Œuvres de P. Corneille, Tome 07
ORODE.
Ne me l'avouez point: en cette conjoncture,
Le soupçon m'est plus doux que la vérité sûre;
L'obscurité m'en plaît, et j'aime à n'écouter
Que ce qui laisse encor liberté d'en douter.
Cependant par mon ordre on a mis garde aux portes,
Et d'un amant suspect dispersé les escortes,
De crainte qu'un aveugle et fol emportement
N'allât, et malgré vous, jusqu'à l'enlèvement.
La vertu la plus haute alors cède à la force;
Et pour deux cœurs unis l'amour a tant d'amorce,1390
Que le plus grand courroux qu'on voie y succéder [483]
N'aspire qu'aux douceurs de se raccommoder.
Il n'est que trop aisé de juger quelle suite
Exigeroit de moi l'éclat de cette fuite;
Et pour n'en pas venir à ces extrémités, 1395
Que vous l'aimiez ou non, j'ai pris mes sûretés.
EURYDICE.
A ces précautions je suis trop redevable;
Une prudence moindre en seroit incapable,
Seigneur; mais dans le doute où votre esprit se plaît,
Si j'ose en ce héros prendre quelque intérêt, 1400
Son sort est plus douteux que votre incertitude,
Et j'ai lieu plus que vous d'être en inquiétude.
Je ne vous réponds point sur cet enlèvement:
Mon devoir, ma fierté, tout en moi le dément.
La plus haute vertu peut céder à la force, 1405
Je le sais: de l'amour je sais quelle est l'amorce;
Mais contre tous les deux l'orgueil peut secourir,
Et rien n'en est à craindre alors qu'on sait mourir.
Je ne serai qu'au prince.
ORODE.
Oui; mais à quand, Madame,
A quand cet heureux jour, que de toute son âme....
EURYDICE.
Il se verroit, Seigneur, dès ce soir mon époux,
S'il n'eût point voulu voir dans mon cœur plus que vous:
Sa curiosité s'est trop embarrassée
D'un point dont il devoit éloigner sa pensée.
Il sait que j'aime ailleurs, et l'a voulu savoir:1415
Pour peine il attendra l'effort de mon devoir.
ORODE.
Les délais les plus longs, Madame, ont quelque terme.
EURYDICE.
Le devoir vient à bout de l'amour le plus ferme:
Les grands cœurs ont vers lui des retours éclatants;
Et quand on veut se vaincre, il y faut peu de temps.
Un jour y peut beaucoup, une heure y peut suffire,
Un de ces bons moments qu'un cœur n'ose en dédire;
S'il ne suit pas toujours nos souhaits et nos soins,
Il arrive souvent quand on l'attend le moins.
Mais je ne promets pas de m'y rendre facile, 1425
Seigneur, tant que j'aurai l'âme si peu tranquille;
Et je ne livrerai mon cœur qu'à mes ennuis,
Tant qu'on me laissera dans l'alarme où je suis.
ORODE.
EURYDICE.
Je vois ce que pour tous ses vertus ont de charme, 1430
Et puis craindre pour lui ce qu'on voit craindre à tous,
Ou d'un maître en colère, ou d'un rival jaloux.
Ce n'est point toutefois l'amour qui m'intéresse,
C'est.... Je crains encor plus que ce mot ne vous blesse,
Et qu'il ne vaille mieux s'en tenir à l'amour,1435
Que d'en mettre, et sitôt, le vrai sujet au jour.
ORODE.
Non, Madame, parlez, montrez toutes vos craintes:
Puis-je sans les connoître en guérir les atteintes,
Et dans l'épaisse nuit où vous vous retranchez,
Choisir le vrai remède aux maux que vous cachez? 1440
EURYDICE.
Mais si je vous disois que j'ai droit d'être en peine
Pour un trône où je dois un jour monter en reine;
Que perdre Suréna, c'est livrer aux Romains
Un sceptre que son bras a remis en vos mains;
Que c'est ressusciter l'orgueil de Mithradate,1445
Exposer avec vous Pacorus et Phradate [484];
Que je crains que sa mort, enlevant votre appui,
Vous renvoie à l'exil où vous seriez sans lui:
Seigneur, ce seroit être un peu trop téméraire.
J'ai dû le dire au prince, et je dois vous le taire;1450
J'en dois craindre un trop long et trop juste courroux;
Et l'amour trouvera plus de grâce chez vous.
ORODE.
Mais, Madame, est-ce à vous d'être si politique?
Qui peut se taire ainsi, voyons comme il s'explique.
