Œuvres de P. Corneille, Tome 07
JUSTINE.
Notre illustre princesse est donc impératrice,
Seigneur?
MARTIAN.
A ses vertus on a rendu justice. 370
Léon l'a proposée; et quand je l'ai suivi,
J'en ai vu le sénat au dernier point ravi;
Il a réduit soudain toutes ses voix en une,
Et s'est débarrassé de la foule importune,
Du turbulent espoir de tant de concurrents 375
Que la soif de régner avoit mis sur les rangs.
JUSTINE.
Ainsi voilà Léon assuré de l'empire.
MARTIAN.
Le sénat, je l'avoue, avoit peine à l'élire,
Et contre les grands noms de ses compétiteurs
Sa jeunesse eût trouvé d'assez froids protecteurs: 380
Non qu'il n'ait du mérite, et que son grand courage
Ne se pût tout promettre avec un peu plus d'âge;
On n'a point vu sitôt tant de rares exploits;
Mais et l'expérience, et les premiers emplois,
Le titre éblouissant de général d'armée, 385
Tout ce qui peut enfin grossir la renommée,
Tout cela veut du temps; et l'amour aujourd'hui
Va faire ce qu'un jour son nom feroit pour lui.
JUSTINE.
Hélas! Seigneur.
MARTIAN.
Hélas! ma fille, quel mystère
T'oblige à soupirer de ce que dit un père? 390
JUSTINE.
L'image de l'empire en de si jeunes mains
M'a tiré ce soupir pour l'État, que je plains.
MARTIAN.
Pour l'intérêt public rarement on soupire,
Si quelque ennui secret n'y mêle son martyre:
L'un se cache sous l'autre, et fait un faux éclat; 395
Et jamais, à ton âge, on ne plaignit l'État.
JUSTINE.
A mon âge, un soupir semble dire qu'on aime:
Cependant vous avez soupiré tout de même,
Seigneur; et si j'osois vous le dire à mon tour....
MARTIAN.
Ce n'est point à mon âge à soupirer d'amour,400
Je le sais; mais enfin chacun a sa foiblesse.
Aimerois-tu Léon?
JUSTINE.
Aimez-vous la princesse?
MARTIAN.
Oublie en ma faveur que tu l'as deviné,
Et démens un soupçon qu'un soupir t'a donné.
L'amour en mes pareils n'est jamais excusable: 405
Pour peu qu'on s'examine, on s'en tient méprisable,
On s'en hait; et ce mal, qu'on n'ose découvrir,
Fait encor plus de peine à cacher qu'à souffrir;
Mais t'en faire l'aveu, c'est n'en faire à personne;
La part que le respect, que l'amitié t'y donne,410
Et tout ce que le sang en attire sur toi,
T'imposent de le taire une éternelle loi.
J'aime, et depuis dix ans ma flamme et mon silence
Font à mon triste cœur égale violence:
J'écoute la raison, j'en goûte les avis,415
Et les mieux écoutés sont le plus mal suivis [387].
Cent fois en moins d'un jour je guéris et retombe;
Cent fois je me révolte, et cent fois je succombe:
Tant ce calme forcé, que j'étudie en vain,
Près d'un si rare objet s'évanouit soudain!420
JUSTINE.
Mais pourquoi lui donner vous-même la couronne,
Quand à son cher Léon c'est donner sa personne?
MARTIAN.
Apprends que dans un âge usé comme le mien,
Qui n'ose souhaiter ni même accepter rien,
L'amour hors d'intérêt s'attache à ce qu'il aime, 425
Et n'osant rien pour soi, le sert contre soi-même.
JUSTINE.
N'ayant rien prétendu, de quoi soupirez-vous?
MARTIAN.
Pour ne prétendre rien, on n'est pas moins jaloux;
Et ces desirs, qu'éteint le déclin de la vie,
N'empêchent pas de voir avec un œil d'envie, 430
Quand on est d'un mérite à pouvoir faire honneur,
Et qu'il faut qu'un autre âge emporte le bonheur.
Que le moindre retour vers nos belles années
Jette alors d'amertume en nos âmes gênées!
