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Œuvres de P. Corneille, Tome 07

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ACTE III.


SCÈNE PREMIÈRE.

PULCHÉRIE, MARTIAN, JUSTINE.

PULCHÉRIE.

Je vous ai dit mon ordre: allez, Seigneur, de grâce,725

Sauver [394] mon triste cœur du coup qui le menace;

Mettez tout le sénat dans ce cher intérêt.

MARTIAN.

Madame, il sait assez combien Léon vous plaît,

Et le nomme assez haut alors qu'il vous défère

Un choix que votre amour vous a déjà fait faire. 730

PULCHÉRIE.

Que ne m'en fait-il donc une obligeante loi?

Ce n'est pas le choisir que s'en remettre à moi;

C'est attendre l'issue à couvert de l'orage:

Si l'on m'en applaudit, ce sera son ouvrage;

Et si j'en suis blâmée, il n'y veut point de part. 735

En doute du succès, il en fuit le hasard;

Et lorsque je l'en veux garant vers tout le monde,

Il veut qu'à l'univers moi seule j'en réponde.

Ainsi m'abandonnant au choix de mes souhaits,

S'il est des mécontents, moi seule je les fais; 740

Et je devrai moi seule apaiser le murmure

De ceux à qui ce choix semblera faire injure,

Prévenir leur révolte, et calmer les mutins

Qui porteront envie à nos heureux destins.

MARTIAN.

Aspar vous aura vue, et cette âme chagrine.... 745

PULCHÉRIE.

Il m'a vue, et j'ai vu quel chagrin le domine;

Mais il n'a pas laissé de me faire juger

Du choix que fait mon cœur quel sera le danger.

Il part de bons avis quelquefois de la haine;

On peut tirer du fruit de tout ce qui fait peine; 750

Et des plus grands desseins qui veut venir à bout

Prête l'oreille à tous, et fait profit de tout.

MARTIAN.

Mais vous avez promis, et la foi qui vous lie....

PULCHÉRIE.

Je suis impératrice, et j'étois Pulchérie.

De ce trône, ennemi de mes plus doux souhaits,755

Je regarde l'amour comme un de mes sujets:

Je veux que le respect qu'il doit à ma couronne

Repousse l'attentat qu'il fait sur ma personne;

Je veux qu'il m'obéisse, au lieu de me trahir;

Je veux qu'il donne à tous l'exemple d'obéir; 760

Et jalouse déjà de mon pouvoir suprême,

Pour l'affermir sur tous, je le prends sur moi-même.

MARTIAN.

Ainsi donc ce Léon qui vous étoit si cher....

PULCHÉRIE.

Je l'aime d'autant plus qu'il m'en faut détacher.

MARTIAN.

Seroit-il à vos yeux moins digne de l'empire765

Qu'alors que vous pressiez le sénat de l'élire?

PULCHÉRIE.

Il falloit qu'on le vît des yeux dont je le voi,

Que de tout son mérite on convînt avec moi,

Et que par une estime éclatante et publique

On mît l'amour d'accord avec la politique.770

J'aurois déjà rempli l'espoir d'un si beau feu,

Si le choix du sénat m'en eût donné l'aveu:

J'aurois pris le parti dont il me faut défendre;

Et si jusqu'à Léon je n'ose plus descendre,

Il m'étoit glorieux, le voyant souverain,775

De remonter au trône en lui donnant la main.

MARTIAN.

Votre cœur tiendra bon pour lui contre tous autres.

PULCHÉRIE.

S'il a ces sentiments, ce ne sont pas les vôtres:

Non, Seigneur, c'est Léon, c'est son juste courroux,

Ce sont ses déplaisirs qui s'expliquent par vous: 780

Vous prêtez votre bouche, et n'êtes pas capable

De donner à ma gloire un conseil qui l'accable.

MARTIAN.

Mais ses rivaux ont-ils plus de mérite?

PULCHÉRIE.

Non;

Mais ils ont plus d'emploi, plus de rang, plus de nom;

Et si de ce grand choix ma flamme est la maîtresse, 785

Je commence à régner par un trait de foiblesse.

MARTIAN.

Et tenez-vous fort sûr qu'une légèreté

Donnera plus d'éclat à votre dignité?

Pardonnez-moi ce mot, s'il a trop de franchise,

Le peuple aura peut-être une âme moins soumise: 790

Il aime à censurer ceux qui lui font la loi,

Et vous reprochera jusqu'au manque de foi.

PULCHÉRIE.

Je vous ai déjà dit ce qui m'en justifie:

Je suis impératrice, et j'étois Pulchérie.

