Œuvres de P. Corneille, Tome 07
PSYCHÉ.
De vos larmes, Seigneur, la source m'est bien chère;
Mais c'est trop aux bontés que vous avez pour moi
Que de laisser régner les tendresses de père
Jusque dans les yeux d'un grand roi.
Ce qu'on vous voit ici donner à la nature575
Au rang que vous tenez, Seigneur, fait trop d'injure,
Et j'en dois refuser les touchantes faveurs.
Laissez moins sur votre sagesse
Prendre d'empire à vos douleurs,
Et cessez d'honorer mon destin par des pleurs,580
Qui dans le cœur d'un roi montrent de la foiblesse.
LE ROI.
Ah! ma fille, à ces pleurs laisse mes yeux ouverts:
Mon deuil est raisonnable, encor qu'il soit extrême;
Et lorsque pour toujours on perd ce que je perds,
La sagesse, crois-moi, peut pleurer elle-même.585
En vain l'orgueil du diadème
Veut qu'on soit insensible à ces cruels revers;
En vain de la raison les secours sont offerts
Pour vouloir d'un œil sec voir mourir ce qu'on aime:
L'effort en est barbare aux yeux de l'univers;590
Et c'est brutalité plus que vertu suprême.
Je ne veux point, dans cette adversité,
Parer mon cœur d'insensibilité,
Et cacher l'ennui qui me touche:
Je renonce à la vanité595
De cette dureté farouche
Que l'on appelle fermeté;
Et de quelque façon qu'on nomme
Cette vive douleur dont je ressens les coups,
Je veux bien l'étaler, ma fille, aux yeux de tous,600
Et dans le cœur d'un roi montrer le cœur d'un homme.
PSYCHÉ.
Je ne mérite pas cette grande douleur:
Opposez, opposez un peu de résistance
Aux droits qu'elle prend sur un cœur
Dont mille événements ont marqué la puissance.605
Quoi? faut-il que pour moi vous renonciez, Seigneur,
A cette royale constance
Dont vous avez fait voir dans les coups du malheur
Une fameuse expérience?
LE ROI.
La constance est facile en mille occasions.610
Toutes les révolutions
Où nous peut exposer la fortune inhumaine,
La perte des grandeurs, les persécutions,
Le poison de l'envie, et les traits de la haine,
N'ont rien que ne puissent sans peine615
Braver les résolutions
D'une âme où la raison est un peu souveraine.
Mais ce qui porte des rigueurs
A faire succomber les cœurs
Sous le poids des douleurs amères,620
Ce sont, ce sont les rudes traits
De ces fatalités sévères
Qui nous enlèvent pour jamais
Les personnes qui nous sont chères.
La raison contre de tels coups625
N'offre point d'armes secourables:
Et voilà des Dieux en courroux
Les foudres les plus redoutables
Qui se puissent lancer sur nous.
PSYCHÉ.
Seigneur, une douceur ici vous est offerte.630
Votre hymen a reçu plus d'un présent des Dieux;
Et par une faveur ouverte,
Ils ne vous ôtent rien, en m'ôtant à vos yeux,
Dont ils n'aient pris le soin de réparer la perte.
Il vous reste de quoi consoler vos douleurs,635
Et cette loi du ciel, que vous nommez cruelle.
Dans les deux princesses mes sœurs
Laisse à l'amitié paternelle
Où placer toutes ses douceurs.
LE ROI.
Ah! de mes maux soulagement frivole!640
Rien, rien ne s'offre à moi qui de toi me console.
C'est sur mes déplaisirs que j'ai les yeux ouverts,
Et dans un destin si funeste,
Je regarde ce que je perds,
Et ne vois point ce qui me reste.645
PSYCHÉ.
Vous savez mieux que moi qu'aux volontés des Dieux,
Seigneur, il faut régler les nôtres;
Et je ne puis vous dire, en ces tristes adieux,
Que ce que beaucoup mieux vous pouvez dire aux autres.
Ces Dieux sont maîtres souverains650
Des présents qu'ils daignent nous faire;
Ils ne les laissent dans nos mains
Qu'autant de temps qu'il peut leur plaire:
Lorsqu'ils viennent les retirer,
On n'a nul droit de murmurer655
Des grâces que leur main ne veut plus nous étendre.
Seigneur, je suis un don qu'ils ont fait à vos vœux;
Et quand par cet arrêt ils veulent me reprendre,
Ils ne vous ôtent rien que vous ne teniez d'eux,
Et c'est sans murmurer que vous devez me rendre.660
LE ROI.