Si votre Suréna m'a rendu mes États, 1455
Me les a-t-il rendus pour ne m'obéir pas?
Et trouvez-vous par là sa valeur bien fondée
A ne m'estimer plus son maître qu'en idée,
A vouloir qu'à ses lois j'obéisse à mon tour?
Ce discours iroit loin: revenons à l'amour, 1460
Madame; et s'il est vrai qu'enfin....
EURYDICE.
Laissez-m'en faire,
Seigneur: je me vaincrai, j'y tâche, je l'espère;
J'ose dire encor plus, je m'en fais une loi;
Mais je veux que le temps en dépende de moi.
ORODE.
C'est bien parler en reine, et j'aime assez, Madame,1465
L'impétuosité de cette grandeur d'âme:
Cette noble fierté que rien ne peut dompter
Remplira bien ce trône où vous devez monter.
Donnez-moi donc en reine un ordre que je suive.
Phradate est arrivé, ce soir Mandane arrive; 1470
Ils sauront quels respects a montrés pour sa main
Cet intrépide effroi de l'empire romain.
Mandane en rougira, le voyant auprès d'elle;
Phradate est violent, et prendra sa querelle.
Près d'un esprit si chaud et si fort emporté,1475
Suréna dans ma cour est-il en sûreté?
Puis-je vous en répondre, à moins qu'il se retire?
EURYDICE.
Bannir de votre cour l'honneur de votre empire!
Vous le pouvez, Seigneur, et vous êtes son roi;
Mais je ne puis souffrir qu'il soit banni pour moi.1480
Car enfin les couleurs ne font rien à la chose;
Sous un prétexte faux je n'en suis pas moins cause;
Et qui craint pour Mandane un peu trop de rougeur
Ne craint pour Suréna que le fond de mon cœur.
Qu'il parte, il vous déplaît; faites-vous-en justice;1485
Punissez, exilez: il faut qu'il obéisse.
Pour remplir mes devoirs j'attendrai son retour.
Seigneur; et jusque-là point d'hymen ni d'amour.
ORODE.
Vous pourriez épouser le prince en sa présence?
EURYDICE.
Je ne sais; mais enfin je hais la violence. 1490
ORODE.
Empêchez-la, Madame, en vous donnant à nous;
Ou faites qu'à Mandane il s'offre pour époux.
Cet ordre exécuté, mon âme satisfaite
Pour ce héros si cher ne veut plus de retraite.
Qu'on le fasse venir. Modérez vos hauteurs: 1493
L'orgueil n'est pas toujours la marque des grands cœurs.
Il me faut un hymen: choisissez l'un ou l'autre,
Ou lui dites adieu pour le moins jusqu'au vôtre.
EURYDICE.
Je sais tenir, Seigneur, tout ce que je promets,
Et promettrois en vain de ne ne le voir jamais, 1500
Moi qui sais que bientôt la guerre rallumée
Le rendra pour le moins nécessaire à l'armée.
ORODE.
Nous ferons voir, Madame, en cette extrémité,
Comme il faut obéir à la nécessité.
Je vous laisse avec lui.
SCÈNE II.
EURYDICE, SURÉNA.
EURYDICE.
Seigneur, le Roi condamne 1505
Ma main à Pacorus, ou la vôtre à Mandane;
Le refus n'en sauroit demeurer impuni:
Il lui faut l'une ou l'autre, ou vous êtes banni.
SURÉNA.
Madame, ce refus n'est point vers lui mon crime;
Vous m'aimez: ce n'est point non plus ce qui l'anime.
Mon crime véritable est d'avoir aujourd'hui
Plus de nom que mon roi, plus de vertu que lui;
Et c'est de là que part cette secrète haine
Que le temps ne rendra que plus forte et plus pleine.
Plus on sert des ingrats, plus on s'en fait haïr: 1515
Tout ce qu'on fait pour eux ne fait que nous trahir.
Mon visage l'offense, et ma gloire le blesse.
Jusqu'au fond de mon âme il cherche une bassesse,
Et tâche à s'ériger par l'offre ou par la peur,
De roi que je l'ai fait, en tyran de mon cœur; 1520
Comme si par ses dons il pouvoit me séduire,
Ou qu'il pût m'accabler, et ne se point détruire.
Je lui dois en sujet tout mon sang, tout mon bien;
Mais si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien,
Et n'en reçoit de lois que comme autant d'outrages,1525
Comme autant d'attentats sur de plus doux hommages.
Cependant pour jamais il faut nous séparer,
Madame.
EURYDICE.