J'ose vous dire plus: Léon a des jaloux,795

Qui n'en font pas, Seigneur, même estime que nous.

Pour surprenant que soit l'essai de son courage,

Les vertus d'empereur ne sont point de son âge:

Il est jeune, et chez eux c'est un si grand défaut,

Que ce mot prononcé détruit tout ce qu'il vaut.800

Si donc j'en fais le choix, je paroîtrai le faire

Pour régner sous son nom ainsi que sous mon frère.

Vous-même, qu'ils ont vu sous lui dans un emploi

Où vos conseils régnoient autant et plus que moi,

Ne donnerez-vous point quelque lieu de vous dire 805

Que vous n'aurez voulu qu'un fantôme à l'empire,

Et que dans un tel choix vous vous serez flatté

De garder en vos mains toute l'autorité?

MARTIAN.

Ce n'est pas mon dessein, Madame, et s'il faut dire

Sur le choix de Léon ce que le ciel m'inspire, 810

Dès cet heureux moment qu'il sera votre époux,

J'abandonne Byzance et prends congé de vous,

Pour aller, dans le calme et dans la solitude,

De la mort qui m'attend faire l'heureuse étude.

Voilà comme j'aspire à gouverner l'État. 815

Vous m'avez commandé d'assembler le sénat;

J'y vais, Madame.

PULCHÉRIE.

Quoi? Martian m'abandonne,

Quand il faut sur ma tête affermir la couronne!

Lui, de qui le grand cœur, la prudence, la foi....

MARTIAN.

Tout le prix que j'en veux, c'est de mourir à moi. 820

SCÈNE II.

PULCHÉRIE, JUSTINE.

PULCHÉRIE.

Que me dit-il, Justine, et de quelle retraite

Ose-t-il menacer l'hymen qu'il me souhaite?

De Léon près de moi ne se fait-il l'appui

Que pour mieux dédaigner de me servir sous lui?

Le hait-il? le craint-il? et par quelle autre cause.... 825

JUSTINE.

Qui que vous épousiez, il voudra même chose.

PULCHÉRIE.

S'il étoit dans un âge à prétendre ma foi,

Comme il seroit de tous le plus digne de moi,

Ce qu'il donne à penser auroit quelque apparence;

Mais les ans l'ont dû mettre en entière assurance.830

JUSTINE.

Que savons-nous, Madame? est-il dessous les cieux

Un cœur impénétrable au pouvoir de vos yeux?

Ce qu'ils ont d'habitude à faire des conquêtes

Trouve à prendre vos fers les âmes toujours prêtes.

L'âge n'en met aucune à couvert de leurs traits: 835

Non que sur Martian j'en sache les effets;

Il m'a dit comme à vous que ce grand hyménée

L'envoira [395] loin d'ici finir sa destinée;

Et si j'ose former quelque soupçon confus,

Je parle en général, et ne sais rien de plus. 840

Mais pour votre Léon, êtes-vous résolue

A le perdre aujourd'hui de puissance absolue?

Car ne l'épouser pas, c'est le perdre en effet.

PULCHÉRIE.

Pour te montrer la gêne où son nom seul me met,

Soutire que je t'explique en faveur de sa flamme845

La tendresse du cœur après la grandeur d'âme.

Léon seul est ma joie, il est mon seul desir;

Je n'en puis choisir d'autre, et n'ose le choisir:

Depuis trois ans unie à cette chère idée,

J'en ai l'âme à toute heure, en tous lieux, obsédée; 850

Rien n'en détachera mon cœur que le trépas,

Encore après ma mort n'en répondrois-je pas;

Et si dans le tombeau le ciel permet qu'on aime,

Dans le fond du tombeau je l'aimerai de même.

Trône qui m'éblouis, titres qui me flattez, 855

Pourrez-vous me valoir ce que vous me coûtez?

Et de tout votre orgueil la pompe la plus haute

A-t-elle un bien égal à celui qu'elle m'ôte?

JUSTINE.

Et vous pouvez penser à prendre un autre époux?

PULCHÉRIE.

Ce n'est pas, tu le sais, à quoi je me résous. 860

Si ma gloire à Léon me défend de me rendre,

De tout autre que lui l'amour sait me défendre.

Qu'il est fort cet amour! sauve-m'en, si tu peux;

Vois Léon, parle-lui, dérobe-moi ses vœux:

M'en faire un prompt larcin, c'est me rendre un service

Qui saura m'arracher des bords du précipice.

Je le crains, je me crains, s'il n'engage sa foi,

Et je suis trop à lui tant qu'il est tout à moi.

