même
Le plus illustre essai de son pouvoir suprême. 1990
(A Xénoclès.)
Allez dire à Cotys que Mandane est à lui;
Que si mes feux aux siens ne l'ont pas accordée,
Pour venger son amour de ce moment d'ennui,
Je veux la lui céder comme il me l'a cédée.
Oyez de plus.
(Il parle à l'oreille à Xénoclès, qui s'en va [70].)
SCÈNE VII.
AGÉSILAS, LYSANDER.
Eh bien! vos mécontentements 1995
Me seront-ils encore à craindre?
Et vous souviendrez-vous des mauvais traitements
Qui vous avoient donné tant de lieu de vous plaindre?
LYSANDER.
Je vous ai dit, Seigneur, que j'étois tout à vous;
Et j'y suis d'autant plus, que malgré l'apparence, 2000
Je trouve des bontés qui passent l'espérance,
Où je n'avois cru voir que des soupçons jaloux.
AGÉSILAS.
Et que va devenir cette docte harangue
Qui du fameux Cléon doit ennoblir la langue [71]?
LYSANDER.
Seigneur....
AGÉSILAS.
Nous sommes seuls, j'ai chassé Xénoclès:2005
Parlons confidemment. Que venez-vous d'écrire
A l'éphore Arsidas, au sénateur Cratès?
Je vous défère assez pour n'en vouloir rien lire [72];
Tout est encor fermé. Voyez.
LYSANDER.
Je suis coupable,
Parce qu'on me trahit, que l'on vous sert trop bien, 2010
Et que par un effort de prudence admirable,
Vous avez su prévoir de quoi seroit capable,
Après tant de mépris, un cœur comme le mien.
Ce dessein toutefois ne passera pour crime
Que parce qu'il est sans effet; 2015
Et ce qu'on va nommer forfait
N'a rien qu'un plein succès n'eût rendu légitime.
Tout devient glorieux pour qui peut l'obtenir,
Et qui le manque est à punir.
AGÉSILAS.
Non, non; j'aurois plus fait peut-être en votre place: 2020
Il est naturel aux grands cœurs
De sentir vivement de pareilles rigueurs;
Et vous m'offenseriez de douter de ma grâce.
Comme roi, je la donne, et comme ami discret
Je vous assure du secret. 2025
Je remets en vos mains tout ce qui vous peut nuire.
Vous m'avez trop servi pour m'en trouver ingrat;
Et d'un trop grand soutien je priverois l'État
Pour des ressentiments où j'ai su vous réduire.
Ma puissance établie et mes droits conservés 2030
Ne me laissent point d'yeux pour voir votre entreprise.
Dites-moi seulement avec même franchise,
Vous dois-je encor bien plus que vous ne me devez?
LYSANDER.
Avez-vous pu, Seigneur, me devoir quelque chose?
Qui sert le mieux son roi ne fait que son devoir. 2035
En vous de tout l'État j'ai défendu la cause,
Quand je l'ai fait tomber dessous votre pouvoir.
Le zèle est tout de feu quand ce grand devoir presse;
Et comme à le moins suivre on s'en acquitte mal,
Le mien vous servit moins qu'il ne servit la Grèce,2040
Quand j'en sus ménager les cœurs avec adresse
Pour vous en faire général.
Je vous dois cependant et la vie et ma gloire;
Et lorsqu'un dessein malheureux
Peut me coûter le jour et souiller ma mémoire, 2045
La magnanimité de ce cœur généreux....
AGÉSILAS.
Reprochez-moi plutôt toutes mes injustices,
Que de plus ravaler de si rares services.
Elles ont fait le crime, et j'en tire ce bien,
Que j'ai pu m'acquitter et ne vous dois plus rien.2050
A présent que la gratitude
Ne peut passer pour dette en qui s'est acquitté [73],
Vos services, payés d'un traitement si rude,
Vont recevoir de moi ce qu'ils ont mérité.
S'ils ont su conserver un trône en ma famille,2055
J'y veux par mon hymen faire seoir votre fille:
C'est ainsi qu'avec vous je puis le partager.