Ah! cherche un meilleur fondement
Aux consolations que ton cœur me présente;
Et de la fausseté de ce raisonnement
Ne fais point un accablement
A cette douleur si cuisante665
Dont je souffre ici le tourment.
Crois-tu là me donner une raison puissante
Pour ne me plaindre point de cet arrêt des cieux?
Et dans le procédé des Dieux
Dont tu veux que je me contente,670
Une rigueur assassinante
Ne paroît-elle pas aux yeux?
Vois l'état où ces Dieux me forcent à te rendre,
Et l'autre où te reçut mon cœur infortuné:
Tu connoîtras par là qu'ils me viennent reprendre675
Bien plus que ce qu'ils m'ont donné.
Je reçus d'eux en toi, ma fille,
Un présent que mon cœur ne leur demandoit pas;
J'y trouvois alors peu d'appas,
Et leur en vis sans joie accroître ma famille;680
Mais mon cœur, ainsi que mes yeux,
S'est fait de ce présent une douce habitude;
J'ai mis quinze ans de soins, de veilles et d'étude
A me le rendre précieux;
Je l'ai paré de l'aimable richesse685
De mille brillantes vertus;
En lui j'ai renfermé, par des soins assidus,
Tous les plus beaux trésors que fournit la sagesse;
A lui j'ai de mon âme attaché la tendresse;
J'en ai fait de ce cœur le charme et l'allégresse,690
La consolation de mes sens abattus,
Le doux espoir de ma vieillesse.
Ils m'ôtent tout cela, ces Dieux;
Et tu veux que je n'aie aucun sujet de plainte
Sur cet affreux arrêt dont je souffre l'atteinte?695
Ah! leur pouvoir se joue avec trop de rigueur
Des tendresses de notre cœur.
Pour m'ôter leur présent, leur falloit-il attendre
Que j'en eusse fait tout mon bien?
Ou plutôt, s'ils avoient dessein de le reprendre,700
N'eût-il pas été mieux de ne me donner rien?
PSYCHÉ.
Seigneur, redoutez la colère
De ces Dieux contre qui vous osez éclater.
LE ROI.
PSYCHÉ.
Ah! Seigneur, je tremble des crimes
Que je vous fais commettre, et je dois me haïr.
LE ROI.
Ah! qu'ils souffrent du moins mes plaintes légitimes!
Ce m'est assez d'effort que de leur obéir;
Ce doit leur être assez que mon cœur t'abandonne710
Au barbare respect qu'il faut qu'on ait pour eux,
Sans prétendre gêner la douleur que me donne
L'épouvantable arrêt d'un sort si rigoureux.
Mon juste désespoir ne sauroit se contraindre:
Je veux, je veux garder ma douleur à jamais;715
Je veux sentir toujours la perte que je fais;
De la rigueur du ciel je veux toujours me plaindre;
Je veux jusqu'au trépas incessamment pleurer
Ce que tout l'univers ne peut me réparer.
PSYCHÉ.
Ah! de grâce, Seigneur, épargnez ma foiblesse:720
J'ai besoin de constance en l'état où je suis.
Ne fortifiez point l'excès de mes ennuis
Des larmes de votre tendresse.
Seuls ils sont assez forts; et c'est trop pour mon cœur
De mon destin et de votre douleur.725
LE ROI.
Oui, je dois t'épargner mon deuil inconsolable.
Voici l'instant fatal de m'arracher de toi;
Mais comment prononcer ce mot épouvantable?
Il le faut toutefois, le ciel m'en fait la loi:
Une rigueur inévitable730
M'oblige à te laisser en ce funeste lieu.
Adieu: je vais.... Adieu.
SCÈNE II [322].
PSYCHÉ, AGLAURE, CYDIPPE.
PSYCHÉ.
Suivez le Roi, mes sœurs: vous essuierez ses larmes,
Vous adoucirez ses douleurs;
Et vous l'accableriez d'alarmes, 735
Si vous vous exposiez encore à mes malheurs.
Conservez-lui ce qui lui reste.
Le serpent que j'attends peut vous être funeste,
Vous envelopper dans mon sort,
Et me porter en vous une seconde mort. 740
Le ciel m'a seule condamnée
A son haleine empoisonnée:
Rien ne sauroit me secourir;
Et je n'ai pas besoin d'exemple pour mourir.
AGLAURE.