«Que n'ai-je vu le jour quelques lustres plus tard! 435
Disois-je; en ses bontés peut-être aurois-je part,
Si le ciel n'opposoit auprès de la princesse
A l'excès de l'amour le manque de jeunesse;
De tant et tant de cœurs qu'il force à l'adorer,
Devois-je être le seul qui ne pût espérer?» 440
J'aimois quand j'étois jeune, et ne déplaisois guère [388]:
Quelquefois de soi-même on cherchoit à me plaire;
Je pouvois aspirer au cœur le mieux placé;
Mais, hélas! j'étois jeune, et ce temps est passé;
Le souvenir en tue, et l'on ne l'envisage 445
Qu'avec, s'il le faut dire, une espèce de rage;
On le repousse, on fait cent projets superflus:
Le trait qu'on porte au cœur s'enfonce d'autant plus;
Et ce feu, que de honte on s'obstine à contraindre,
Redouble par l'effort qu'on se fait pour l'éteindre. 450
JUSTINE.
Instruit que vous étiez des maux que fait l'amour,
Vous en pouviez, Seigneur, empêcher le retour,
Contre toute sa ruse être mieux sur vos gardes.
MARTIAN.
Et l'ai-je regardé comme tu le regardes,
Moi qui me figurois que ma caducité 455
Près de la beauté même étoit en sûreté?
Je m'attachois sans crainte à servir la princesse,
Fier de mes cheveux blancs, et fort de ma foiblesse;
Et quand je ne pensois qu'à remplir mon devoir,
Je devenois amant sans m'en apercevoir. 460
Mon âme, de ce feu nonchalamment saisie,
Ne l'a point reconnu que par ma jalousie:
Tout ce qui l'approchoit vouloit me l'enlever,
Tout ce qui lui parloit cherchoit à m'en priver;
Je tremblois qu'à leurs yeux elle ne fût trop belle;465
Je les haïssois tous, comme plus dignes [389] d'elle,
Et ne pouvois souffrir qu'on s'enrichît d'un bien
Que j'enviois à tous sans y prétendre rien.
Quel supplice d'aimer un objet adorable,
Et de tant de rivaux se voir le moins aimable! 470
D'aimer plus qu'eux ensemble, et n'oser de ses feux,
Quelques [390] ardents qu'ils soient, se promettre autant qu'eux!
On auroit deviné mon amour par ma peine,
Si la peur que j'en eus n'avoit fui tant de gêne.
L'auguste Pulchérie avoit beau me ravir, 475
J'attendois à la voir qu'il la fallût servir:
Je fis plus, de Léon j'appuyai l'espérance;
La princesse l'aima, j'en eus la confiance,
Et la dissuadai de se donner à lui
Qu'il ne fût de l'empire ou le maître ou l'appui.480
Ainsi, pour éviter un hymen si funeste,
Sans rendre heureux Léon, je détruisois le reste;
Et mettant un long terme au succès de l'amour,
J'espérois de mourir avant ce triste jour.
Nous y voilà, ma fille, et du moins j'ai la joie 485
D'avoir à son triomphe ouvert l'unique voie.
J'en mourrai du moment qu'il recevra sa foi,
Mais dans cette douceur qu'ils tiendront tout de moi.
J'ai caché si longtemps l'ennui qui me dévore,
Qu'en dépit que j'en aye, enfin il s'évapore: 490
L'aigreur en diminue à te le raconter.
Fais-en autant du tien; c'est mon tour d'écouter.
JUSTINE.
Seigneur, un mot suffit pour ne vous en rien taire:
Le même astre a vu naître et la fille et le père;
Ce mot dit tout. Souffrez qu'une imprudente ardeur,495
Prête à s'évaporer, respecte ma pudeur.
Je suis jeune, et l'amour trouvoit une âme tendre
Qui n'avoit ni le soin ni l'art de se défendre:
La princesse, qui m'aime et m'ouvroit ses secrets,
Lui prêtoit contre moi d'inévitables traits, 500
Et toutes les raisons dont s'appuyoit sa flamme
Étoient autant de dards qui me traversoient l'âme.
Je pris, sans y penser, son exemple pour loi:
«Un amant digne d'elle est trop digne de moi,
Disois-je; et s'il brûloit pour moi comme pour elle, 505
Avec plus de bonté je recevrois son zèle.»
Plus elle m'en peignoit les rares qualités,
Plus d'une douce erreur mes sens étoient flattés.