Cet exil pourroit toujours durer?
SURÉNA.
En vain pour mes pareils leur vertu sollicite:
Jamais un envieux ne pardonne au mérite.1530
Cet exil toutefois n'est pas un long malheur;
Et je n'irai pas loin sans mourir de douleur.
EURYDICE.
Ah! craignez de m'en voir assez persuadée
Pour mourir avant vous de cette seule idée.
Vivez, si vous m'aimez.
SURÉNA.
Je vivrois pour savoir 1535
Que vous aurez enfin rempli votre devoir,
Que d'un cœur tout à moi, que de votre personne
Pacorus sera maître, ou plutôt sa couronne!
Ce penser m'assassine, et je cours de ce pas
Beaucoup moins à l'exil, Madame, qu'au trépas. 1540
EURYDICE.
Que le ciel n'a-t-il mis en ma main et la vôtre,
Ou de n'être à personne, ou d'être l'un à l'autre!
SURÉNA.
Falloit-il que l'amour vît l'inégalité
Vous abandonner toute aux rigueurs d'un traité!
EURYDICE.
Cette inégalité me souffroit l'espérance. 1545
Votre nom, vos vertus valoient bien ma naissance,
Et Crassus a rendu plus digne encor de moi
Un héros dont le zèle a rétabli son roi.
Dans les maux où j'ai vu l'Arménie exposée,
Mon pays désolé m'a seul tyrannisée. 1550
Esclave de l'État, victime de la paix,
Je m'étois répondu de vaincre mes souhaits,
Sans songer qu'un amour comme le nôtre extrême
S'y rend inexorable aux yeux de ce qu'on aime.
Pour le bonheur public j'ai promis; mais, hélas!1555
Quand j'ai promis, Seigneur, je ne vous voyois pas.
Votre rencontre ici m'ayant fait voir ma faute,
Je diffère à donner le bien que je vous ôte;
Et l'unique bonheur que j'y puis espérer,
C'est de toujours promettre et toujours différer.1560
SURÉNA.
Que je serois heureux! Mais qu'osé-je vous dire?
L'indigne et vain bonheur où mon amour aspire!
Fermez les yeux aux maux où l'on me fait courir:
Songez à vivre heureuse, et me laissez mourir.
Un trône vous attend, le premier de la terre,1565
Un trône où l'on ne craint que l'éclat du tonnerre,
Qui règle le destin du reste des humains,
Et jusque dans leurs murs alarme les Romains.
EURYDICE.
J'envisage ce trône et tous ses avantages,
Et je n'y vois partout, Seigneur, que vos ouvrages;1570
Sa gloire ne me peint que celle de mes fers,
Et dans ce qui m'attend je vois ce que je perds.
Ah! Seigneur.
SURÉNA.
Épargnez la douleur qui me presse;
Ne la ravalez point jusques à la tendresse;
Et laissez-moi partir dans cette fermeté 1575
Qui fait de tels jaloux [485], et qui m'a tant coûté.
EURYDICE.
Partez, puisqu'il le faut, avec ce grand courage
Qui mérita mon cœur et donne tant d'ombrage.
Je suivrai votre exemple, et vous n'aurez point lieu....
Mais j'aperçois Palmis qui vient vous dire adieu,1580
Et je puis, en dépit de tout ce qui me tue,
Quelques moments encor jouir de votre vue.
SCÈNE III.
EURYDICE, SURÉNA, PALMIS.
PALMIS.
On dit qu'on vous exile à moins que d'épouser,
Seigneur, ce que le Roi daigne vous proposer.
SURÉNA.
Non; mais jusqu'à l'hymen que Pacorus souhaite, 1585
Il m'ordonne chez moi quelques jours de retraite.
PALMIS.
SURÉNA.
Je pars.
PALMIS.
Et malgré son courroux,
Vous avez sûreté d'aller jusque chez vous?
Vous êtes à couvert des périls dont menace
Les gens de votre sorte une telle disgrâce,1590
Et s'il faut dire tout, sur de si longs chemins
Il n'est point de poisons, il n'est point d'assassins?
SURÉNA.
Le Roi n'a pas encore oublié mes services,
Pour commencer par moi de telles injustices:
Il est trop généreux pour perdre son appui.1595
PALMIS.
S'il l'est, tous vos jaloux le sont-ils comme lui?
Est-il aucun flatteur, Seigneur, qui lui refuse
De lui prêter un crime et lui faire une excuse?