Ne nous enviez pas ce cruel avantage 745
De confondre nos pleurs avec vos déplaisirs,
De mêler nos soupirs à vos derniers soupirs:
D'une tendre amitié souffrez ce dernier gage.
PSYCHÉ.
C'est vous perdre inutilement.
CYDIPPE.
C'est en votre faveur espérer un miracle, 750
Ou vous accompagner jusques au monument.
PSYCHÉ.
AGLAURE.
Un oracle jamais n'est sans obscurité:
On l'entend d'autant moins que mieux on croit l'entendre [324];
Et peut-être, après tout, n'en devez-vous attendre
Que gloire et que félicité.
Laissez-nous voir, ma sœur, par une digne issue
Cette frayeur mortelle heureusement déçue,
Ou mourir du moins avec vous,
Si le ciel à nos vœux ne se montre plus doux. 760
PSYCHÉ.
Ma sœur, écoutez mieux la voix de la nature
Qui vous appelle auprès du Roi.
Vous m'aimez trop; le devoir en murmure,
Vous en savez l'indispensable loi:
Un père vous doit être encor plus cher que moi. 765
Rendez-vous toutes deux l'appui de sa vieillesse;
Vous lui devez chacune [325] un gendre et des neveux.
Mille rois à l'envi vous gardent leur tendresse,
Mille rois à l'envi vous offriront leurs vœux.
L'oracle me veut seule; et seule aussi je veux 770
Mourir, si je puis, sans foiblesse,
Ou ne vous avoir pas pour témoins toutes deux
De ce que, malgré moi, la nature m'en laisse.
AGLAURE.
Partager vos malheurs, c'est vous importuner?
CYDIPPE.
PSYCHÉ.
Non; mais enfin c'est me gêner,
Et peut-être du ciel redoubler la colère.
AGLAURE.
Vous le voulez, et nous partons.
Daigne ce même ciel, plus juste et moins sévère,
Vous envoyer le sort que nous vous souhaitons, 780
Et que notre amitié sincère,
En dépit de l'oracle, et malgré vous, espère!
PSYCHÉ.
Adieu: c'est un espoir, ma sœur, et des souhaits
Qu'aucun des Dieux ne remplira jamais.
SCÈNE III.
PSYCHÉ, seule.
Enfin, seule et toute à moi-même,785
Je puis envisager cet affreux changement
Qui du haut d'une gloire extrême
Me précipite au monument.
Cette gloire étoit sans seconde;
L'éclat s'en répandoit jusqu'aux deux bouts du monde;
Tout ce qu'il a de rois sembloient faits pour m'aimer;
Tous leurs sujets, me prenant pour déesse,
Commençoient à m'accoutumer
Aux encens qu'ils m'offroient sans cesse;
Leurs soupirs me suivoient sans qu'il m'en coûtât rien;
Mon âme restoit libre en captivant tant d'âmes;
Et j'étois, parmi tant de flammes,
Reine de tous les cœurs et maîtresse du mien.
O ciel, m'auriez-vous fait un crime
De cette insensibilité? 800
Déployez-vous sur moi tant de sévérité,
Pour n'avoir à leurs vœux rendu que de l'estime?
Si vous m'imposiez cette loi,
Qu'il fallût faire un choix pour ne pas vous déplaire [326],
Puisque je ne pouvois le faire, 805
Que ne le faisiez-vous pour moi?
Que ne m'inspiriez-vous ce qu'inspire à tant d'autres
Le mérite, l'amour, et.... Mais que vois-je ici?
SCÈNE IV.
CLÉOMÈNE, AGÉNOR, PSYCHÉ.
CLÉOMÈNE.
Deux amis, deux rivaux, dont l'unique souci
Est d'exposer leurs jours pour conserver les vôtres.810
PSYCHÉ.
Puis-je vous écouter, quand j'ai chassé deux sœurs?
Princes, contre le ciel pensez-vous me défendre?
Vous livrer au serpent qu'ici je dois attendre,
Ce n'est qu'un désespoir qui sied mal aux grands cœurs;
Et mourir alors que je meurs, 815
C'est accabler une âme tendre,
Qui n'a que trop de ses douleurs.
AGÉNOR.
Un serpent n'est pas invincible:
Cadmus, qui n'aimoit rien, défit celui de Mars.
Nous aimons, et l'amour sait rendre tout possible 820
Au cœur qui suit ses étendards,
A la main dont lui-même il conduit tous les dards.
PSYCHÉ.
Voulez-vous qu'il vous serve en faveur d'une ingrate
Que tous ses traits n'ont pu toucher;
Qu'il dompte sa vengeance au moment qu'elle éclate,
Et vous aide à m'en arracher?