Sens-tu d'un tel effort ton amitié capable?

Ce héros n'a-t-il rien qui te paroisse aimable? 870

Au pouvoir de tes yeux j'unirai mon pouvoir:

Parle, que résous-tu de faire?

JUSTINE.

Mon devoir.

Je sors d'un sang, Madame, à me rendre assez vaine

Pour attendre un époux d'une main souveraine,

Et n'ayant point d'amour que pour ma liberté,875

S'il la faut immoler à votre sûreté,

J'oserai.... Mais voici ce cher Léon, Madame;

Voulez-vous....

PULCHÉRIE.

Laisse-moi consulter mieux mon âme;

Je ne sais pas encor trop bien ce que je veux:

Attends un nouvel ordre, et suspends tous tes vœux. 880

SCÈNE III.

PULCHÉRIE, LÉON, JUSTINE.

PULCHÉRIE.

Seigneur, qui vous ramène? est-ce l'impatience

D'ajouter à mes maux ceux de votre présence,

De livrer tout mon cœur à de nouveaux combats;

Et souffré-je trop peu quand je ne vous vois pas?

LÉON.

Je viens savoir mon sort.

PULCHÉRIE.

N'en soyez point en doute;885

Je vous aime et nous plains [396]: c'est là me peindre toute,

C'est tout ce que je sens; et si votre amitié

Sentoit pour mes malheurs quelque trait de pitié,

Elle m'épargneroit cette fatale vue,

Qui me perd, m'assassine, et vous-même vous tue. 890

LÉON.

Vous m'aimez, dites-vous?

PULCHÉRIE.

Plus que jamais.

LÉON.

Hélas!

Je souffrirois bien moins si vous ne m'aimiez pas.

Pourquoi m'aimer encor seulement pour me plaindre?

PULCHÉRIE.

Comment cacher un feu que je ne puis éteindre?

LÉON.

Vous l'étouffez du moins sous l'orgueil scrupuleux 895

Qui fait seul tous les maux dont nous mourons tous deux.

Ne vous en plaignez point, le vôtre est volontaire:

Vous n'avez que celui qu'il vous plaît de vous faire;

Et ce n'est pas pour être aux termes d'en mourir

Que d'en pouvoir guérir dès qu'on s'en veut guérir. 900

PULCHÉRIE.

Moi seule je me fais les maux dont je soupire!

A-ce été sous mon nom que j'ai brigué l'empire?

Ai-je employé mes soins, mes amis, que pour vous?

Ai-je cherché par là qu'à vous voir mon époux?

Quoi? votre déférence à mes efforts s'oppose! 905

Elle rompt mes projets, et seule j'en suis cause!

M'avoir fait obtenir plus qu'il ne m'étoit dû,

C'est ce qui m'a perdue, et qui vous a perdu.

Si vous m'aimiez, Seigneur, vous me deviez mieux croire,

Ne pas intéresser mon devoir et ma gloire: 910

Ce sont deux ennemis que vous nous avez faits,

Et que tout notre amour n'apaisera jamais.

Vous m'accablez en vain de soupirs, de tendresse;

En vain mon triste cœur en vos maux s'intéresse,

Et vous rend, en faveur de nos communs desirs, 915

Tendresse pour tendresse, et soupirs pour soupirs:

Lorsqu'à des feux si beaux je rends cette justice,

C'est l'amante qui parle; oyez l'impératrice.

Ce titre est votre ouvrage, et vous me l'avez dit:

D'un service si grand votre espoir s'applaudit, 920

Et s'est fait en aveugle un obstacle invincible,

Quand il a cru se faire un succès infaillible.

Appuyé de mes soins, assuré de mon cœur,

Il falloit m'apporter la main d'un empereur,

M'élever jusqu'à vous en heureuse sujette: 925

Ma joie étoit entière, et ma gloire parfaite;

Mais puis-je avec ce nom même chose pour vous?

Il faut nommer un maître, et choisir un époux:

C'est la loi qu'on m'impose, ou plutôt c'est la peine

Qu'on attache aux douceurs de me voir souveraine. 930

Je sais que le sénat, d'une commune voix,

Me laisse avec respect la liberté du choix;

Mais il attend de moi celui du plus grand homme

Qui respire aujourd'hui dans l'une et l'autre Rome:

Vous l'êtes, j'en suis sûre, et toutefois, hélas! 935

Un jour on le croira, mais....

LÉON.