D'un illustre avenir l'infaillible présage,
Qu'on voit si hautement écrit sur son visage,510
Son nom que je voyois croître de jour en jour,
Pour moi, comme pour elle, étoient dignes d'amour:
Je les voyois d'accord d'un heureux hyménée;
Mais nous n'en étions pas encore à la journée:
«Quelque obstacle imprévu rompra de si doux nœuds,
Ajoutois-je; et le temps éteint les plus beaux feux.»
C'est ce que m'inspiroit l'aimable rêverie
Dont jusqu'à ce grand jour ma flamme s'est nourrie;
Mon cœur, qui ne vouloit désespérer de rien,
S'en faisoit à toute heure un charmant entretien.520
Qu'on rêve avec plaisir, quand notre âme blessée
Autour de ce qu'elle aime est toute ramassée!
Vous le savez, Seigneur, et comme à tous propos
Un doux je ne sais quoi trouble notre repos:
Un sommeil inquiet sur de confus nuages 525
Élève incessamment de flatteuses images,
Et sur leur vain rapport fait naître des souhaits
Que le réveil admire et ne dédit jamais.
Ainsi, près de tomber dans un malheur extrême,
J'en écartois l'idée en m'abusant moi-même; 530
Mais il faut renoncer à des abus si doux;
Et je me vois, Seigneur, au même état que vous.
MARTIAN.
Tu peux aimer ailleurs, et c'est un avantage
Que n'ose se permettre [391] un amant de mon âge.Choisis qui tu voudras, je saurai l'obtenir.535
Mais écoutons Aspar, que j'aperçois venir.
SCÈNE II.
MARTIAN, ASPAR, JUSTINE.
ASPAR.
Seigneur, votre suffrage a réuni les nôtres:
Votre voix a plus fait que n'auroient fait cent autres;
Mais j'apprends qu'on murmure, et doute si le choix
Que fera la princesse aura toutes les voix. 540
MARTIAN.
Et qui fait présumer de son incertitude
Qu'il aura quelque chose ou d'amer ou de rude?
ASPAR.
Son amour pour Léon: elle en fait son époux,
Aucun n'en veut douter.
MARTIAN.
Je le crois comme eux tous.
Qu'y trouve-t-on à dire, et quelle défiance...?545ASPAR.
Il est jeune, et l'on craint son peu d'expérience.
Considérez, Seigneur, combien c'est hasarder:
Qui n'a fait qu'obéir saura mal commander;
On n'a point vu sous lui d'armée ou de province.
MARTIAN.
Jamais un bon sujet ne devint mauvais prince; 550
Et si le ciel en lui répond mal à nos vœux,
L'auguste Pulchérie en sait assez pour deux.
Rien ne nous surprendra de voir la même chose
Où nos yeux se sont faits quinze ans [392] sous Théodose:
C'étoit un prince foible, un esprit mal tourné; 555
Cependant avec elle il a bien gouverné.
ASPAR.
Cependant nous voyons six généraux d'armée
Dont au commandement l'âme est accoutumée:
Voudront-ils recevoir un ordre souverain
De qui l'a jusqu'ici toujours pris de leur main? 560
Seigneur, il est bien dur de se voir sous un maître
Dont on le fut toujours, et dont on devroit l'être.
MARTIAN.
Et qui m'assurera que ces six généraux
Se réuniront mieux sous un de leurs égaux?
Plus un pareil mérite aux grandeurs nous appelle,565
Et plus la jalousie aux grands est naturelle.
ASPAR.
Je les tiens réunis, Seigneur, si vous voulez.
Il est, il est encor des noms plus signalés:
J'en sais qui leur plairoient; et s'il vous faut plus dire,
Avouez-en mon zèle, et je vous fais élire. 570
MARTIAN.
Moi, Seigneur, dans un âge où la tombe m'attend!
Un maître pour deux jours n'est pas ce qu'on prétend.
Je sais le poids d'un sceptre, et connois trop mes forces
Pour être encor sensible à ces vaines amorces.
Les ans, qui m'ont usé l'esprit comme le corps,575
Abattroient tous les deux sous les moindres efforts;
Et ma mort, que par là vous verriez avancée,
Rendroit à tant d'égaux leur première pensée,
Et feroit une triste et prompte occasion
De rejeter l'État dans la division. 580
ASPAR.
Pour éviter les maux qu'on en pourroit attendre,
Vous pourriez partager vos soins avec un gendre,
L'installer dans le trône, et le nommer César.
MARTIAN.