LYSANDER.
Seigneur, à ces bontés, que je n'osois attendre,
Que puis-je....
AGÉSILAS.
Jugez-en comme il en faut juger,
Et surtout commencez d'apprendre2060
Que les rois sont jaloux du souverain pouvoir,
Qu'ils aiment qu'on leur doive, et ne peuvent devoir,
Que rien à leurs sujets n'acquiert l'indépendance,
Qu'ils règlent à leur choix l'emploi des plus grands cœurs;
Qu'ils ont pour qui les sert des grâces, des faveurs,
Et qu'on n'a jamais droit sur leur reconnoissance.
Prenons dorénavant, vous et moi, pour objet,
Les devoirs qu'il faudra l'un à l'autre nous rendre:
N'oubliez pas ceux d'un sujet [74],
Et j'aurai soin de ceux d'un gendre. 2070
SCÈNE VIII.
AGÉSILAS, LYSANDER, AGLATIDE conduite
par XÉNOCLÈS.
AGLATIDE.
Sur un ordre, Seigneur, reçu de votre part,
Je viens, étonnée et surprise
De voir que tout d'un coup un roi m'en favorise,
Qui me daignoit à peine honorer d'un regard.
AGÉSILAS.
Sortez d'étonnement. Les temps changent, Madame, 2075
Et l'on n'a pas toujours mêmes yeux ni même âme.
Pourriez-vous de ma main accepter un époux?
AGLATIDE.
Si mon père y consent, mon devoir me l'ordonne;
Ce me sera trop d'heur de le tenir de vous.
Mais avant que savoir quelle en est la personne,2080
Pourrois-je vous parler avec la liberté
Que me souffroit à Sparte un feu trop écouté,
Alors qu'il vous plaisoit, ou m'aimer, ou me dire
Qu'en votre cœur mes yeux s'étoient fait un empire?
Non que j'y pense encor; j'apprends de vous, Seigneur, 2085
Qu'on change avec le temps, d'âme, d'yeux et de cœur.
AGÉSILAS.
Rappelez ces beaux jours pour me parler sans feindre;
Mais si vous le pouvez, Madame, épargnez-moi.
AGLATIDE.
Ce seroit sans raison que j'oserois m'en plaindre:
L'amour doit être libre, et vous êtes mon roi. 2090
Mais puisque jusqu'à vous vous m'avez fait prétendre,
N'obligez point, Seigneur, cet espoir à descendre,
Et ne me faites point de lois
Qui profanent l'honneur de votre premier choix.
J'y trouvois pour moi tant de gloire, 2095
J'en chéris à tel point la flatteuse mémoire,
Que je regarderois comme un indigne époux
Quiconque m'offriroit un moindre rang que vous.
Si cet orgueil a quelque crime,
Il n'en faut accuser que votre trop d'estime:2100
Ce sont des sentiments que je ne puis trahir.
Après cela, parlez; c'est à moi d'obéir.
AGÉSILAS.
SCÈNE IX.
AGÉSILAS, LYSANDER, COTYS, SPITRIDATE,
MANDANE, ELPINICE, AGLATIDE, XÉNOCLÈS.
COTYS.
Seigneur, à vos bontés nous venons consacrer,
Et Mandane et moi, notre vie. 2110
SPITRIDATE.
De pareilles faveurs, Seigneur, nous font rentrer
Pour vous faire voir même envie.
AGÉSILAS.
Je vous ai fait justice à tous,
Et je crois que ce jour vous doit être assez doux,
Qui de tous vos souhaits à votre gré décide;2115
Mais pour le rendre encor plus doux et plus charmant,
Sachez que Sparte voit sa reine en Aglatide,
A qui le ciel en moi rend son premier amant.
AGLATIDE.
C'est me faire, Seigneur, des surprises nouvelles.
AGÉSILAS.
Rendons nos cœurs, Madame, à des flammes si belles; 2120
Et tous ensemble allons préparer ce beau jour
Qui par un triple hymen couronnera l'amour!
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.