On ne le croit pas,

Madame: il faut encor du temps et des services;

Il y faut du destin quelques heureux caprices,

Et que la renommée, instruite en ma faveur,

Séduisant l'univers, impose à ce grand cœur. 940

Cependant admirez comme un amant se flatte:

J'avois cru votre gloire un peu moins délicate;

J'avois cru mieux répondre à ce que je vous doi

En tenant tout de vous, qu'en vous l'offrant en moi;

Et qu'auprès d'un objet que l'amour sollicite, 945

Ce même amour pour moi tiendroit lieu de mérite.

PULCHÉRIE.

Oui; mais le tiendra-t-il auprès de l'univers,

Qui sur un si grand choix tient tous ses yeux ouverts?

Peut-être le sénat n'ose encor vous élire,

Et si je m'y hasarde, osera m'en dédire; 950

Peut-être qu'il s'apprête à faire ailleurs sa cour

Du honteux désaveu qu'il garde à notre amour;

Car ne nous flattons point, ma gloire inexorable

Me doit au plus illustre, et non au plus aimable;

Et plus ce rang m'élève, et plus sa dignité 955

M'en fait avec hauteur une nécessité.

LÉON.

Rabattez ces hauteurs où tout le cœur s'oppose,

Madame, et pour tous deux hasardez quelque chose:

Tant d'orgueil et d'amour ne s'accordent pas bien;

Et c'est ne point aimer que ne hasarder rien. 960

PULCHÉRIE.

S'il n'y faut que mon sang, je veux bien vous en croire;

Mais c'est trop hasarder qu'y hasarder ma gloire;

Et plus je ferme l'œil aux périls que j'y cours,

Plus je vois que c'est trop qu'y hasarder vos jours.

Ah! si la voix publique enfloit votre espérance 965

Jusqu'à me demander pour vous la préférence,

Si des noms que la gloire à l'envi me produit

Le plus cher à mon cœur faisoit le plus de bruit,

Qu'aisément à ce bruit on me verroit souscrire,

Et remettre en vos mains ma personne et l'empire! 970

Mais l'empire vous fait trop d'illustres jaloux:

Dans le fond de ce cœur je vous préfère à tous;

Vous passez les plus grands, mais ils sont plus en vue.

Vos vertus n'ont point eu toute leur étendue;

Et le monde, ébloui par des noms trop fameux, 975

N'ose espérer de vous ce qu'il présume d'eux.

Vous aimez, vous plaisez: c'est tout auprès des femmes;

C'est par là qu'on surprend, qu'on enlève leurs âmes;

Mais pour remplir [397] un trône et s'y faire estimer,

Ce n'est pas tout, Seigneur, que de plaire et d'aimer.980

La plus ferme couronne est bientôt ébranlée,

Quand un effort d'amour semble l'avoir volée;

Et pour garder [398] un rang si cher à nos desirs,

Il faut un plus grand art que celui des soupirs.

Ne vous abaissez pas à la honte des larmes: 985

Contre un devoir si fort ce sont de foibles armes;

Et si de tels secours vous couronnoient ailleurs,

J'aurois pitié d'un sceptre acheté par des pleurs.

LÉON.

Ah! Madame, aviez-vous de si fières pensées,

Quand vos bontés pour moi se sont intéressées? 990

Me disiez-vous alors que le gouvernement

Demandoit un autre art que celui d'un amant?

Si le sénat eût joint ses suffrages aux vôtres,

J'en aurois paru digne autant ou plus qu'un autre:

Ce grand art de régner eût suivi tant de voix; 995

Et vous-même....

PULCHÉRIE.

Oui, Seigneur, j'aurois suivi ce choix.

Sûre que le sénat, jaloux de son suffrage,

Contre tout l'univers maintiendroit son ouvrage.

Tel contre vous et moi s'osera révolter,

Qui contre un si grand corps craindroit de s'emporter,1000

Et méprisant en moi ce que l'amour m'inspire,

Respecteroit en lui le démon [399] de l'empire.

LÉON.

Mais l'offre qu'il vous fait d'en croire tous vos vœux....

PULCHÉRIE.

N'est qu'un refus moins rude et plus respectueux.

LÉON.

Quelles illusions de gloire chimérique,1005

Quels farouches égards de dure politique,

Dans ce cœur tout à moi, mais qu'en vain j'ai charmé,

Me font le plus aimable et le moins estimé?

PULCHÉRIE.

Arrêtez: mon amour ne vient que de l'estime.

Je vous vois un grand cœur, une vertu sublime [400], 1010

Une âme, une valeur digne [401] de mes aïeux;

Et si tout le sénat avoit les mêmes yeux....

LÉON.