Il faudroit que ce gendre eût les vertus d'Aspar;
Mais vous aimez ailleurs, et ce seroit un crime 585
Que de rendre infidèle un cœur si magnanime.
ASPAR.
J'aime, et ne me sens pas capable de changer;
Mais d'autres vous diroient que pour vous soulager,
Quand leur amour iroit jusqu'à l'idolâtrie,
Ils le sacrifieroient au bien de la patrie. 590
JUSTINE.
Certes, qui m'aimeroit pour le bien de l'État
Ne me trouveroit pas, Seigneur, un cœur ingrat,
Et je lui rendrois grâce au nom de tout l'empire;
Mais vous êtes constant; et s'il vous faut plus dire,
Quoi que le bien public jamais puisse exiger,595
Ce ne sera pas moi qui vous ferai changer.
MARTIAN.
Revenons à Léon. J'ai peine à bien comprendre
Quels malheurs d'un tel choix nous aurions lieu d'attendre.
Quiconque vous verra le mari de sa sœur,
S'il ne le craint assez, craindra son défenseur;600
Et si vous me comptez encor pour quelque chose,
Mes conseils agiront comme sous Théodose.
ASPAR.
Nous en pourrons tous deux avoir le démenti.
MARTIAN.
C'est à faire à périr pour le meilleur parti:
Il ne m'en peut coûter qu'une mourante vie, 605
Que l'âge et ses chagrins m'auront bientôt ravie.
Pour vous, qui d'un autre œil regardez ce danger,
Vous avez plus à vivre et plus à ménager;
Et je n'empêche pas qu'auprès de la princesse
Votre zèle n'éclate autant qu'il s'intéresse. 610
Vous pouvez l'avertir de ce que vous croyez,
Lui dire de ce choix ce que vous prévoyez,
Lui proposer sans fard celui qu'elle doit faire.
La vérité lui plaît, et vous pourrez lui plaire.
Je changerai comme elle alors de sentiments,615
Et tiens mon âme prête à ses commandements.
ASPAR.
Parmi les vérités il en est de certaines
Qu'on ne dit point en face aux têtes souveraines,
Et qui veulent de nous un tour, un ascendant
Qu'aucun ne peut trouver qu'un ministre prudent:620
Vous ferez mieux valoir ces marques d'un vrai zèle.
M'en ouvrant avec vous, je m'acquitte envers elle;
Et n'ayant rien de plus qui m'amène en ce lieu,
Je vous en laisse maître, et me retire. Adieu.
SCÈNE III.
MARTIAN, JUSTINE.
MARTIAN.
Le dangereux esprit! et qu'avec peu de peine625
Il manqueroit d'amour et de foi pour Irène!
Des rivaux de Léon il est le plus jaloux,
Et roule des projets qu'il ne dit pas à tous.
JUSTINE.
Il n'a pour but, Seigneur, que le bien de l'empire.
Détrônez la princesse, et faites-vous élire:630
C'est un amant pour moi que je n'attendois pas,
Qui vous soulagera du poids de tant d'États.
MARTIAN.
C'est un homme, et je veux qu'un jour il t'en souvienne,
C'est un homme à tout perdre, à moins qu'on le prévienne.
Mais Léon vient déjà nous vanter son bonheur:635
Arme-toi de constance, et prépare un grand cœur;
Et quelque émotion qui trouble ton courage,
Contre tout son désordre affermis ton visage.
SCÈNE IV.
LÉON, MARTIAN, JUSTINE.
LÉON.
L'auriez-vous cru jamais, Seigneur? je suis perdu.
MARTIAN.
Seigneur, que dites-vous? ai-je bien entendu?640
LÉON.
Je le suis sans ressource, et rien plus ne me flatte.
J'ai revu Pulchérie, et n'ai vu qu'une ingrate:
Quand je crois l'acquérir, c'est lors que je la perds;
Et me détruis moi-même alors que je la sers.
MARTIAN.
Expliquez-vous, Seigneur, parlez en confiance; 645
Fait-elle un autre choix?
LÉON.
Non, mais elle balance:
Elle ne me veut pas encor désespérer,
Mais elle prend du temps pour en délibérer.
Son choix n'est plus pour moi, puisqu'elle le diffère:
L'amour n'est point le maître alors qu'on délibère; 650
Et je ne saurois plus me promettre sa foi,
Moi qui n'ai que l'amour qui lui parle pour moi.
Ah! Madame....
JUSTINE.