En est-il que l'espoir d'en faire mieux sa cour
N'expose sans scrupule à ces courroux d'un jour,1600
Ces courroux qu'on affecte alors qu'on désavoue
De lâches coups d'État dont en l'âme on se loue,
Et qu'une absence élude, attendant le moment
Qui laisse évanouir ce faux ressentiment?
SURÉNA.
Ces courroux affectés que l'artifice donne1605
Font souvent trop de bruit pour abuser personne.
Si ma mort plaît au Roi, s'il la veut tôt ou tard,
J'aime mieux qu'elle soit un crime qu'un hasard;
Qu'aucun ne l'attribue à cette loi commune
Qu'impose la nature et règle la fortune; 1610
Que son perfide auteur, bien qu'il cache sa main,
Devienne abominable à tout le genre humain;
Et qu'il en naisse enfin des haines immortelles
Qui de tous ses sujets lui fassent des rebelles.
PALMIS.
Je veux que la vengeance aille à son plus haut point:1615
Les morts les mieux vengés ne ressuscitent point,
Et de tout l'univers la fureur éclatante
En consoleroit mal et la sœur et l'amante.
SURÉNA.
Que faire donc, ma sœur?
PALMIS.
Votre asile est ouvert.
SURÉNA.
Quel asile?
PALMIS.
L'hymen qui vous vient d'être offert. 1620
Vos jours en sûreté dans les bras de Mandane,
Sans plus rien craindre....
SURÉNA.
Et c'est ma sœur qui m'y condamne!
C'est elle qui m'ordonne avec tranquillité
Aux yeux de ma princesse une infidélité!
PALMIS.
Lorsque d'aucun espoir notre ardeur n'est suivie,1625
Doit-on être fidèle aux dépens de sa vie?
Mais vous ne m'aidez point à le persuader,
Vous qui d'un seul regard pourriez tout décider?
Madame, ses périls ont-ils de quoi vous plaire?
EURYDICE.
Je crois faire beaucoup, Madame, de me taire; 1630
Et tandis qu'à mes yeux vous donnez tout mon bien,
C'est tout ce que je puis que de ne dire rien.
Forcez-le, s'il se peut, au nœud que je déteste;
Je vous laisse en parler, dispensez-moi du reste:
Je n'y mets point d'obstacle, et mon esprit confus....
C'est m'expliquer assez: n'exigez rien de plus.
SURÉNA.
Quoi? vous vous figurez que l'heureux nom de gendre,
Si ma perte est jurée, a de quoi m'en défendre,
Quand malgré la nature, en dépit de ses lois,
Le parricide a fait la moitié de nos rois,1640
Qu'un frère pour régner se baigne au sang d'un frère,
Qu'un fils impatient prévient la mort d'un père?
Notre Orode lui-même, où seroit-il sans moi?
Mithradate pour lui montroit-il plus de foi [486]?
Croyez-vous Pacorus bien plus sûr de Phradate?1645
J'en connois mal le cœur, si bientôt il n'éclate,
Et si de ce haut rang, que j'ai vu l'éblouir [487],
Son père et son aîné peuvent longtemps jouir [488].
Je n'aurai plus de bras alors pour leur défense;
Car enfin mes refus ne font pas mon offense;1650
Mon vrai crime est ma gloire, et non pas mon amour:
Je l'ai dit, avec elle il croîtra chaque jour;
Plus je les servirai, plus je serai coupable;
Et s'ils veulent ma mort, elle est inévitable.
Chaque instant que l'hymen pourroit la reculer1655
Ne les attacheroit qu'à mieux dissimuler;
Qu'à rendre, sous l'appas d'une amitié tranquille,
L'attentat plus secret, plus noir et plus facile.
Ainsi dans ce grand nœud chercher ma sûreté,
C'est inutilement faire une lâcheté,1660
Souiller en vain mon nom, et vouloir qu'on m'impute
D'avoir enseveli ma gloire sous ma chute.
Mais, Dieux! se pourroit-il qu'ayant si bien servi,
Par l'ordre de mon roi le jour me fût ravi?
Non, non: c'est d'un bon œil qu'Orode me regarde; 1665
Vous le voyez, ma sœur, je n'ai pas même un garde:
Je suis libre.
PALMIS.
Et j'en crains d'autant plus son courroux:
S'il vous faisoit garder, il répondroit de vous.
Mais pouvez-vous, Seigneur, rejoindre votre suite?
Êtes-vous libre assez pour choisir une fuite?1670
Garde-t-on chaque porte à moins d'un grand dessein?
Pour en rompre l'effet, il ne faut qu'une main.
Par toute l'amitié que le sang doit attendre,
Par tout ce que l'amour a pour vous de plus tendre....