Laissons là le sénat, et m'apprenez, de grâce,

Madame, à quel heureux je dois quitter la place,

Qui je dois imiter pour obtenir un jour 1015

D'un orgueil souverain le prix d'un juste amour.

PULCHÉRIE.

J'aurai peine à choisir; choisissez-le vous-même,

Cet heureux, et nommez qui vous voulez que j'aime;

Mais vous souffrez assez, sans devenir jaloux.

J'aime; et si ce grand choix ne peut tomber sur vous, 1020

Aucun autre du moins, quelque ordre qu'on m'en donne,

Ne se verra jamais maître de ma personne [402]:

Je le jure en vos mains, et j'y laisse mon cœur.

N'attendez rien de plus, à moins d'être empereur;

Mais j'entends empereur comme vous devez l'être, 1025

Par le choix d'un sénat qui vous prenne pour maître,

Qui d'un État si grand vous fasse le soutien,

Et d'un commun suffrage autorise le mien.

Je le fais rassembler exprès pour vous élire,

Ou me laisser moi seule à gouverner l'empire, 1030

Et ne plus m'asservir à ce dangereux choix,

S'il ne me veut pour vous donner toutes ses voix.

Adieu, Seigneur: je crains de n'être plus maîtresse

De ce que vos regards m'inspirent de foiblesse,

Et que ma peine, égale à votre déplaisir, 1035

Ne coûte à mon amour quelque indigne soupir.

SCÈNE IV.

LÉON, JUSTINE.

LÉON.

C'est trop de retenue, il est temps que j'éclate:

Je ne l'ai point nommée ambitieuse, ingrate;

Mais le sujet enfin va céder à l'amant,

Et l'excès du respect au juste emportement. 1040

Dites-le-moi, Madame: a-t-on vu perfidie

Plus noire au fond de l'âme, au dehors plus hardie?

A-t-on vu plus d'étude attacher la raison

A l'indigne secours de tant de trahison?

Loin d'en baisser les yeux, l'orgueilleuse en fait gloire; 1045

Elle nous l'ose peindre en illustre victoire.

L'honneur et le devoir eux seuls la font agir!

Et m'étant plus fidèle, elle auroit à rougir!

JUSTINE.

La gêne qu'elle en souffre égale bien la vôtre:

Pour vous, elle renonce à choisir aucun autre;1050

Elle-même en vos mains en a fait le serment.

LÉON.

Illusion nouvelle, et pur amusement!

Il n'est, Madame, il n'est que trop de conjonctures

Où les nouveaux serments sont de nouveaux parjures.

Qui sait l'art de régner les rompt avec éclat, 1055

Et ne manque jamais de cent raisons d'État.

JUSTINE.

Mais si vous la piquiez d'un peu de jalousie [403],

Seigneur, si vous brouilliez par là sa fantaisie,

Son amour mal éteint pourroit vous rappeler,

Et sa gloire auroit peine à vous laisser aller. 1060

LÉON.

Me soupçonneriez-vous d'avoir l'âme assez basse

Pour employer la feinte à tromper ma disgrâce?

Je suis jeune, et j'en fais trop mal ici ma cour

Pour joindre à ce défaut un faux éclat d'amour.

JUSTINE.

L'agréable défaut, Seigneur, que la jeunesse! 1065

Et que de vos jaloux l'importune sagesse,

Toute fière qu'elle est, le voudroit racheter

De tout ce qu'elle croit et croira mériter!

Mais si feindre en amour à vos yeux est un crime,

Portez sans feinte ailleurs votre plus tendre estime: 1070

Punissez tant d'orgueil par de justes dédains,

Et mettez votre cœur en de plus sûres mains.

LÉON.

Vous voyez qu'à son rang elle me sacrifie,

Madame, et vous voulez que je la justifie!

Qu'après tous les mépris qu'elle montre pour moi, 1075

Je lui prête un exemple à me voler sa foi!

JUSTINE.

Aimez, à cela près, et sans vous mettre en peine

Si c'est justifier ou punir l'inhumaine;

Songez que si vos vœux en étoient mal reçus,

On pourroit avec joie accepter ses refus. 1080

L'honneur qu'on se feroit à vous détacher d'elle

Rendroit cette conquête et plus noble et plus belle.

Plus il faut de mérite à vous rendre inconstant,

Plus en auroit de gloire un cœur qui vous attend;

Car peut-être en est-il que la princesse même 1085

Condamne à vous aimer dès que vous direz: «J'aime.»

Adieu: c'en est assez pour la première fois.

LÉON.

O ciel, délivre-moi du trouble où tu me vois!

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