Seigneur....
LÉON.
Auriez-vous pu le croire?
JUSTINE.
L'amour qui délibère est sûr de sa victoire,
Et quand d'un vrai mérite il s'est fait un appui, 655
Il n'est point de raisons qui ne parlent pour lui.
Souvent il aime à voir un peu d'impatience,
Et feint de reculer, lorsque plus il avance:
Ce moment d'amertume en rend les fruits plus doux.
Aimez, et laissez faire une âme toute à vous. 660
LÉON.
Toute à moi! mon malheur n'est que trop véritable;
J'en ai prévu le coup, je le sens qui m'accable.
Plus elle m'assuroit de son affection,
Plus je me faisois peur de son ambition:
Je ne savois des deux quelle étoit la plus forte; 665
Mais il n'est que trop vrai, l'ambition l'emporte;
Et si son cœur encor lui parle en ma faveur,
Son trône me dédaigne en dépit de son cœur.
Seigneur, parlez pour moi; parlez pour moi, Madame:
Vous pouvez tout sur elle, et lisez dans son âme. 670
Peignez-lui bien mes feux, retracez-lui les siens;
Rappelez dans son cœur leurs plus doux entretiens;
Et si vous concevez de quelle ardeur je l'aime,
Faites-lui souvenir qu'elle m'aimoit de même.
Elle-même a brigué pour me voir souverain: 675
J'étois, sans ce grand titre, indigne de sa main;
Mais si je ne l'ai pas, ce titre qui l'enchante,
Seigneur, à qui tient-il qu'à son humeur changeante?
Son orgueil contre moi doit-il s'en prévaloir,
Quand pour me voir au trône elle n'a qu'à vouloir? 680
Le sénat n'a pour elle appuyé mon suffrage
Qu'afin que d'un beau feu ma grandeur fût l'ouvrage:
Il sait depuis quel temps il lui plaît de m'aimer;
Et quand il l'a nommée, il a cru me nommer.
Allez, Seigneur, allez empêcher son parjure;685
Faites qu'un empereur soit votre créature.
Que je vous céderois ce grand titre aisément,
Si vous pouviez sans lui me rendre heureux amant!
Car enfin mon amour n'en veut qu'à sa personne,
Et n'a d'ambition que ce qu'on m'en ordonne.690
MARTIAN.
Nous allons, et tous deux, Seigneur, lui faire voir
Qu'elle doit mieux user de l'absolu pouvoir.
Modérez cependant l'excès de votre peine;
Remettez vos esprits dans l'entretien d'Irène.
LÉON.
D'Irène? et ses conseils m'ont trahi, m'ont perdu.695
MARTIAN.
Son zèle pour un frère a fait ce qu'il a dû.
Pouvoit-elle prévoir cette supercherie
Qu'a faite [393] à votre amour l'orgueil de Pulchérie?
J'ose en parler ainsi, mais ce n'est qu'entre nous.
Nous lui rendrons l'esprit plus traitable et plus doux,
Et vous rapporterons son cœur et ce grand titre.
Allez.
LÉON.
Entre elle et moi que n'êtes-vous l'arbitre!
Adieu: c'est de vous seuls que je puis recevoir
De quoi garder encor quelque reste d'espoir.
SCÈNE V.
MARTIAN, JUSTINE.
MARTIAN.
Justine, tu le vois, ce bienheureux obstacle705
Dont ton amour sembloit pressentir le miracle.
Je ne te défends point, en cette occasion,
De prendre un peu d'espoir sur leur division;
Mais garde-toi d'avoir une âme assez hardie
Pour faire à leur amour la moindre perfidie:710
Le mien de ce revers s'applique tant de part,
Que j'espère en mourir quelques moments plus tard.
Mais de quel front enfin leur donner à connoître
Les périls d'un amour que nous avons vu naître,
Dont nous avons tous deux été les confidents, 715
Et peut-être formé les traits les plus ardents?
De tous leurs déplaisirs c'est nous rendre coupables:
Servons-les en amis, en amants véritables;
Le véritable amour n'est point intéressé.
Allons, j'achèverai comme j'ai commencé: 720
Suis l'exemple, et fais voir qu'une âme généreuse
Trouve dans sa vertu de quoi se rendre heureuse,
D'un sincère devoir fait son unique bien,
Et jamais ne s'expose à se reprocher rien.
FIN DU SECOND ACTE.