SURÉNA.
La tendresse n'est point de l'amour d'un héros:1675
Il est honteux pour lui d'écouter des sanglots;
Et parmi la douceur des plus illustres flammes,
Un peu de dureté sied bien aux grandes âmes.
PALMIS.
Quoi? vous pourriez....
SURÉNA.
Adieu: le trouble où je vous voi
Me fait vous craindre plus que je ne crains le Roi.1680
SCÈNE IV.
EURYDICE, PALMIS.
PALMIS.
Il court à son trépas, et vous en serez cause,
A moins que votre amour à son départ s'oppose.
J'ai perdu mes soupirs, et j'y perdrois mes pas;
Mais il vous en croira, vous ne les perdrez pas.
Ne lui refusez point un mot qui le retienne,1685
Madame.
EURYDICE.
S'il périt, ma mort suivra la sienne.
PALMIS.
Je puis en dire autant; mais ce n'est pas assez.
Vous avez tant d'amour, Madame, et balancez!
EURYDICE.
Est-ce le mal aimer que de le vouloir suivre?
PALMIS.
C'est un excès d'amour qui ne fait point revivre.1690
De quoi lui servira notre mortel ennui?
De quoi nous servira de mourir après lui?
EURYDICE.
Vous vous alarmez trop: le Roi dans sa colère
Ne parle....
PALMIS.
Vous dit-il tout ce qu'il prétend faire?
D'un trône où ce héros a su le replacer, 1695
S'il en veut à ses jours, l'ose-t-il prononcer?
Le pourroit-il sans honte? et pourrez-vous attendre [489]
A prendre soin de lui qu'il soit trop tard d'en prendre?
N'y perdez aucun temps, partez: que tardez-vous?
Peut-être en ce moment on le perce de coups; 1700
Peut-être....
EURYDICE.
Que d'horreurs vous me jetez dans l'âme!
PALMIS.
Quoi? vous n'y courez pas!
EURYDICE.
Et le puis-je, Madame?
Donner ce qu'on adore à ce qu'on veut haïr,
Quel amour jusque-là put jamais se trahir?
Savez-vous qu'à Mandane envoyer ce que j'aime,1705
C'est de ma propre main m'assassiner moi-même?
PALMIS.
Savez-vous qu'il le faut, ou que vous le perdez?
SCÈNE V.
EURYDICE, PALMIS, ORMÈNE.
EURYDICE.
Je n'y résiste plus, vous me le défendez.
Ormène vient à nous, et lui peut aller dire
Qu'il épouse.... Achevez tandis que je soupire.1710
PALMIS.
Elle vient toute en pleurs [490].
ORMÈNE.
Qu'il vous en va coûter!
Et que pour Suréna....
PALMIS.
L'a-t-on fait arrêter?
ORMÈNE.
A peine du palais il sortoit dans la rue,
Qu'une flèche a parti d'une main inconnue;
Deux autres l'ont suivie; et j'ai vu ce vainqueur,1715
Comme si toutes trois l'avoient atteint au cœur,
Dans un ruisseau de sang tomber mort sur la place [491].
EURYDICE.
ORMÈNE.
Songez à vous, la suite vous menace;
Et je pense avoir même entendu quelque voix
Nous crier qu'on apprît à dédaigner les rois.1720
PALMIS.
Prince ingrat! lâche roi! Que fais-tu du tonnerre,
Ciel, si tu daignes voir ce qu'on fait sur la terre?
Et pour qui gardes-tu tes carreaux embrasés,
Si de pareils tyrans n'en sont point écrasés?
Et vous, Madame, et vous dont l'amour inutile,1725
Dont l'intrépide orgueil paroît encor tranquille,
Vous qui brûlant pour lui, sans vous déterminer,
Ne l'avez tant aimé que pour l'assassiner,
Allez d'un tel amour, allez voir tout l'ouvrage,
En recueillir le fruit, en goûter l'avantage.1730
Quoi? vous causez sa perte, et n'avez point de pleurs!
EURYDICE.
Non, je ne pleure point, Madame, mais je meurs.
Ormène, soutiens-moi.
ORMÈNE.
Que dites-vous, Madame?
EURYDICE.
Généreux Suréna, reçois toute mon âme.
ORMÈNE.
Emportons-la d'ici pour la mieux secourir.1735
PALMIS.
Suspendez ces douleurs [492] qui pressent de mourir,
Grands Dieux! et dans les maux où vous m'avez plongée,
Ne souffrez point ma mort que je ne sois vengée!
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.