Quand même vous m'auriez servie,
Quand vous m'auriez rendu la vie.
Quel fruit espérez-vous de qui ne peut aimer?
CLÉOMÈNE.
Ce n'est point par l'espoir d'un si charmant salaire 830
Que nous nous sentons animer:
Nous ne cherchons qu'à satisfaire
Aux devoirs d'un amour qui n'ose présumer
Que jamais, quoi qu'il puisse faire,
Il soit capable de vous plaire, 835
Et digne de vous enflammer.
Vivez, belle princesse, et vivez pour un autre:
Nous le verrons d'un œil jaloux,
Nous en mourrons, mais d'un trépas plus doux
Que s'il nous falloit voir le vôtre; 840
Et si nous ne mourons en vous sauvant le jour,
Quelque amour qu'à nos yeux vous préfériez au nôtre,
Nous voulons bien mourir de douleur et d'amour.
PSYCHÉ.
Vivez, princes, vivez, et de ma destinée
Ne songez plus à rompre ou partager la loi; 845
Je crois vous l'avoir dit, le ciel ne veut que moi,
Le ciel m'a seule condamnée.
Je pense ouïr déjà les mortels sifflements
De son ministre qui s'approche:
Ma frayeur me le peint, me l'offre à tous moments; 850
Et maîtresse qu'elle est de tous mes sentiments,
Elle me le figure au haut de cette roche.
J'en tombe de foiblesse, et mon cœur abattu
Ne soutient plus qu'à peine un reste de vertu.
Adieu, princes: fuyez, qu'il ne vous empoisonne. 855
AGÉNOR.
Rien ne s'offre à nos yeux encor qui les étonne;
Et quand vous vous peignez un si proche trépas,
Si la force vous abandonne,
Nous avons des cœurs et des bras
Que l'espoir n'abandonne pas. 860
Peut-être qu'un rival a dicté cet oracle,
Que l'or a fait parler celui qui l'a rendu:
Ce ne seroit pas un miracle
Que pour un dieu muet un homme eût répondu;
Et dans tous les climats on n'a que trop d'exemples 865
Qu'il est, ainsi qu'ailleurs, des méchants dans les temples.
CLÉOMÈNE.
Laissez-nous opposer au lâche ravisseur
A qui le sacrilége indignement vous livre,
Un amour qu'a le ciel choisi pour défenseur
De la seule beauté pour qui nous voulons vivre. 870
Si nous n'osons prétendre à sa possession,
Du moins en son péril permettez-nous de suivre
L'ardeur et les devoirs de notre passion.
PSYCHÉ.
Portez-les à d'autres moi-mêmes,
Princes, portez-les à mes sœurs, 875
Ces devoirs, ces ardeurs extrêmes,
Dont pour moi sont remplis vos cœurs:
Vivez pour elles quand je meurs.
Plaignez de mon destin les funestes rigueurs,
Sans leur donner en vous de nouvelles matières. 880
Ce sont mes volontés dernières;
Et l'on a reçu de tout temps
Pour souveraines lois les ordres des mourants.
CLÉOMÈNE.
PSYCHÉ.
Encore un coup, princes, vivez pour elles.
Tant que vous m'aimerez, vous devez m'obéir:885
Ne me réduisez pas à vouloir vous haïr,
Et vous regarder en rebelles,
A force de m'être fidèles.
Allez, laissez-moi seule expirer en ce lieu
Où je n'ai plus de voix que pour vous dire adieu.890
Mais je sens qu'on m'enlève, et l'air m'ouvre une route
D'où vous n'entendrez plus cette mourante voix.
Adieu, princes, adieu pour la dernière fois.
Voyez si de mon sort vous pouvez être en doute.
(Elle est enlevée en l'air par deux Zéphirs.)
AGÉNOR.
Nous la perdons de vue. Allons tous deux chercher895
Sur le faîte de ce rocher,
Prince, les moyens de la suivre.
CLÉOMÈNE.
Allons-y chercher ceux de ne lui point survivre.
SCÈNE V.
L'AMOUR, en l'air.
Allez mourir, rivaux d'un dieu jaloux,
Dont vous méritez le courroux 900
Pour avoir eu le cœur sensible aux mêmes charmes.
Et toi, forge, Vulcain, mille brillants attraits
Pour orner un palais
Où l'Amour de Psyché veut essuyer les larmes,
Et lui rendre les armes. 905