Œuvres de P. Corneille, Tome 07
SCÈNE PREMIÈRE.
SPITRIDATE, ELPINICE.
SPITRIDATE.
Agésilas me mande; il est temps d'éclater.
Que me permettez-vous, Madame, de lui dire?
M'en désavouerez-vous si j'ose me vanter
Que c'est pour vous que je soupire, 1290
Que je crois mes soupirs assez bien écoutés
Pour vous fermer le cœur et l'oreille à tous autres,
Et que dans vos regards je vois quelques bontés
Qui semblent m'assurer des vôtres?
ELPINICE.
Que serviroit, Seigneur, de vous y hasarder? 1295
Suis-je moins que ma sœur fille de Lysander?
Et la raison d'État qui rompt votre hyménée
Regarde-t-elle plus la jeune que l'aînée?
S'il n'eût point à Cotys refusé votre sœur,
J'eusse osé présumer qu'il eût aimé la mienne; 1300
Et m'aurois dit moi-même, avec quelque douceur:
«Il se l'est réservée, et veut bien qu'on m'obtienne.»
Mais il aime Mandane; et ce prince, jaloux
De ce que peut ici le grand nom de mon père,
N'a pour lui qu'une haine obstinée et sévère 1305
Qui ne lui peut souffrir de gendres tels que vous.
SPITRIDATE.
Qui me répond de son suffrage:
Ses desirs prendront loi de mes propres desirs;
Et son feu pour les satisfaire 1310
N'a pas moins besoin de me plaire,
Que j'en ai de lui voir approuver mes soupirs.
Madame, on est bien fort quand on parle soi-même,
Et qu'on peut dire au souverain:
«J'aime et je suis aimé, vous aimez comme j'aime;1315
Achevez mon bonheur, j'ai le vôtre en ma main.»
ELPINICE.
Vous ne songez qu'à vous, et dans votre âme éprise
Vos vœux se tiennent sûrs d'un prompt et plein effet.
Mais que fera Cotys, à qui je suis promise?
Me rendra-t-il ma foi s'il n'est point satisfait? 1320
SPITRIDATE.
La perte de ma sœur lui servira de guide
A tourner ses desirs du côté d'Aglatide.
D'ailleurs que pourra-t-il, si contre Agésilas
Ce grand homme ni moi nous ne le servons pas?
ELPINICE.
Il a parole de mon père 1325
Que vous n'obtiendrez rien à moins qu'il soit content;
Et mon père n'est pas un esprit inconstant
Qui donne une parole incertaine et légère.
Je vous le dis encor, Seigneur, pensez-y bien:
Cotys aura Mandane, ou vous n'obtiendrez rien.1330
SPITRIDATE.
Dites, dites un mot, et ma flamme enhardie....
ELPINICE.
Que voulez-vous que je vous die?
Je suis sujette et fille, et j'ai promis ma foi;
Je dépends d'un amant, et d'un père, et d'un roi.
SPITRIDATE.
N'importe, ce grand mot produiroit des miracles.1335
Un amant avoué renverse tous obstacles:
Tout lui devient possible, il fléchit les parents,
Triomphe des rivaux, et brave les tyrans.
Dites donc, m'aimez-vous?ELPINICE.
Que ma sœur est heureuse.
SPITRIDATE.
Quand mon amour pour vous la laisse sans amant,1340
Son destin est-il si charmant
Que vous en soyez envieuse?
ELPINICE.
Elle est indifférente, et ne s'attache à rien.
SPITRIDATE.
Et vous?
ELPINICE.
Que n'ai-je un cœur qui soit comme le sien!
SPITRIDATE.
Le vôtre est-il moins insensible? 1345
ELPINICE.
S'il ne tenoit qu'à lui que tout vous fût possible,
Le devoir et l'amour....
SPITRIDATE.
Ah! Madame, achevez:
Le devoir et l'amour, que vous feroient-ils faire?
ELPINICE.
Voyez le Roi, voyez Cotys, voyez mon père:
Fléchissez, triomphez, bravez, 1350
Seigneur, mais laissez-moi me taire.
SPITRIDATE [56].
ELPINICE.
Hélas! il est si bien de leur intelligence,
Qu'il vous dit plus que je ne veux.1355
J'en dois rougir. Adieu: voyez avec Madame
Le moyen le plus propre à servir votre flamme.
Des trois dont je dépens elle peut tout sur deux:
L'un hautement l'adore, et l'autre au fond de l'âme;
Et son destin lui-même, ainsi que notre sort,1360
Dépend de les mettre d'accord.